Le Dimanche  29 mai, la France et l’Allemagne célébraient côte à côte, à Douaumont, le centenaire de la bataille de Verdun (21 février -19 décembre 1916 :700 000 victimes dont 300 000 morts) devant le monument ossuaire (130 000 morts inconnus, soldats  français et allemands mélangés) et le cimetière (16 000 stèles funéraires).Ce fut l’occasion de se souvenir et d’envoyer des messages culturels et politiques forts, pour consolider l’entente fraternelle Franco –Allemande, au sein de l’Europe.

Ce fut à ce même endroit, que 32 ans auparavant (22 septembre 1984), devant un catafalque placé à l’entrée, que le président  François Mitterrand saisit de sa main gauche la main droite du chancelier Kohl (un instant surpris), pour écouter la Marseillaise, après avoir écouté l’hymne Allemand .C’est toujours aujourd’hui, un des gestes les plus symboliques et les plus éloquents, de la réconciliation Franco-Allemande. Cette poignée de main et ce contact physique, entre les deux dirigeants à cet instant précis,  avaient suscité un émoi  planétaire. Une émotion qui ressurgit, dès qu’on a la photo devant les yeux et qui s’est gravée, dans la mémoire des peuples. Il y a  parfois des phrases et des gestes, qui soudain rachètent et transcendent l’Histoire.

La symbolique cette année, de faire courir des hordes désordonnées d’enfants insouciants, dans les allées du cimetière n’a pas produit le même effet, ni la même unanimité et est demeurée sujette à interprétation subjective voire polémique. C’était certes, une affirmation de la vie qui continue mais pouvait être perçue, comme un oubli ou une banalisation de l’Histoire, dans un lieu empreint de gravité et de solennité. L’espace rituel  des morts, dans nos cultures monothéistes, demeure  un espace préservé.

Le même jour, la Turquie célébrait, en grande pompe et avec d’immenses moyens pyrotechniques à Istanbul,  la chute de Constantinople ,le mardi 29 mai 1453(563 ans).Le président Erdogan de plus en plus nationaliste, populiste et autoritaire, a assisté à un concert, donné par un orchestre militaire ottoman(en tenue ottomane ) ,composé de 563 musiciens.

La veille, des milliers de fidèles musulmans avaient demandé, à pouvoir prier à nouveau, à l’intérieur de la basilique Sainte Sophie (dédiée au Christ, la Sainte Sagesse), monument emblématique datant du 6ème siècle (537) et où furent couronnés, tous les empereurs byzantins jusqu’en 1453, transformé en mosquée depuis la chute de la ville  puis en musée en 1934, par Mustapha Kemal  Atatürk (le père des Turcs), fondateur de la Turquie moderne (29 octobre 1923).

Le président Erdogan est en train de renier petit à petit, l’héritage kémaliste (laïcité, égalité de la femme…), pour revenir à l’héritage de l’empire ottoman (1299-1923).Il instrumentalise la culture ,de manière idéologique, pour établir son emprise psychologique et affective,  sur son pays, attiser le rejet de l’Occident (notamment de l’Europe) et renforcer, le sentiment de fierté nationale.

Le message est certes habile politiquement mais pourrait rapidement, devenir conflictuel car il se situe délibérément, dans le rapport de force et la provocation, entraînant une violence émotionnelle, surgie des faits historiques et puisant ses racines, dans l’exaltation d’un fait militaire (conquête).Erdogan en néo sultan, dresse et rassemble son peuple contre le monde extérieur, tout en verrouillant les libertés individuelles (notamment la liberté d’expression) à l’intérieur.

Certes cette logique peut entraîner, une forte mobilisation  dans un premier temps (il promet de hisser  l’économie turque en l’une des dix plus puissantes au monde) mais pourrait, très rapidement se transformer, en hostilité et en rejet. La Turquie est prise entre les deux tendances, celle de l’ouverture inaboutie et bloquée  et celle du repli périlleux et risqué.

 Toutefois le fait d’utiliser Sainte Sophie, à des fins culturelles idéologiques, relève d’un archaïsme pathétique et révoltant. Constantinople (fondée en 330 par Constantin, premier empereur Romain converti au christianisme) fut durant presqu’un millénaire (395-1453), capitale de l’empire romain d’Orient. Elle symbolise, soit le lieu privilégié de liens et  rencontres culturelles entre l’Orient et l’Occident, soit l’espace irrémédiable de rupture et de confrontation.

 Le président Erdogan en niant le passé de la ville et en l’instrumentalisant, rétablit un rapport de déni sinon de dénigrement, à l’instar des dirigeants israéliens, qui essaient de récupérer idéologiquement l’esplanade des mosquées à Jérusalem , au dessus du mur  des lamentations, afin de permettre aux fidèles juifs, de prier sur l’emplacement du temple de Salomon, détruit par les Babyloniens (587 avant JC). Ce qui ne manquera pas d’attiser, la haine et les conflits car s’attaquer, aux sanctuaires de l’autre, c’est le nier et le blesser, de manière irrémédiable, dans ce qu’il a de plus sacré.

 Certes nos cultures englobent divers  paramètres identitaires (paramètres d’Hérodote : la religion, la langue, les mœurs et la race) mais la religion, est doublement structurante car elle nous replonge, dans notre statut, d’êtres relatifs et mortels et tente, de nous proposer, une continuité transgénérationnelle et  des issues vers l’au-delà.

Au moment où  le président Hollande et la chancelière  Merkel à Douaumont, multipliaient les gestes de solidarité et d’apaisement, en s’inclinant devant leurs morts mélangés et en méditant, sur leur avenir commun , le président Erdogan se singularisait en faisant monter les enchères et en prenant pour cible, un symbole culturel qui devrait être sanctuarisé ,pour ne pas provoquer l’irrationnel et la violence émotionnelle des peuples .

Quels que soient les triomphes culturels, politiques, économiques, militaires, des uns  ou des autres et même si l’affirmation de son identité pour tout peuple  est tout à fait légitime, il faudrait préserver les symboles  d’autrui car sinon, c’est tout le ressentiment qui revient à la surface et les victimes risquent, de se métamorphoser en bourreaux et la souffrance, en frustration,  désir de  vengeance et  rejet.

Bahjat Rizk
Avocat à la cour, écrivain libanais, professeur universitaire, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO (depuis 1990) a représenté le Liban à de multiples conférences de l’UNESCO (décennie mondiale du développement culturel-patrimoine mondial

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