Liban : Des détenus à Tripoli auraient été torturés et soumis à des disparitions forcées

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Les civils ne doivent pas être traduits devant des juridictions militaires et les accusations infondées de terrorisme devraient être abandonnées

(Beyrouth) – Des membres de l’agence libanaise du renseignement militaire ont fait disparaître de force et auraient torturé des détenus qui avaient manifesté à Tripoli contre le confinement dû à la pandémie de Covid-19 et contre la détérioration des conditions économiques, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Ces individus ont à répondre d’accusations de terrorisme manifestement infondées devant des tribunaux militaires du pays, une procédure en soi inéquitable puisqu’en vertu du droit international, ces tribunaux ne devraient pas avoir compétence sur des civils.

Le 22 février 2021, le procureur militaire libanais a inculpé au moins 35 personnes, parmi lesquels au moins deux mineurs, d’actes de terrorisme, de formation d’associations criminelles et de vol de biens publics commis lors de manifestations dans la ville de Tripoli, située dans le nord du pays, au cours de la dernière semaine de janvier 2021. Ces individus font également face à d’autres chefs d’accusation, notamment l’usage de la force contre des membres des forces de sécurité, y compris des tentatives de meurtre, et de s’être livrés à des incendies criminels, à des actes de vandalisme et à des manifestations sans autorisation.

« Les autorités libanaises devraient répondre aux griefs légitimes des habitants de Tripoli, au lieu d’intensifier la répression à l’encontre d’une population qui lutte pour une existence digne », a déclaré Aya Majzoub, chercheuse sur le Liban et sur Bahreïn, auprès de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Le gouvernement doit répondre des disparitions forcées et de tout acte de torture perpétrés contre des détenus et renoncer à tous les chefs d’accusation de terrorisme infondées portés contre eux. »

Human Rights Watch s’est entretenu avec cinq manifestants détenus, les familles de cinq autres manifestants, deux avocats travaillant sur cette affaire, une source judiciaire et le commandant des forces de police, le général de division Imad Osman. L’armée n’a pas répondu aux sollicitations de Human Rights Watch. Les personnes interviewées ont indiqué que des violences avaient éclaté pendant les manifestations et que certains participants avaient lancé des cocktails Molotov sur les forces de sécurité et mis le feu à des bâtiments gouvernementaux. Les manifestations sont devenues violentes et certains participants ont lancé des cocktails Molotov. Mais les personnes interrogées ont déclaré que les accusés dans l’affaire de terrorisme n’avaient pas été impliqués dans des violences aussi graves, qu’aucune preuve d’une telle implication ne leur avait été présentée. Une femme a déclaré que son fils, alors âgé de 15 ans, avait été torturé pour qu’il avoue des crimes dont il était innocent.

Quatre des 35 personnes inculpées dans cette affaire se trouvent toujours en détention et 19 autres, dont des enfants, ont été remis en liberté. Les autorités ont refusé d’identifier les 12 autres accusés, invoquant le « secret » judiciaire lié aux enquêtes, ont confié à Human Rights Watch des avocats travaillant sur l’affaire. Ayman Raad, qui représente six des accusés, a déclaré que le juge d’instruction militaire lui avait dit que ceux-ci « sauront qu’ils sont inculpés lorsqu’ils seront convoqués pour un interrogatoire  ».

Les avocats ont déclaré que 19 personnes avaient été arrêtées à leur domicile, sur leur lieu de travail ou dans la rue, et quatre d’entre elles avaient été convoquées au ministère de la Défense. La plupart des personnes arrêtées ont fait l’objet d’une disparition forcée pendant des périodes comprises entre un et cinq jours dans des centres de la Direction du Renseignement de l’armée (DRA), selon les avocats. Ces derniers ont déclaré avoir cherché avec les familles à obtenir des informations à leur sujet dans les postes de police et les bureaux des services de renseignement dans la Plaine de la Bekaa et à Tripoli, où ils avaient été vus pour la dernière fois, mais les agences de sécurité ont nié avoir la moindre information à leur sujet.

« Il n’y a pas une personne ou un endroit où je ne suis pas allée m’enquérir », a déclaré la mère de Tarek Badawiyyeh, l’un des détenus, âgé de 28 ans. « Mais personne ne savait… Je pensais que quelqu’un l’avait peut-être passé à tabac ou tué, vous connaissez la situation dans le pays. Pendant trois jours, j’ai vécu un enfer. Je pensais que mon enfant était mort. »

Les disparitions forcées, lorsque les autorités de l’État détiennent une personne mais refusent ensuite de révéler son lieu de détention ou son sort, sont des crimes graves au regard du droit international et sont interdites à tout moment. Une interdiction qui comprend l’obligation d’enquêter sur les allégations de disparition forcée et de poursuivre en justice les responsables.

Tous les détenus, à l’exception des quatre qui avaient été convoqués au ministère de la Défense, ont été interrogés sans la présence d’un avocat, ont déclaré les avocats et leurs familles, en violation de l’article 47 du code de procédure pénale. Treize des détenus ont été questionnés par des officiers du renseignement militaire, ont indiqué les avocats, et deux par les Forces de sécurité intérieures (FSI), selon le Général de division Imad Osman. Human Rights Watch et d’autres organisations de défense des droits humains ont régulièrement documenté les violations de l’article 47, en particulier lors des interrogatoires conduits par le renseignement militaire.

Ali Hashem, âgé de 34 ans, a déclaré que des officiers de la branche du renseignement militaire de Chtoura l’avaient giflé et frappé alors qu’il avait les yeux bandés et qu’il était menotté, tout en l’insultant : « Ils m’ont dit : ‘‘Tu veux la liberté? Va te faire foutre’’.» Hashem a dit avoir décrit au juge d’instruction militaire la torture qu’il a subie.

Un autre ex-détenu a déclaré que des officiers du renseignement militaire l’avaient passé à tabac dans l’une de leurs centres et au ministère de la Défense. Au ministère, « ils m’ont menacé et ont commencé à me frapper et à me dire qu’ils voulaient me torturer pour que j’implique [un autre manifestant]. Ils ont dit ‘‘nous allons te mettre à la balançoire », une allusion au supplice consistant à suspendre une victime par les poignets attachés dans le dos. L’ex-détenu a déclaré au juge d’instruction militaire qu’il avait faussement impliqué un autre manifestant  en raison de la torture qui lui avait été infligée.

Un adolescent âgé de 15 ans qui a été arrêté dans une station-service alors qu’il remplissait un bidon d’essence a été conduit au renseignement militaire à Qobbeh, où il a été roué de coups, soumis à la falaka (coups infligés sur la plante des pieds) et menacé d’électrocution, a relaté sa mère. Selon elle, son fils avait juste commencé à acquiescer à tout ce qu’on lui demandait, même à des choses dont il ignorait tout. Plus tard, au ministère de la Défense, a-t-elle dit, un officier lui a donné des coups de pied et de poing au ventre. Il a passé son seizième anniversaire en détention, a-t-elle ajouté.

Le Liban a adopté une loi contre la torture en 2017. Mais Human Rights Watch a régulièrement documenté des allégations crédibles de torture dans ce pays depuis lors, sur lesquelles les autorités n’ont pas enquêté de manière adéquate, et la justice pour actes de torture en détention ne s’est pas concrétisée.

Les avocats et la source judiciaire ont déclaré que le procureur militaire avait inculpé tous les suspects des mêmes crimes, y compris de terrorisme et de vol, sans préciser les preuves fournies contre chaque individu. Ils ont déclaré que leurs clients n’avaient vu aucune vidéo ou autre preuve de leur implication dans les crimes, et que les allégations se basaient uniquement sur des « informations » et « des informateurs ou d’autres aveux ». En vertu du droit international des droits humains et de la loi libanaise, les accusés ont le droit de connaître les accusations pénales retenues contre eux et les preuves sur lesquelles elles se fondent, y compris les preuves à décharge.

« Si les autorités libanaises pensent que ces accusations sont fondées, elles devraient renvoyer l’affaire devant les tribunaux civils, veiller à ce que les accusés bénéficient d’un procès équitable et enquêter sur les graves allégations de disparition forcée, de torture et de déni de procédure régulière », a conclu Aya Majzoub. « Les États qui apportent un soutien aux agences de sécurité libanaises doivent s’assurer qu’ils ne financent pas de graves abus. »

Source: Amnesty International

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