Avec la polémique créée autour du concert de Mashrou3 Leila qui devait se produire dans le cadre du Festival de Byblos 2019, la question se pose de savoir où se trouvent aujourd’hui les digues qui nous protègent de ce fondamentalisme grandissant, menaçant, violent et haineux. 

Le Liban qui prône liberté religieuse (femmes voilées en parfaite cohabitation des belles à moitié nues) et libertinage aux limites de la décence, encourage les fêtes et les soirées de folie, se vante de sa vie nocturne trépidante et de ses festivals estivaux à gogo, plie encore une fois devant les tribunaux d’inquisition qui semblent gérer le pays comme bon leur semble, avec le timing qui les arrange. Tribunaux d’inquisition qui ne sont plus l’apanage d’une seule confession, hélas ! Ils rendent leur sentence, sans autre forme de procès, sentence qui se trouve immédiatement exécutée suite à des menaces ouvertes. La justice privée gagne, alors que se faire justice à soi-même est normalement puni par la loi. Oui, les différentes confessions minent l’Etat de droit. Les citoyens se doivent connaître la législation en vigueur au Liban à l’égard de certaines libertés fondamentales, sans lesquelles le Liban n’a plus aucune raison d’être.

Certains plaident pour un Liban Terre Sainte ! Ceci est encore une autre idée grotesque. Terre de corruption, des casinos, de drogue, de blanchiment d’argent, d’armes, de guerre, de mainmise sur les terrains domaniaux, du crime organisé, de traite d’êtres humains et de migrants …. et terre sainte à la fois !?? Il faut arrêter avec ce délire. Notre désir ultime est d’être un Etat de Droit et que les lois terrestres s’y appliquent avant tout. Les lois divines s’appliqueront quand nous serons dans l’au-delà … D’ici-là, voyons un peu cette histoire qui semble sortir tout droit de chez Quasimodo. 

L’annulation d’un concert est une restriction, à la fois, de la liberté d’expression qui est un droit civil et politique, et de la liberté artistique qui est un droit culturel. Ces libertés sont protégées par la Constitution libanaise dans différents articles sans que soient détaillées les modalités d’application de ces principes : la Constitution laisse ce travail à la loi.

 Les lois libanaises doivent être à leur tour soumises aux traités internationaux relatifs aux Droits de l’homme, dûment ratifiés par le Liban, puisque le Préambule de la Constitution les intègre dans celle-ci et leur donne donc une valeur constitutionnelle, supérieure à celle des lois ordinaires. 

Ces traités posent d’une part les droits tels qu’ils doivent être appliqués (I), mais règlementent aussi très étroitement la restriction de ces droits (II). 

I – LE DROIT APPLICABLE

Deux conventions internationales s’appliquent à notre sujet : l’article 19 du Pacte international relatif aux Droits civils et politiques (PIDCP ou ICCPR en anglais), et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC ou ICESCRen anglais)

Le PIDCP a été ratifié par le Liban le 3 novembre 1972 par le décret n° 3855 promulguée le  1erseptembre 1972 et publiée dans le Journal officiel.

L’article 19 du PIDCP traite de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression à la fois, ces deux libertés ne pouvant être dissociées. Il stipule ce qui suit :

« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:

a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui;

b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. »

Il est clair que l’article 19 établit un lien indissociable entre liberté d’expression et liberté d’opinion.

L’Observation générale no 34 rendue par le Comité des droits de l’homme (Comité créé par l’PIDCP pour recevoir les plaintes des individus pour violation de leurs droits) donne une interprétation bien précise du sens des expressions adoptées par l’article 19. Elle confirme que si la liberté d’expression peut être restreinte, la liberté d’opinion ne peut l’objet d’aucune restriction.  

Mashrou3 Leila a été  jugé hors pouvoir judiciaire seul habilité à rendre des sentences, et condamné par les pouvoirs publics (au sens large du terme) pour les opinions exprimées ! Nous sommes donc devant une violation de la liberté d’opinion.

L’Observation générale n° 34 continue : 

« 7. L’obligation de respecter la liberté d’opinion et la liberté d’expression s’impose à tout État partie considéré dans son ensemble. Tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), ainsi que toute autre autorité publique ou gouvernementale à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local −, sont à même d’engager la responsabilité de l’État partie. Cette responsabilité peut également être engagée, dans certaines circonstances, en ce qui concerne les actes d’entités semi-publiques.

« L’obligation impose aussi aux États parties de veiller à ce que les individus soient protégés de tout acte commis par des personnes privées, physiques ou morales, qui compromettrait l’exercice de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression, dans la mesure où ces droits consacrés par le Pacte se prêtent à une application entre personnes privées, physiques ou morales. »

Le Comité du festival de Byblos, la municipalité de Byblos, et la Commission épiscopales avaient tous, sans exception, l’obligation de protéger la liberté d’opinion des artistes. Ce sont en effet, des entités « publiques » ou « semi-publiques », les deux premières utilisant d’ailleurs les espaces publics pour organiser ce festival et la dernière étant détentrice de certains pouvoirs délégués par la Constitution. 

Le paragraphe 11 de l’Observation générale n° 34 affirme que l’expression culturelle et artistique, l’enseignement et le discours religieux font partie de l’a liberté d’expression protégée par l’article 19.

Quant au PIDESC, il aégalement été ratifié par le Libàan le 3 novembre 1972.L’article 15 de ce Pacte parle de la Liberté d’expression artistique. Il stipule :

«  1. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent à chacun le droit: 

a) De participer à la vie culturelle; 

b) De bénéficier du progrès scientifique et de ses applications; 

c) De bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. 

2. Les mesures que les Etats parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre celles qui sont nécessaires pour assurer le maintien, le développement et la diffusion de la science et de la culture. 

3. Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté indispensable à la recherche scientifique et aux activités créatrices. 

4. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent les bienfaits qui doivent résulter de l’encouragement et du développement de la coopération et des contacts internationaux dans le domaine de la science et de la culture.

En interdisant le concert de Mashrou3 Leila, le Comité du festival de Byblos, sous la pression exercée par la Commission épiscopale et la cabale organisée contre la tenue du concert, a empêché les artistes mais aussi leur public de participer à la vie culturelle. Et là aussi, malheureusement, il y a eu violation de la loi. 

II – Les conditions de légalité de la restriction de la liberté d’expression

Toutefois dire que les restrictions a la liberté d’expression sont interdites n’est pas correct. En effet, si la liberté d’opinion ne peut être restreinte, la liberté d’expression, par contre fait partie des droits « non absolus » ce qui signifie qu’elle peut être soumise à certaines restrictions ! Mais le PIDCP les a soumises à des conditions bien précises et très strictes. Voyons dans quelle mesure les conditions de restriction ont-elles été respectées. De surcroît, si restreindre la liberté d’expression semble autorisé, l’importance de la liberté d’expression et de la liberté d’opinion sont en permanence rappelées et les restrictions ne peuvent aller à l’encontre de l’esprit des deux Pactes, de même que doit se garder à l’esprit que c’est la protection de ces deux libertés qui doit être le but ultime et non l’inverse. 

1. La restriction doit être imposée par une loi

Cette condition est en effet primordiale. On ne peut restreindre la liberté d’expression que si l’on se fonde sur une loi qui l’autorise. 

La Commission épiscopale a estimé qu’une des chansons du groupe portait atteinte à la religion chrétienne. Sa décision est tout à fait discrétionnaire. C’est leur droit le plus absolu de ne pas adhérer à certaines idées ou de les désapprouver, aussi fort qu’ils le souhaitent. Mais quelle autorité ont-ils pour interdire ? Y a-t-il une loi qui les autorise à le faire ? Pourquoi n’ont-ils pas demandé l’annulation du concert donné a l’ARESCO Palace à Hamra ? N’est-ce pas une terre libanaise ? Ou bien Byblos est un canton à part, soumis à d’autres lois que celles qui s’appliquent a Beyrouth ?   

D’autres personnes ont jugé les paroles de certaines chansons comme … indécentes ? choquantes ? insolentes ? dérangeantes ? On ne sait pas trop … Mais ceci est une question de fait qui ne peut pas être laissée aux humeurs de chacun ! Ce qui peut paraître correct pour certains ne le semble pas pour d’autres ! C’est donc sur des opinions tout à fait subjectives que le mouvement anti Mashrou3 Leila s’est formé. Y a-t-il une loi qui interdise les chansons dérangeantes ? D’autant plus qu’il n’y en avait qu’une seule qui gênait en particulier et que le groupe avait accepté de ne pas la chanter. Nous ne voyons pas ou est le préjudice porté aux confessions chrétiennes au Liban. En tout cas, les thèmes chantés par les artistes n’ont pas dérangé les chrétiens dans le monde. A croire que c’est un christianisme a part qui est pratiqué au Liban.

2. La restriction doit répondre aux conditions de nécessité et de proportionnalité 

Ces deux conditions de la nécessité et de la proportionnalité de la restriction ne sont pas formulées dans le texte des articles pertinents des deux Pactes mais ont été dégagées par la jurisprudence. En effet, le Comité des Droits de l’Homme (CDH) créée par le Pacte afin de recevoir les plaintes des individus des pays membres rend des décisions appelées « Communications » et son interprétation est constante. On retrouve à chaque fois, presque dans les mêmes termes, une affirmation des conditions de nécessité et de proportionnalité de la restriction. Le CDH rappelle que les restrictions à la liberté d’expression ne sont autorisées par l’article 19 que si elles sont imposées par une loi, qu’elles sont nécessaires (a) au respect des droits ou de la réputation des autres ; ou (b) pour la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public ou encore de la santé publique ou de la morale. Et c’est à la partie qui invoque la restriction de prouver que la restriction était nécessaire. Voir à titre d’exemple :

Comm. Alexander Protsko et Andrei Tolchin c. Bélarus, 1ernovembre2013, CCPR/C/109/D/1919-1920/2009, §. 7.5 

Comm. Viktor Korneenkoc. Biélorussie, 20 juillet2012, CCPR/C/105/D/1226/2003, §. 10.7 et 10.8

Comm. Sergei Govsha, Viktor Syritsa etViktor Mezyakc. Bélarus, 27 July 2012, réf. CCPR/C/105/D/1790/2008, §. 9.3

Comm. Anton Yasinovich etValery Shevchenkoc. Bélarus, 20 mars 2013, réf. CCPR/C/107/D/1835,1837/2008, §9.3. 

Observation générale no 34, 12 septembre 2011, Article 19: Liberté d’opinion et liberté d’expression. Remarques d’ordre général, Réf. CCPR/C/GC/34, art. 22.

La question qu’il faut donc poser est celle de savoir si la condition de la nécessité de la restriction est avérée, ce qui veut dire, dans le cas présent, savoir si l’annulation du concert était nécessaire face à la menace de trouble de l’ordre public. La municipalité ne pouvait-elle donc pas assurer la sécurité ? Ne pouvait-elle pas faire appel à des renforts de force de l’ordre ? Ne pouvait-on pas arrêter plutôt les auteurs des menaces ? Les autorités étaient-elles sûres que ces menaces allaient être mises en exécution ?  Le Comité du festival ne pouvait-il pas renforcer la sécurité par des moyens privés ? N’y avait-il pas d’autre moyen d’éviter les troubles que d’interdire un concert ? Fallait-il punir le public de Mashrou3 Leila pour satisfaire un autre public qui n’assistait même pas au concert ? Car la liberté va dans les deux sens : on est libre d’assister à un concert, mais on est également libre de ne pas y assister ! On est libre d’aimer  une musique, comme on est libre de ne pas l’aimer. 

Par ailleurs, il pèse sur les autorités en charge une obligation de protection de la liberté d’expression, et l’article 23 de l’Observation générale n° 34  est très instructif car il affirme que ce sont les parties qui essayent de faire taire l’expression qui doivent être empêchés de le faire. Et les menaces d’agression ou de troubles de l’ordre public ne sont pas compatibles avec l’article 19. Il incombait donc aux institutions publiques en charge d’empêcher les fauteurs de trouble de mettre en danger la liberté d’expression. 

23. Les États parties devraient mettre en place des mesures efficaces de protection contre les attaques visant à faire taire ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression. […]. De même, l’agression d’un individu en raison de l’exercice de la liberté d’opinion ou d’expression − ce qui vise des formes d’atteinte telles que l’arrestation arbitraire, la torture, les menaces à la vie et l’assassinat − ne peut en aucune circonstance être compatible avec l’article 19. Les journalistes sont fréquemment l’objet de menaces, d’actes d’intimidation et d’agressions en raison de leurs activités. Il en va de même pour les personnes qui cherchent à rassembler et à analyser des informations sur la situation des droits de l’homme ou qui publient des rapports au sujet des droits de l’homme, y compris les juges et les avocats. Dans tous les cas, ces agressions devraient faire sans délai l’objet d’enquêtes diligentes et les responsables doivent être poursuivis, et les victimes ou les ayants droit, si la victime est morte, doivent pouvoir bénéficier d’une réparation appropriée.

C’est donc une nouvelle fois, une déclaration d’impuissance des institutions dépositaires de l’autorité publique. Et on voit bien que l’élément de nécessité n’est pas respecté. Car le renforcement des dispositifs de sécurité aurait pu arranger la question. D’autant plus que Mashrou3 Leila s’était montré conciliant et avait accepté de ne pas chanter certaines chansons qui dérangeaient tellement certains dignitaires ou certaines âmes sensibles.

En plus d’être nécessaire, la restriction doit être proportionnelle à la « menace ».Un groupe chante des chansons appréciées par un large public et se produit internationalement. Pour une chanson … peut-être deux ou trois … qui dérangent, il y a menace de trouble de l’ordre public ! Soit. Mais le groupe s’engage à ne pas chanter ce qui dérange, voire s’excuser si ses chansons blessent les sentiments de certains. Ceci aurait été une restriction proportionnelle au but poursuivi, et qui est en l’occurrence de heurter les convictions de certains. Eh bien non ! Les personnes qui n’aiment pas le groupe pour des raisons tout a fait subjectives ont décidé de jouer les zouaves et les matamores, et c’est tout un concert qui a été annulé et des centaines de personnes privées de leur droit. 

Il est tout à fait évident que cette restriction ne respecte pas la condition de proportionnalité et que, par conséquent, elle est illégale. 

3. La restriction doit respecter le but poursuivi  par le pacte

Toutes les communications du Comité des Droits de l’Homme(CDH) concernant la restriction de la liberté d’expression et la liberté d’opinion s’attachent à souligner l’importance de la liberté d’expression et de la liberté d’opinion en affirmant que « […] la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, sont essentielles pour toute société et constituent le fondement de toute société libre et démocratique. » (Comm. Anton Yasinovich et Valery Shevchenko c. Bélarus, 20 mars 2013, CCPR/C/107/D/1835,1837/2008, §. 9.3).

Pour le CDH, « le paragraphe 2 de l’article 19 du Pacte protège toutes les formes d’expression et les moyens de les diffuser, y compris le discours politique et le commentaire des affaires publiques. En outre, la communication libre des informations et des idées concernant des questions publiques et politiques entre les citoyens, les candidats et les représentants élus est essentielle. (La communication précitée§. 9.5) 

Ainsi, et même quand une restriction répond à tous les critères énumérés ci-haut, elle doit néanmoins respecter l’esprit du Pacte. Le CDH affirme à chaque occasion que les restrictions imposées à leur exercice doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité et «doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire» (La communication précitée §. 9.3). Il ajoute que « les textes qui restreignent l’exercice des droits énumérés au paragraphe 2 de l’article 19 doivent eux-mêmes être compatibles avec les dispositions, les buts et les objectifs du Pacte (comm. Toonen c. Australie, 31 mars 1994, no 488/1992) et il appartient à l’État partie de démontrer le fondement en droit de toute restriction imposée à la liberté d’expression (comm. Korneenko et Milinkevichc. Bélarus, 20 mars 2009, no 1553/2007) ainsi que d’exposer en détail la teneur du texte et les actions qui entrent dans son champ d’application (comm. no 132/1982, Jaonac. Madagascar, 1eravril 1985 ; etComm.Anton Yasinovich et Valery Shevchenko c. Bélarus, 20 mars 2013, CCPR/C/107/D/1835,1837/2008, §. 9.5)

En fait, si on reconnaît àl’Etat le droit d’adopter des mesures restrictive de la liberté d’expression, le système adopté ne doit pas opérer de manière incompatible avec l’objet et le but de l’article 19 du Pacte (comm. Alexander Protsko and Andrei Tolchin c. Belarus, 1ernovembre 2013, CCPR/C/109/D/1919-1920/2009, §. 7.5 – Comm. Turchenyak et al. c. Belarus, Réf. 1948/2010 24 July 2013, §.7.8.)

Dans l’affaire Mashrou3 Leila, les autorités responsables du Festival de Byblos ont affirmé que l’annulation du concert avait pour but de maintenir l’ordre public. Soit. Mais qui est responsable du trouble de l’ordre public ? Qui a émis les menaces ? En définitive, les auteurs des menaces ont été protégés ce qui est contraire aux principes élémentaires du droit en vigueur dans notre pays. Il incombait àla municipalité de prendre les mesures nécessaires àla protection du public et empêcher tout trouble àl’ordre public. 

III. La protection particulière de la liberté artistique et culturelle

A ce stade de notre analyse, il est impératif de faire part de l’excellent rapport de Farida Shaheed Rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels auprès du Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies. Il concerne Le droit à la liberté d’expression artistique et de création soumis en 2013 (Réf. A/HRC/23/34).  Dans ce rapport, la Rapporteuse spéciale examine les différentes manières dont le droit à la liberté indispensable à l’expression artistique et à la création peut être restreint. Elle se penche sur le constat croissant, dans le monde entier, que les voix artistiques ont été ou sont réduites au silence par des moyens divers et de différentes manières.

1. Importance de l’art dans le développement d’une société

Pour Farida Shaheed, l’ « art constitue un moyen important pour chaque personne, individuellement ou collectivement, ainsi que pour des groupes de personnes, de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et le sens qu’ils attribuent à leur existence et à leur réalisation ».( §.2)

Elle continue en affirmant que si les artistes divertissent, « ils contribuent aussi aux débats de société, en tenant parfois des contre-discours et en apportant des contrepoids potentiels aux centres de pouvoir existants. La vitalité de la création artistique est nécessaire au développement de cultures vivantes et au fonctionnement des sociétés démocratiques. Les expressions artistiques et la création font partie intégrante de la vie culturelle; elles impliquent la contestation du sens donné à certaines choses et le réexamen des idées et des notions héritées culturellement. La fonction, essentielle, de la mise en œuvre des normes universelles relatives aux droits de l’homme est d’empêcher que certains points de vue ne l’emportent arbitrairement en raison de leur autorité traditionnelle, de leur pouvoir institutionnel ou économique, ou d’une supériorité démographique au sein de la société. Ce principe est au cœur de toutes les questions soulevées dans le débat sur le droit à la liberté d’expression artistique et de création et sur les limitations possibles de ce droit ». (§. 3)

L’article 4 du PIDESC autorise les «limitations établies par la loi, dans la seule mesure compatible avec la nature de ces droits et exclusivement en vue de favoriser le bien-être général dans une société démocratique».

Il est clair qu’interdire un concert parce qu’une ou quelques chansons ne plaisent pas à certains n’est pas compatible avec la nature de ce droit et n’a pas favorisé le bien-être général au Liban. La preuve a été apportée par la réaction majeure en riposte a ce qui a été perçu comme une violation très grave de la liberté d’expression artistique. De surcroît, cette annulation arbitraire a été également perçue comme anti-démocratique dans la mesure où l’on essayait de museler une expression contestataire. 

La Rapporteuse spéciale ajoute que les « États devraient garder à l’esprit qu’ils ne doivent pas distinguer certaines conceptions individuelles de la beauté ou du sacré pour leur accorder une protection officielle, toutes les personnes étant égales devant la loi et ayant droit sans discrimination à une égale protection de la loi (art. 26 du Pacte international relative aux droits civils et politiques). En outre, «il est contraire au Pacte qu’une restriction soit inscrite dans une règle traditionnelle, religieuse ou toute autre règle coutumière» (§. 32)

Shaheed affirme que les artistes «  comme les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme, sont particulièrement exposés dans la mesure où leur travail consiste à interpeller ouvertement des personnes dans le domaine public. Par leurs expressions et créations, les artistes remettent souvent en question nos vies, notre perception de nous-mêmes et des autres, les visions du monde, les relations de pouvoir, la nature humaine et les tabous, suscitant des réactions tant émotionnelles qu’intellectuelles », (§35) et les œuvres contestées doivent bénéficier de la même protection que celles qui suivent les chemins déjà tracés et qu’au lieu de censurer, il convient d’étendre l’enseignement des arts  (§38). Elle est d’avis que censurer les activités artistique nuit a l’image et à la crédibilité des pouvoirs publics (41) 

Dans son étude sur les différentes manières dont la liberté d’expression artistique peut être muselée,  Shaheed constate que, dans le monde, les acteurs qui peuvent imposer des restrictions à la liberté d’expression artistique et de création ne se limitent pas à l’Etat et ses institutions, mais que souvent « des acteurs non étatiques » pratiquent cette politique « comme les médias, les sociétés de radiodiffusion, de télécommunication et de production, les établissements d’enseignement, les groupes extrémistes armés et les organisations criminelles, les autorités religieuses, les chefs traditionnels, les entreprises, les sociétés de distribution et les détaillants, les sponsors, ainsi que les groupes de la société civile tels que les associations de parents ». (44) Elle affirme que toute « expression de dissidence politique et la participation au débat public, y compris sous forme d’art, sont protégées par l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les personnalités publiques, y compris celles qui exercent l’autorité politique suprême, font légitimement l’objet de critiques et d’opposition politique. Par conséquent, les lois sur des notions telles que le crime de lèse-majesté, le desacato (outrage à une personne investie d’une autorité), l’outrage à l’autorité publique, l’offense au drapeau et aux symboles, la diffamation du chef de l’État et la protection de l’honneur des fonctionnaires soulèvent des inquiétudes. Les États ne devraient pas interdire la critique d’institutions comme l’armée ou l’administration ». (45) Elle ajoute que  « Les restrictions aux libertés artistiques fondées sur des arguments religieux peuvent consister à exhorter les fidèles à ne pas prendre part à diverses formes d’expression artistique ou bien à interdire purement et simplement la musique, les images et les livres. Certains artistes sont accusés de «blasphème», de «diffamation religieuse», d’insulte aux «sentiments religieux» ou d’incitation à la «haine religieuse». Parmi les activités artistiques ou œuvres d’art concernées figurent celles qui citent les textes sacrés, utilisent des symboles ou images religieuses, remettent en question la religion ou le sacré, proposent une interprétation non orthodoxe ou non conventionnelle des symboles et des textes, adoptent un comportement dit non conforme aux préceptes religieux, s’élèvent contre les abus de pouvoir de la part de chefs religieux ou contre leurs liens avec les partis politiques ou critiquent l’extrémisme religieux. » (47) Parfois même, les « restrictions aux libertés artistiques peuvent découler de lois et règlements oppressifs mais elles peuvent également résulter de la crainte de pressions physiques ou économiques ». (53) Mais, hélas, « dans de nombreuses régions du monde, les artistes se sentent menacés ou sont victimes d’attaques commises par un public agressif. Les violences recensées comprennent des assassinats, des menaces de mort, des passages à tabac, des incendies de théâtre et de cinéma, des attentats à l’explosif dans des magasins de DVD/CD et la destruction d’œuvres d’art ou d’instruments de musique. Des artistes ont fait l’objet d’accusations et de poursuites pour incitation à la violence alors qu’en fait, des individus, des groupes ou des foules hostiles étaient responsables de cette incitation, parfois avec la complicité d’autorités locales ou étrangères. Les réactions à une œuvre d’art controversée peuvent être exprimées par l’exercice du droit à la liberté d’expression et du droit de réunion pacifique mais elles ne doivent jamais prendre la forme de violences. La Rapporteuse spéciale regrette également que, dans certains cas, la police ait chargé des artistes et des institutions culturelles pour assurer une protection. » (54)

CONCLUSION

Dans cet article, nous avons essayé d’apporter une petite lumière sur le droit relatif a la liberté d’opinion, a la liberté d’expression en général, et la liberté d’expression artistique.

Il est tout a fait déplorable que le Liban donne une telle image moyenâgeuse en contraste avec les autres images de fête permanente, de plage, de sable fin, de belles liftées et maquillées, alors que justement il existe un public autre, différent, qu’on ne devrait pas museler mais au contraire laisser s’épanouir. Car ce qui fait l’originalité de ce petit pays, c’est justement la multiplicité de son tissu social. La voix unique, la pensée unique, cela n’a jamais été la règle et tant mieux ! 

Il est impossible de faire une étude exhaustive d’un sujet aussi vaste et complexe, mais l’essentiel c’est d’accorder toute la protection nécessaire à la création artistique et à l’accès à l’art et à la culture, avoir le droit à la création artistique.   Et comme le constate Farida Shaheed dans son rapport c’est que les « effets de la censure ou des restrictions injustifiées à la liberté d’expression artistique et de création sont dévastateurs. Ils génèrent des pertes considérables sur les plans culturel, social et économique, privent les artistes de leurs moyens d’expression et de subsistance, créent un environnement peu sûr pour toutes les personnes qui exercent une activité artistique et leur public, étouffent le débat sur les questions humaines, sociales et politiques, entravent le fonctionnement de la démocratie et, bien souvent, empêchent également le débat sur la légitimité de la censure elle-même ». (86) Et nous ajoutons avec elle que s’il est vrai que « la censure est contreproductive en ce qu’elle contribue à faire davantage connaître les œuvres d’art controversées », néanmoins  « la peur de la censure conduit souvent les artistes et les institutions artistiques à l’autocensure, qui bride l’expression artistique et appauvrit la sphère publique. La création artistique exige un environnement exempt de peur et d’insécurité ». (87)

C’est a l’Etat qu’incombe l’obligation de protéger les libertés fondamentales en général et la liberté d’expression artistique en particulier contre toute violence exercée par des tiers. Ce n’était pas Mashrou3 Leila qu’il fallait sanctionner mais ceux qui ont menacé l’ordre public.

Je n’aime pas la musique de Mashrou3 Leila, ce n’est pas une musique qui me parle ! Je suis d’une autre génération un peu vintage, mais ces cabales orchestrées pour d’obscures raisons ne font pas bon ménage avec nos aspirations démocratiques. 

Et pour terminer, je ne peux que citer Voltaire qui au 18esiècle affirmait (affirmation apocryphe, il faut le souligner) : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Il mettait en garde contre le fanatisme qu’il qualifiait de « monstre qui ose se dire le fils de la religion ». 

Mais avons-nous atteint le 18eou bien sommes-nous encore dans les abysses de notre Moyen-âge, toutes confessions confondues ? 


Marie GHANTOUS
Avocate à la retraite
Professeur de Droit international public à l’ISP (USJ) Chercheur et consultante en Droit international public, Droits de l’Homme et Droit international humanitaire

1 COMMENTAIRE

  1. Cet article est bien rédigé ,mais l’auteure a oublié que la liberté de chacun s’arrête où commence celle du voisin ! Je suis pour la liberté d’expression mais pas pour la ridiculisation d’une religion qu’elle quelle soit .
    Il y a hypocrisie d’un côté et manque de respect de l’autre , ce qui arrange bien les bonnes volontés pour agir à leur guise .
    Le Liban est un pays multiconfessionnel en équilibre instable et toute petite étincelle réveille le feu de ses cendres , alors soyons tous courtois et respectueux les uns des autres et laissons le pays de droit reprendre sa place !
    Pauvre pays qui fut le mien ….

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