Présidentielle : d’un tour à l’autre, les risques du trompe-l’oeil

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Claude Patriat, Université de Bourgogne

« Il y a peut-être une naïveté à l’origine de toute entreprise. »
Bernard Grasset The Conversation

Si être surpris, c’est rencontrer l’inattendu, effectivement le vote du 23 avril ne constitue pas une vraie surprise. Encore moins pour ceux qui, comme Les Républicains ou la France insoumise, en attendaient une autre, laquelle n’est jamais venue.

Voici des semaines que les sondages anticipaient le face à face complètement atypique, pour ne pas dire incongru, entre la candidate du FN et celui d’En Marche. Certes, dans la dernière ligne droite, une incertitude a plané sur le nom des deux éligibles, puisqu’ils étaient finalement quatre à pouvoir y prétendre, qui se tenaient dans un espace étroit de 19 à 24 %, trop faible amplitude au regard de la marge d’erreur. Compte tenu également de l’indécision affirmée de plus d’un quart des électeurs.

Avec une précision millimétrée, le scrutin a néanmoins confirmé collectivement l’hypothèse précocement avancée. Belle journée pour les sondeurs, si souvent décriés ces derniers temps, et dont les erreurs entretenaient bien des espérances ou illusions.

Stupéfiante élection

Mais le mot qui convient le mieux pour qui observe les choses avec un peu de recul est stupéfaction. Il l’a fait ! Au cœur d’une France déchirée par le doute, l’angoisse du lendemain, la peur de l’autre entretenue activement, désignant un bouc émissaire commode dans une Europe caricaturée, cherchant une main ferme pour assurer sa protection, qui place-t-on en tête du ballottage ? Le plus européen des candidats, le plus jeune jamais trouvé dans les finalistes de ce type d’élection, le moins impliqué dans l’appareil d’État, le plus inexpérimenté dans les luttes partisanes ! Comment ne pas être stupéfait de ce chemin étonnant parcouru par un jeune homme méconnu du grand public il y a peu, considéré au mieux comme une bulle médiatique, au pire comme une créature du CAC 40, sans bagage électif et donc sans onction démocratique ?

Il fallait une bonne dose de naïveté pour y croire, une charge considérable de volonté d’agir pour poursuivre. Et surtout une intuition claire des attentes profondes des Français. « L’action, disait Bernard Grasset, consiste à découvrir sous la question que l’on vous pose, la question qui se pose. » D’avoir su saisir le désir de rupture et de renouvellement noyé sous la colère et l’indignation amère, Emmanuel Macron a tiré plein profit. À marche forcée. Ce qui valait bien un petit détour pour un verre dans une brasserie avec quelques amis avant de reprendre le combat.

Si l’on veut ignorer un moment les thèses du complot médiatique associé à celui des grandes entreprises, comprendre la portée du vote du 23 avril suppose de mesurer les termes du débat. On dira, bien sûr, qu’Emmanuel Macron a eu de la chance et a su en profiter. Certes, ses adversaires ont commis des erreurs, parfois fatales. Encore y auront-ils été conduits par le système même que le fondateur d’En Marche ! dénonçait.

Au premier rang, il y a eu le piège des primaires que se sont tendus eux-mêmes les deux principaux partis de gouvernement. Il leur fallait trancher de la crise du leadership, et rassembler autour d’eux : dans les deux cas, l’heure fut à la rupture en forme de renouvellement. Hamon et Fillon remplissaient la première des conditions et constituaient des leaders. Mais, très vite, ils ont échoué sur la deuxième, se montrant incapables de rassembler leur camp tant sur leur gauche que sur leur droite.

Il y eut aussi, venant aggraver les choses à droite, l’empilement des affaires. Mais, là encore, il s’agissait de l’héritage des pratiques courantes dans le milieu : Fillon est sans aucun doute sincère quand il reconnaît ses erreurs, en disant qu’il n’avait pas compris que ces comportements n’étaient plus acceptés des Français. Mais, dans le contexte, l’aveu est mortifère.

La France coupée en quatre

Ces phénomènes et épiphénomènes n’ont fait toutefois qu’accélérer la désagrégation des deux camps. L’heure est au rejet des partis de gouvernement, disqualifiés aux yeux d’une majorité d’électeurs pour leur exercice alterné du pouvoir. C’est ailleurs que dans les lambeaux flottants des vieux partis que l’on va chercher désormais les planches de salut. Le succès foudroyant d’Emmanuel Macron trouve sa source dans cette décomposition des blocs qu’il avait provoquée, outre la grâce de sa jeunesse. De même l’impressionnante percée d’un Mélenchon puise sa force dans le désespoir d’une certaine gauche.

Au soir du 23 avril, le tableau est saisissant : la France apparaît coupée en quatre, sans que ces différents morceaux puissent former la base d’une quadripolarisation, tant les lignes de fractures se mêlent et s’entrecroisent, rendant difficile les réunifications pérennes. En refusant de se positionner en termes de droite et de gauche, Emmanuel Macron a disloqué le vieux monde des partis et ouvert la voie à une recomposition. Elle reste à faire. Mais la vraie nature de la Ve République, qui est parlementaire malgré ses abus présidentialistes, pourra l’y aider. Avec, en perspective, un nécessaire retour au scrutin proportionnel.

Pour l’heure, il y a préalablement l’étape du deuxième tour à franchir. Et elle n’est peut-être pas aussi aisée que l’on semble l’anticiper. Non que la distance entre les deux candidats soit trop restreinte (24,01-21,3) : elle est à peine plus courte que celle qui séparait un Chirac en dessous de 20 % d’un Le Pen près des 17 %. Dans les deux cas, moins d’un million de voix les sépare. Mais on objectera que 2017 n’est pas 2002. Et il est vrai que de l’eau a coulé sous les ponts politiques.

D’abord, l’implantation du FN s’est considérablement amplifiée et consolidée, affaiblissant le réflexe républicain. Au fil des différents scrutins, du fait de la crise des partis traditionnels, la porosité des électorats s’est insidieusement affirmée. Et le scrutin présidentiel montre à quel point on se trouve dans un système de vases communicants : un regard rapide sur la carte du FN, qui recouvre la France de l’Est face à celle de l’Ouest, permet de le saisir : dans le Nord, dans les Bouches-du-Rhône, les scores élevés de la France Insoumise coexistent avec d’importantes baisses relatives du FN.

Lignes de fuite

Voilà qui nous amène à l’élément le plus complexe. Le monde politique est fracturé sur trois lignes. La première est celle qui fera le fond de la campagne du deuxième tour : elle oppose les partisans de l’ouverture européenne et mondiale aux défenseurs de l’État Nation et du souverainisme. La seconde est celle qui oppose la gauche à la droite. La troisième suit le clivage des partis traditionnels opposés à des formations politiques d’un nouveau genre.

Le problème est que ces fractures ne coïncident pas mais traversent les deux camps, provoquant des chiasmes ou des symétries paradoxales. De là naissent les interrogations qui pèsent sur le deuxième tour. Car au désarroi bien compréhensible qui peut saisir nombre d’électeurs au moment de désigner le futur Président, viennent se superposer des stratégies partisanes conçues pour faire du gagnant de demain le perdant d’après-demain.

Le scrutin du 23 avril a ouvert une porte historique vers une nouvelle distribution de la représentation politique, sur la base de nouveaux clivages en voie de cristallisation. Reste à éviter qu’elle ne se referme brutalement sous le souffle de la peur de l’inconnu.

Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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