Photos ©Haytham Daezly

L’enjeu de l’interculturel au Liban demeure essentiel : la culture ne doit pas alimenter la violence et la guerre civile, mais au contraire il faut qu’elle mène à la paix et au « vivre ensemble ». Il s’agit de concevoir autrement la société libanaise et les rapports entre les groupes et les individus pour éviter que la lutte pour le droit à la différence ne mène à la légitimation des processus de fragmentation et segmentation.

Comme tout terme sociologique, « la culture » est une notion largement dépendante de l’évolution historique et sociétale. Bien que son emploi ait précédé les années 1870, ce ne fut qu’en 1871 que l’anthropologue anglais Tylor tenta d’identifier ses composantes et ses caractéristiques proposant ainsi une première définition de la culture. Selon lui, « la culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique étendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une société ».[1]

À l’époque, la culture était souvent confondue avec la civilisation. Cependant, et suite à l’évolution des sciences humaines en Amérique ainsi qu’en Europe, et l’adoption du terme par les sociologues aussi bien que par les anthropologues, deux distinctions opposées entre les deux termes apparurent. La première distinction contredisait le terme « culture » désignant des entités matérielles du monde physique à « la civilisation » désignant notamment des notions immatérielles spirituelles et intellectuelles. La deuxième distinction était diagonalement opposée et reçut une acceptation plus répandue.

Aujourd’hui, bien que « la très grande majorité des sociologies et anthropologues évitent d’employer le terme civilisation »21, deux distinctions entre les termes persistent. La première distinction au niveau de l’échelle : la civilisation étant capable d’englober plusieurs cultures d’origine commune, la deuxième attribuant le terme « civilisation » ou « civilisé » aux pays industriels ou développés.

La définition proposée par Tylor a reçu un succès mondial, or une critique lui a été faite concernant son contenu majoritairement descriptif. Par conséquent, inspirée par cette définition ainsi que toutes les études qui en avaient découlé, Guy Rochet propose en 1992 la définition suivante: la culture est, « un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte. »

D’après cette définition, six caractéristiques principales de la culture peuvent être relevées. En premier lieu « les modèles, valeurs, symboles qui composent la culture inclus les connaissances, les idées, la pensée, s’étendent à toutes les formes d’expressions des sentiments aussi bien qu’aux règles qui régissent des actions objectivement observables. » En deuxième lieu, les « manières de penser, de sentir, et d’agir » peuvent être plus ou moins formalisées’. Troisièmement, la culture n’est pas individuelle, elle correspond à une « pluralité de personnes ». De plus, la culture est acquise et transmise par le biais de l’« apprentissage ». Finalement, il existe un aspect « objectif » (lien réels) et un aspect « symbolique » (manière d’agir) relatifs à la culture. (Guy Rochet, 1992)

En plus, Guy Rocher explicite deux fonctions principales de la culture. La première sociologique correspond à « réunir une collectivité de personnes en une collectivité spécifique » et la deuxième psychologique convient à un « moulage des personnalités individuelles » proposant « des modes de pensée, des connaissances, des idées, des canaux privilégiés d’expression des sentiments, des moyens de satisfaire ou d’aiguiser des besoins physiologiques, etc. » Selon lui, « la culture informe la personnalité, dans le sens qu’elle lui confère une forme, une configuration, une physionomie qui lui permet de fonctionner au sein d’une société donnée ». (Guy Rochet, 1992)

Les caractéristiques et les fonctions relatives à la culture mentionnées précédemment nous paraissent particulièrement intéressantes puisqu’elles nous serviront de fondement dans la construction d’une définition de la culture libanaise dominante. Dans notre contexte, le terme « dominante » signifie « partagée par la majorité du peuple libanais. » Ainsi, il ne s’agit pas de distinguer une « culture dominante » versus « une culture populaire » comme l’a fait Bourdieu dans son livre La Distinction, mais plutôt une « culture dominante » d’une « contre-culture émergente » comme plusieurs chercheurs ont clairement expliqué ses aspects, depuis l’apparition du terme dans les années soixante, tels que Klaniczay (2006)[2], Whiteley pour établir les différences et les similarités entre les cinq catégories conceptuelles « culture dominante », « culture populaire », « subculture », « contre-culture » ou culture « underground ».

Nous sommes toujours en situation interculturelle: de soi par rapport à l’autre, par rapport à sa propre culture et par rapport à la culture des autres. Aujourd’hui se manifestent un peu partout les aspirations à la reconnaissance des spécificités culturelles et identitaires. Nous entrons dans une nouvelle époque de conceptions des relations entre cultures, et que traduit l’émergence de cette notion d’interculturel signifiant la reconnaissance du fait que

nous vivons dans des sociétés pluriculturelles où de plus en plus, tel ou tel groupe ethnique ou culturel affirme son droit à l’existence et l’identité. Elle traduit encore une  double idée : celle de réciprocité dans les échanges et de complexité dans les relations entre cultures, le préfixe « inter » signifiant à la fois liaison/réciprocité et jonction/disjonction. C’est l’idée d’interférences, d’interactions, de contacts entre cultures mais aussi d’interrogations selon une dynamique continue. On pourrait donc définir l’interculturalité comme l’ensemble des processus psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels générés par les interactions de cultures dans un rapport d’échanges réciproques et dans la perspective du respect d’une relative identité culturelle des partenaires en relation. Une telle définition n’est pas innocente, car elle implique une prise de position vis-à-vis de deux types d’idéologies antagonistes: les idéologies du pluralisme culturel et celles du nivellement culturel.

Depuis les années 1990, nous avons assisté sur le plan territorial à « la diminution des zones mixtes et au repli de chacune des communautés sur son territoire alors qu’avant 1975, une coexistence réelle existait. » Par suite, on trouve aujourd’hui une agglomération Sunnite au Liban Nord, une autre Maronite à Byblos, Maten et leurs alentours, une majorité Chiite à Bika’a et Hermel, Durzite à Damour et le Sud du Mont-Liban, versus une agglomération mixte à Beyrouth et au Sud-Est du Liban aux frontières de la Palestine et de la Syrie.[3] Cette ségrégation territoriale peut être expliquée suivant la théorie de Schelling (1969) Initialement, Thomas Schelling a mené ses études sur la ségrégation raciale aux États-Unis. Son but était de prouver l’aspect « non-voulu » de cette ségrégation en la conférant à des préférences individuelles dues à une tolérance limitée de la différence ou de l’autre. Selon lui :

« Blancs et Noirs pourraient ne pas être dérangés par la présence de l’autre, ou même préférer une certaine intégration, mais, s’il existe une certaine limite à la volonté d’être une minorité relative à chaque couleur, les mélanges initiaux non-conformes à ces limites perdront les membres de leurs minorités et seront d’une même couleur; ceux qui quittent peuvent s’installer où ils constituent une majorité, augmentant la majorité là-bas et entrainant l’évacuation de l’autre couleur. Évidemment, s’il existe des limites au statut de la minorité que chaque couleur pourra tolérer, et si initialement une ségrégation complète est obtenue, aucun individu ne se déplacera vers une région dominée par l’autre couleur. Ainsi une ségrégation complète marque un équilibre stable. » (Schelling, 1969)

Remplaçant les variables Blanc et Noir par les diverses communautés Sunnite, Chiite, Maronite et Druze, cette citation peut être facilement projetée sur la situation libanaise dont les territoires ont subi au cours des trois dernières décennies des processus de déplacement, de migration et d’évacuation sectorielle. La diminution des zones mixtes et le repli de chacune des communautés sur elle-même ainsi que le découpage du territoire selon les sectes ne sont que des manifestations de la ségrégation sociale induite par le seuil de la tolérance limitée des citoyens libanais dans leur recherche de l’équilibre communautaire.


[1] DESPAROIS Sébastien-Paul. Portrait socio-culturel, politique et économique du Liban. Paysage et Environnement. Université de Montréal, 2005

[2] ROCHER Guy. Introduction à la sociologie générale. Chapitre IV: Culture, civilisation et idéologie, 1992. P 101-127

[3] KLANICZAY Gábor. L’underground politique, artistique, rock (1970 – 1980). Ethnologie Française, 2006. Vol. 36

Haytham DAEZLY
Haytham Daezly, originaire de Tripoli-Liban, vit et travaille à Paris. Il est Docteur en Sciences de l'information et de la communication, directeur artistique en publicité, artiste visuel et actuellement médiateur culturel à Paris. Il est l'auteur de : « L’essor de la culture virtuelle au Liban, entre effervescence numérique et instabilité politique : réseaux sociaux, musique en ligne et sites institutionnels ». Mots-clés : #art #culture #médiation #numérique #TIC #Liban Pour avoir une ample idée sur son parcours professionnel et artistique, vous pouvez consulter ses pages en ligne : Lien thèse : http://theses.fr/2016LIMO0062 Lien blog : http://haythamdaezly.tumblr.com/

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