Najib Fayad a bien voulu répondre à nos questions. En 1981, après avoir été nommé à la tête du Groupe Gamma, il l’a transformé en think-tank, le premier du Liban. Le Groupe Gamma a alors préparé le projet d’ « État de l’an 2000 », une vision stratégique pour le Liban sur tous les plans : politique, économique, financier, etc. Il a par la suite fait carrière dans l’industrie du jouet, d’abord au Liban puis à la tête de la stratégie internationale de sociétés américaines, britanniques et françaises, développant leurs activités en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Afrique et n’hésitant pas à entrer sur les marchés russe et chinois avant même leurs ouvertures. Il a ainsi remporté de grands succès ayant fait sa renommée internationale dans cette industrie. Il a d’ailleurs été décoré par la France de l’Audace Créatrice. 

Libnanews : Comment est-ce qu’on en est arrivé là ?

Najib Fayad : Le Liban fait face à une dette colossale : plus de 92 milliards de dollars (fin 2019). Les réserves en devises de la Banque du Liban (BDL) ont été dilapidées : elles ne sont plus que de 20 milliards de dollars. Le gouverneur de la BDL et la plupart des gouvernements successifs ont cherché à préserver une parité fixe entre le dollar et la livre (« peg ») pourtant illogique, insoutenable et destructrice. Illogique car les États-Unis ne sont ni les premiers clients ni les premiers fournisseurs du Liban. Insoutenable car cette parité fixe repose sur des emprunts auprès d’investisseurs étrangers et de banques libanaises (et donc d’épargnants libanais et étrangers) à des taux d’intérêts élevés voire usuriers repayés par de nouveaux emprunts auprès d’investisseurs étrangers et de banques libanaises à des taux similaires, créant ainsi un système de Ponzi et un service de la dette conséquent. Destructrice car une livre trop forte et de tels taux empêchent les investissements dans les secteurs productifs – comme l’agriculture et l’industrie – et innovants – comme le digital –, favorisent les importations au détriment de la production et des exportations et étouffent l’économie par le service de la dette. 

Libnanews : Pourquoi avoir fait cela ? Est-ce un problème ?

Najib Fayad : Ce système a été mis en place pour financer l’État. Or, l’État est entre les mains de politiciens pour la plupart corrompus refusant de réformer le modèle économique en réduisant les déficits (budgétaire et commercial). 

Libnanews : Pourquoi est-ce que les banques ont accepté cela tout en connaissant le problème et en ne voyant pas d’amélioration ?

Najib Fayad : Le système a permis aux banques de dégager d’énormes profits et d’offrir d’importants dividendes aux actionnaires et de très bonnes rémunérations aux avocats, consultants et membres de Conseils d’administration de banques. Or, un grand nombre d’entre eux sont des politiciens, ce qui a poussé toutes les banques étrangères à quitter le Liban et désintéressé de potentiels investisseurs étrangers. Les banques ont financé l’État en connaissance de cause. Il y a de nombreux conflits d’intérêts.

Libnanews : Et la Syrie ?

Najib Fayad : Occupant le Liban jusqu’en 2005, la Syrie a imposé à notre pays ces politiciens et un traité déséquilibré. La croissance économique du Liban est à l’arrêt depuis le début de la guerre en Syrie et l’arrivée de réfugiés syriens, bien plus que ce que notre pays peut supporter. Dernièrement les dollars des Libanais mais aussi les produits pétroliers et le blé que l’État libanais a acheté ont même transité en Syrie pour sauver de la faillite le régime en place dont la monnaie se déprécie également. Il faut contrôler les frontières. Sans plus tarder, les réfugiés syriens devenus immigrés économiques doivent retourner dans leur pays. J’aimerai ajouter quelque chose : les politiciens ne règlent pas les problèmes et ceux-ci s’accumulent. Personne ne dit la vérité aux Libanais. Le premier problème, celui qui a causé la guerre, c’est la présence palestinienne au Liban. Il n’a pas été réglé. Certains veulent imposer au Liban leur implantation alors que nous sommes peut-être à la veille de l’annexion par Israël de la Cisjordanie ce qui rendra impossible la création d’un véritable état palestinien. Pourquoi ne pas exiger de l’Autorité nationale palestinienne qu’elle délivre des passeports aux réfugiés palestiniens afin de leur permettre d’émigrer ? Pourquoi est-ce qu’après 33 ans, la décision du Parlement libanais d’annuler l’accord du Caire n’a pas été appliquée ? Cette décision interdit l’armement palestinien au Liban à l’extérieur et à l’intérieur des camps. Le Hezbollah a un problème et a besoin d’aide pour le régler : comment intégrer ses combattants présents aujourd’hui au Liban, en Syrie et en Irak dans la vie civile, dans la société voire dans l’armée libanaise ? Il faut discuter pour régler ce problème avant qu’il devienne ingérable pour le Liban mais aussi pour le Hezbollah lui-même car il fait face à des difficultés financières. 

Libnanews : Pourquoi avoir suspendu le paiement des Eurobonds ?

Najib Fayad : Cette décision a été prise pour subvenir aux besoins de la population : blé, produits pétroliers, électricité, médicaments, etc. 

Libnanews : Peut-on éviter un « haircut » ?

Najib Fayad : Le « haircut » a déjà eu lieu : chaque jour, la livre se déprécie et l’argent et l’épargne des Libanais perdent de la valeur. Dans le même temps, leur argent est rationné par les banques qui interdisent aux Libanais d’en disposer librement (« capital control ») y compris pour aider les jeunes et les personnes âgées. Le seuil de pauvreté concernait un tiers des Libanais avant le 17 octobre 2019, plus de la moitié d’entre eux aujourd’hui et les trois-quarts d’ici la fin de l’année. 

Libnanews : A-t-on besoin de l’aide du FMI ?

Najib Fayad : L’aide du Fonds monétaire international est indispensable. Il faut accélérer le rythme des négociations. Le déblocage des fonds de la CEDRE (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises) est lié à l’aide du FMI. Ce dernier a accepté le plan du gouvernement (préparé avec Lazard par Alain Bifani le directeur général démissionnaire du ministère des Finances, ses équipes et ses conseillers) comme base de négociations et estime les pertes à un montant semblable. 

Libnanews : Comment l’obtenir ?

Najib Fayad : Elle est conditionnée à des réformes (notamment du secteur énergétique, ce qui signifie l’élimination de la mafia des générateurs), à la restructuration du système bancaire, au changement de modèle économique afin qu’il repose sur les secteurs productifs et innovants (délaissés pendant près de trente ans en raison d’une économie rentière reposant sur des taux d’intérêts trop élevés, parfois usuriers, favorisant l’épargne et décourageant l’investissement) pour équilibrer la balance commerciale (réduire les importations, favoriser la production et augmenter les exportations) et à la libéralisation de l’économie (fin des monopoles et des agences exclusives), bref à la fin du capitalisme de connivence (qui a conduit le pays à la faillite) et des conflits d’intérêts des milieux politico-financiers, ce qu’on appelle le « parti des Banques ».

Libnanews : Que faut-il faire ?

Najib Fayad : Comme le prévoit le plan du gouvernement, il faut restructurer le secteur bancaire. Dans un système capitaliste d’économie libre et non un capitalisme de connivence avec des monopoles et des conflits d’intérêts, c’est aux investisseurs, c’est-à-dire aux actionnaires des banques, de couvrir les pertes (augmentation du capital « capital increase », utilisation du capital existant « wipe-out » ou « write-off » et reversement d’une partie des dividendes perçus toutes ces années grâce au système en place qui a fait disparaitre les économies des gens) et non de se renflouer en ponctionnant de l’argent qui ne leur appartient pas (les dépôts des gens dans leurs banques ou encore les impôts des gens entre les mains de l’État). Attirés par des taux d’intérêt pouvant leur procurer d’importants profits (et à leurs actionnaires des dividendes), les banques (et leurs actionnaires) ont choisi d’investir l’essentiel de l’argent des déposants dans la dette libanaise sans exiger en contrepartie des réformes et la réduction du déficit budgétaire et du déficit commercial. Il est donc normal que ce soient elles et non les déposants, qui assument les pertes dues à cette politique qu’elles ont financées en prêtant sans conditions l’argent que leurs clients leur ont confié et qu’elles ont la responsabilité de protéger. S’il faut que certains contribuent par un « bail-in », c’est-à-dire une conversion forcée en instruments de capital, cela ne doit concerner que le millier de déposants les plus riches – ayant plus de 10 millions de dollars – : les seigneurs de guerre, des politiciens et autres personnages (comme des actionnaires de banques) qui ont reçu ou accordé des pots-de-vin, détourné des fonds publics ou procédé à des trafics illicites, ou reçu des intérêts à taux usuriers. 

Libnanews : N’y a-t-il pas une autre solution, un plan alternatif, un « plan B », le plan de l’Association des Banques du Liban (ABL) qui aurait été préparé le gouverneur de la BDL ?

Najib Fayad : Les pertes ne doivent pas être épongées par la vente de l’or de la BDL, des actifs immobiliers de l’État et de la façade maritime du pays aux riches Libanais et aux étrangers. Les Libanais refusent une dévaluation substantielle et permanente des dépôts en dollars et une très longue période de contrôle des capitaux touchant tous les déposants. Ceux-ci ne devraient pas supporter les pertes causées par une politique financière, bancaire et monétaire qu’ils n’ont pas choisie. Toucher à l’or de la BDL, aux actifs immobiliers de l’État et à la façade maritime du pays serait un braquage commis par et au profit des seigneurs de guerre pour payer leurs miliciens, de politiciens ayant des conflits d’intérêts et autres personnages, ceux-là même qui adoptent une approche comptable rejetée par le FMI car dissimulant d’importantes pertes. Comment est-ce que la BDL a acquis son or et l’État ses actifs immobiliers ? Avec les impôts des Libanais ! De quel droit, ceux-ci seraient vendus ? Les politiciens et les banques prétendent représenter les Libanais mais oublient que l’État ce sont les Libanais, que son argent ce sont leurs impôts et que donc son or et ses actifs immobiliers ont été acquis grâce à leurs impôts, c’est-à-dire leur argent. Les Libanais ont donc le droit de leur dire : « non, vous n’avez pas le droit de toucher aux réserves d’or de la BDL et aux actifs immobiliers de l’État ! ». Quant à la façade maritime du pays, elle appartient au Liban, bon-sang ! Pas à quelques-uns, Libanais ou étrangers. « Non, la façade maritime du pays ne vous sera pas cédée ! ». Non, vous ne pouvez pas représenter à la fois les Libanais et vos propres intérêts. 

Libnanews : Comment récupérer les fonds volés ?

Najib Fayad : Il est primordial qu’un auditeur juricomptable (« forensic auditor ») et non un simple auditeur analyse les comptes de la BDL et de tous les ministères afin de retracer toutes les transactions et leurs détails depuis la fin de la guerre et ainsi détecter toute transaction douteuse (fraude, malversation, trafic illicite, pot-de-vin, etc.) et de comprendre ce qui a été fait et la validité de chaque mesure (comme par exemple les « bails-out », c’est-à-dire les renflouements). La juricomptabilité (« forensic auditing ») permet de recouvrir les fonds volés. Les Libanais exigent de savoir où est parti leur argent et dans quelles poches il se trouve. Un État ne peut être fort s’il est dilapidé de ses fonds, de ses acquis, de ses richesses et de ses actifs. Ceux qui veulent le dilapider ne veulent pd’un État. Le Liban a besoin d’un nouveau contrat social entre un vrai État et de vrais citoyens. 

Najib Fayad est né en 1960 à Baabda. Il est diplômé d’un MBA du Centre supérieur d’Études Commerciales-Institut Supérieur des Études Commerciales CEC-ISEC (connu sous le nom de “Centre belge”) et de la faculté des affaires et des sciences commerciales de l’Université du Saint-Esprit de Kaslik (USEK).

Lorsque la guerre éclate en 1975, Najib Fayad n’a que 15 ans mais rejoint le Tanzim pour défendre le Liban. Les combattants du Tanzim sont alors entraînés par des officiers chrétiens de l’armée comme le général Michel Aoun. Najib Fayad adhère alors aux idées de Charles Malek, Said Akl, Alfred Murr et May Murr, de l’Ordre libanais maronite de l’abbé Charbel Kassis et de la Ligue maronite de Chaker Abou Sleiman. Il est alors en charge de défendre le front sur la ligne de demarcation au niveau du Musée National, Badaro et Furn el-Chebak. Surnommé “Bull” par les “chabeb” (jeunes combattants), il participe aussi à de célèbres batailles comme Tell el-Zaatar (bataille dans laquelle le général Michel Aoun a joué un rôle primordial) et Zahlé. Il est l’un des premiers à rejoindre les Forces libanaises (FL) de Bachir Gemayel. Après la bataille de Zahlé, Bachir Gemayel le nomme à la tête du Groupe Gamma. Najib Fayad transforme alors le Groupe Gamma en un véritable think-tank et gouvernement de spécialistes et de l’ombre qui rédige le projet présidentiel de Bachir Gemayel dans tous les domaines. Aux côtés de l’ancien chef des FL Fouad Abou Nader, des anciens du Tanzim qui ont fondé le Bureau central de coordination nationale (BCCN) et du capitaine Yammine (martyr du 13 octobre 1990), il participe aux manifestations à Baabda en faveur du cabinet militaire dirigé par le général Michel Aoun et contre l’accord de Taëf et l’occupation syrienne. Il a fait carrière dans l’industrie du jouet, à la tête de la stratégie internationale de sociétés américaines, britanniques et surtout françaises ainsi que leur développement, n’hésitant pas à entrer sur les marchés russe et chinois avant leur ouverture et remportant ainsi de gros succès ayant fait sa renommée internationale dans l’industrie. Il passe la moitié de son temps à parcourir le monde. Il a été décoré de l’Audace Créatrice par le Président français Jacques Chirac et remporte régulièrement le prix annuel du jouet français. Site internet (en anglais) : www.najibfayad.com.