Syrie, l’impossible jeu des puissants

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Bertrand Badie, Sciences Po – USPC

Il y aurait bien des raisons de se réjouir de l’accord conclu le 9 septembre dernier entre Russes et Américains sur la Syrie. Hélas, face à des conflits comme ceux qui sévissent en Mésopotamie, une colombe ne suffit pas à annoncer la paix.

On peut pourtant parler de colombe et on aurait tort de faire la fine bouche : cet accord, bancal et fragile, est méritoire, même utile, de bien des points de vue. D’abord, parce qu’il montre que la diplomatie n’est pas morte. Examinons ce curieux paradoxe : on négocie moins depuis 1989 que durant la période bipolaire ou même celle de la Guerre froide. Mis de côté le secteur commercial, transiger rimait, ces derniers temps, avec déroger : la « superpuissance » que d’aucuns voyaient même en « hyperpuissance » imposait d’abord son irrésistible loi et ne regardait qu’après ce que les autres pouvaient en penser. Les interventions militaires qui en dérivaient et qui se multipliaient se distinguaient justement par le refus de négocier, à l’instar du gendarme qui ne doit aucune concession au malfrat.

L’échec fut total et il fallut la lucidité d’Obama pour reprendre, à propos de l’Iran et de la Syrie, les chemins d’une diplomatie qu’on croyait presque éteinte à jamais. Il est bon qu’on s’en souvienne : la diplomatie est une technique heureuse pour gérer les différends quand ils existent, elle est là pour prendre en charge les situations de tension, certainement pas pour distribuer les raisons ou les torts.

Le « petit frère » a gagné son autonomie

Il a fallu pour cela tout réinventer : on ne négocie pas aujourd’hui avec la Russie comme on le faisait jadis avec l’URSS. Le langage du bord du gouffre, la dissuasion nucléaire, le jeu campiste ou la froide connivence n’ont plus grand sens. Il faut trouver des formes nouvelles dans un monde où, de surcroît, les « grandes puissances » n’ont plus le même ascendant sur des protégés qu’on n’ose plus tenir cyniquement pour de simples clients : l’autonomie gagnée par le « petit frère » ne permet plus de décider pour lui.

Négocier avec succès veut dire plus modestement « créer les conditions favorables à un apaisement du conflit ». Le langage n’est plus le même et désormais les « Grands » d’hier doivent mesurer leur rôle de manière infiniment plus humble : « exercer leur influence », « favoriser la mise en place de corridors humanitaires », concevoir une alliance stratégique « nécessairement limitée » si dure le cessez-le-feu.

Ce n’est pas rien : amorcée en décembre dernier par un premier vote au Conseil de Sécurité, la démarche est la seule, depuis 2011, à avoir fait avancer, même de quelques millimètres, la cause de la paix dans la région. Peut-être est-ce là l’esquisse du nouvel itinéraire des vieilles puissances traditionnelles dans les maquis renouvelés de la mondialisation. L’Europe – et la France en particulier – pourraient s’en inspirer, elles qui, en entrant dans le conflit par un jeu de préalables cassant tout espoir de négociation, se condamnent à un surplace peu glorieux. Il est fini le temps où on parlait à la place de « l’autre »…

L’Ours mieux doté que l’Aigle

L’initiative revêt un certain courage, clairement incarné par le duo Obama-Kerry, d’autant que les États-Unis récoltent ici le prix de leur témérité passée, allant à la négociation avec de très mauvaises cartes, là où leur partenaire a de très bons atouts. Washington n’a pas d’alliés dans la région, hors des amis de façade qui jouent leur propre jeu ; il a un passé interventionniste qui le bloque dans ses élans et une réputation régionale pour le moins ambiguë héritée de son soutien indéfectible à Israël.

John Kerry et Sergueï Lavrov, ici en 2013.
United States Mission Geneva/Flickr, CC BY-ND

La Russie a, au contraire, de vrais alliés et un jeu d’intervention beaucoup plus pragmatique. Dans le grand marchandage, l’Ours a beaucoup plus à apporter que l’Aigle, paramètre sensible quand on sait que l’asymétrie en matière de négociation est la pire des choses. Le jeu pragmatique américain n’a pourtant rien de naïf ; il correspond au contraire à un optimum habilement atteint : lier au maximum son partenaire par un jeu d’accords qui, sans le paralyser, l’entrave un tant soit peu.

La finale se jouera avec Daech

La colombe reste cependant sur la branche. Il en faudrait beaucoup plus pour qu’elle prenne son envol. D’abord, une participation réelle des acteurs régionaux, rétifs à ce tête-à-tête un peu archaïque : que feront l’Iran ou la Turquie face à leur marginalisation diplomatique ? Ensuite une adhésion active des acteurs locaux du conflit qui ne sont plus les sous-lieutenants d’autrefois et dont la propension à négocier est affaiblie pour des raisons opposées.

Du côté de l’opposition dite « modérée », le sentiment que cinq ans de guerre méritent plus qu’un compromis ouvrant la voie à une quasi-continuité ; en face, la conviction qu’une action militaire prolongée finira par avoir raison du soulèvement. Au contraire des guerres interétatiques, les guerres civiles nourrissent l’idée que négocier conduit purement et simplement à la disparition du vaincu. Surtout que, ne l’oublions pas, il ne s’agit que de la demi-finale… La finale se jouera avec Daech, adversaire avec lequel la négociation reste simplement inimaginable.

John Kerry et Sergeï Lavrov devaient, en négociant, penser au bon temps passé : mais la marque du passé est précisément la péremption. Mieux que les incantations, les nostalgies ou l’offensive des don Quichotte, l’invention d’une nouvelle diplomatie tournée vers les sociétés locales est plus que jamais nécessaire.

Bertrand Badie, Professeur de Sciences politiques, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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