Les deux incidents extrêmement violents de Qabrchmoun (deux tués) et Machrou’leila (menaces de mort et guerre médiatique) ont bouleversé depuis plus d’un mois le paysage libanais.

Même s’ils touchent des publics différents, ils concernent tous les deux la crise identitaire que traverse le Liban, depuis maintenant plusieurs décennies voire presqu’un siècle. Il ne s’agit pas uniquement d’évènements parallèles mais de problèmes structurels ajournés et non résolus.

Il est inutile de reprendre dans les deux cas, les arguments avancés ou les accusations balancées par les uns et les autres mais force est de constater qu’il y a une profonde crise de confiance et une cacophonie, le débat n’étant pas encadré et certainement loin d’être clos. 

Toujours autant de passions destructrices et d’émotions débordantes, immédiates et réactives qui viennent se greffer sur les multiples traumatismes qu’endurent périodiquement les Libanais depuis de longues années, depuis presque la proclamation du Grand Liban internationalement reconnu (1920) dont nous sommes censés célébrer, dans trois semaines, à partir du 1er septembre prochain (2019) et durant toute une année, le premier centenaire.

Parmi tout ce qui a été publié, écrit et déclaré durant cette dernière semaine, l’intervention du professeur Nemr Freiha, ancien président du CPDR (centre pédagogique pour la recherche et le développement), à la conférence à Ehden sur le rôle de la culture dans la reconstruction d’une société post guerre mérite vivement qu’on s’y arrête car elle émane d’un homme, à la fois d’expérience et de savoir, de planification et de terrain.

Selon monsieur Freiha, le CPDR, conformément à l’accord de Taëf a élaboré au cours de son mandat, un livre d’Histoire commun pour chaque niveau scolaire. Malheureusement le ministre Abdel Rahim Mrad en a interdit l’usage dès son arrivée à la tête du ministère de l’éducation (2000-2003) et l’emploi entre autres de l’expression « le Liban est un Etat indépendant ».

D’après monsieur Freiha, il y aurait 19 livres d’Histoire différents dans les divers établissements scolaires libanais. Certes l’Histoire n’est qu’un récit convenu mais il doit être commun au sein d’une communauté nationale pour pouvoir élaborer un projet culturel et politique à long terme.

 Il faut une plateforme et des fondations pour dresser un bâtiment et des fondements pour ériger une institution. Sans base il n’y a pas de possibilité de construction d’aucune sorte.il faut un roman national pour construire une vraie nation et si chaque communauté a sa version propre souvent en contradiction avec celle des autres communautés, on devient alors une fédération de communautés et non une entité nationale.

Les accords de Taëf qui ont mis fin à la guerre civile libanaise (1975-1990) ont prévu des aménagements pour une période de transition afin de déconfessionnaliser le système politique (décentralisation administrative, création d’un Sénat communautaire de sages, d’une commission nationale …) et surtout une unification des programmes scolaires et en priorité le livre d’Histoire.

 Ces dispositions doivent être envisagées globalement et dans leur ensemble et non de manière partielle, ponctuelle et partisane. Ne l’ayant pas fait nous demeurons bloqués dans une situation de statu quo, d’usure et de décomposition. Chaque groupe essayant de gagner du temps et de l’espace, de manipuler, d’envahir, d’affaiblir l’autre ou de rattraper le temps perdu …. 

 Certes on peut juxtaposer dans un même espace géographique des sous cultures différentes : des langues différentes, des religions différentes, des races différentes et des mœurs différentes mais il faut à la base un récit historique commun, qui soit validé par les autorités politiques et appliqué en l’intériorisant, aux écoliers de tous les établissements scolaires libanais. Il faut une mémoire collective et des repères identiques et identitaires.

 Essayer de comprendre d’où provient cette expérience libanaise atypique et complexe, quelles sont les étapes qu’elle a dû traverser pour se constituer et se renforcer et quelle est sa cohérence aujourd’hui au cœur de la mondialisation. Au bout de cent ans, on peut en dresser un premier bilan en toute honnêteté et transparence.

Or cet outil aujourd’hui n’est toujours pas disponible. L’Histoire du Liban est toujours méconnue, niée, décriée, mal transmise tant aux niveaux des civilisations antiques (Phéniciens, Egyptiens, Grecs, Romains) que des cultures religieuses monothéistes (Byzantins, Maronites, Sunnites, Chiites, Druzes) ou de l’implantation des langues (à partir du phénicien, les langues orientales (araméen et arabe) et occidentales (grec, latin, français et anglais) sans oublier l’arrivée des arméniens (1915-1918) à la veille de l’effondrement de l’empire ottoman.

 Il y a également un fil conducteur pour le Liban moderne en tant qu’entité culturelle et politique qui part de l’Emirat coutumier et régalien du Mont Liban (1516-1842) à la Moutassarifiya (1860-1915) gouvernorat reconnu internationalement par un règlement autonome interne, au sein de l’empire ottoman jusqu’à la proclamation de l’Etat du Grand Liban (1920) sous mandat français et puis son Indépendance (1943).Il faudrait rétablir la chronologie historique et son implantation dans la géographie locale.

La revue Historia (depuis 1909) avait d’ailleurs consacré ces deux dernières années, deux numéros hors-série au Liban, l’un en décembre 2016 intitulé « Une histoire du Liban, des phéniciens à nos jours » et l’autre en juin 2019 intitulé « Beyrouth, histoire d’une renaissance », chaque numéro réunissant une trentaine de contributions différentes accessibles et vérifiées, rédigées par des spécialistes tant libanais que français. Peut-être faudrait-il envisager pour compléter la série, un troisième numéro cette année, autour du centenaire du Grand Liban.

Le CPDR avait donc déjà établi depuis plus de 20 ans, un programme pour un livre d’histoire commun qui a hélas été suspendu très rapidement par une décision ministérielle politique et idéologique. Et rien n’a été entrepris depuis, pour remédier à cette situation de blocage désastreuse. 

Certes il ne s’agit pas de faire triompher telle ou telle version de l’Histoire mais de constater qu’une nation se construit autour d’une histoire commune. On peut avoir des sous cultures différentes mais elles ne constituent pas des cultures auto référentes, à part entière, sinon il ne s’agit plus d’une entité nationale mais de plusieurs nations c’est l’ordre de priorité qui définit la nature d’une entité. Or au Liban le communautaire est prioritaire et le national résiduel.

Il faudrait une rationalité du cadre spatio-temporel (Géographie et Histoire) pour redonner un sens à ce projet libanais sinon avec des frontières mal définies et une histoire approximative et fragmentaire, nous ne pourrons aboutir qu’à une nouvelle impasse qui débouchera à son tour, sur une nouvelle guerre civile, une dictature ou au mieux une nouvelle tutelle.

 Avant de se partager les pouvoirs et les compétences, il faudrait avoir à nouveau une mémoire commune et un projet qu’on porte véritablement ensemble, qui nous engage et nous lie.

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