Comment penser Dieu au XXIe siĂšcle ?
Entretien avec Roger Nabaâa propos recueillis par un groupe dâĂ©lĂšves des classes terminales de lâInternational College (IC) -Beyrouth I SEE, AnnĂ©e 1997- Maitre dâoeuvre Rony Alpha.
- Le fondamentalisme (quâil soit chrĂ©tien, juif ou musulman) câest, toujours et partout, lâinvention du mouvement avec de lâimmobilitĂ©.
- En Orient, la religion est toujours le seul horizon de pensée, le seul discours du Monde qui fasse le Monde.
- Il faut bien que quelque chose meure dans lâIslamâŠ. afin quâil puisse se rĂ©inventer, rĂ©inventant la vie.
- Lâhistoire nâest grosse de rien dâautre que des finalitĂ©s que les hommes y investissent.
Q: Comment vivre sans Dieu ?
En partenariat avec Madaniya.info – A vrai dire je ne sais pas. Personnellement jâessaie de penser le contraire. Comment vivre sans Dieu? Est-il possible Ă lâhomme de vivre sans Dieu?⊠Et me revient en mĂ©moire cette terrible vĂ©ritĂ© poĂ©tique, Ă©noncĂ©e par le plus grand poĂšte «mĂ©taphysicien» de la fin du XIXe/dĂ©but XXe siĂšcle de lâItalie: « Dieu existe Ă lâinstant mĂȘme oĂč on le tue!»
De mĂȘme que me revient en mĂ©moire cette autre prophĂ©tie de Nietzsche, tout aussi terrible que la prĂ©cĂ©dente: «Dieu est mort, et câest le malheur de lâhomme», toujours citĂ©e et reprise sous une forme tronquĂ©e, puisque le «et câest le malheur de lâhomme» a Ă©tĂ© trĂšs symptomatiquement refoulĂ©.
ROGER NABA’A
Roger Nabaâa, philosophe et universitaire libanais. Concepteur et lâun des fondateurs de la Revue dâĂtudes palestiniennes quâil a dirigĂ©e de 1981 Ă 1984, il est Ă©galement membre du comitĂ© Ă©ditorial de la « Revue des peuples mĂ©diterranĂ©ens ». Roger Nabaâa est co-auteur avec RenĂ© Naba du livre “Liban, Chronique dâun pays en sursis” – Editions du Cygne 2008.
Il reste Ă penser Dieu au XXIe siĂšcle!
La question est fort complexe et elle ne peut avoir quâune seule rĂ©ponse, la mĂȘme pour tous ces Xxe siĂšcles qui composeront le XXIe siĂšcle.
Disons, pour schĂ©matiser Ă lâextrĂȘme, quâil y au moins deux XXe siĂšcle: celui de lâOccident, qui a symboliquement et donc sociĂ©talement «tuĂ© Dieu», et les XXe siĂšcles de tous les autres peuples et civilisations pour qui la pensĂ©e de Dieu, symboliquement et sociĂ©talement toujours-dĂ©jĂ -lĂ , est fondamentalement prĂ©sente.
Or ce mĂȘme Occident qui a «sociĂ©talement» tuĂ© Dieu, a Ă©chouĂ© Ă en extirper la figure de lâunivers des reprĂ©sentations des gens: beaucoup dâOccidentaux sont croyants. Mais quâils croient comme la grande majoritĂ© au Dieu des religions abrahamaniques, ou comme, les «sectaires», Ă des dieux qui ressortent Ă des symptĂŽmes maladifs, cette croyance se vit et est vĂ©cue Ă titre individuel quand bien mĂȘme elle se pratique(rait) dans des rituels de groupe, en ce que le discours religieux nâest plus, pour lâOccident, le discours du monde qui fait le monde.
Car les athĂ©es de ce mĂȘme Occident se sont avĂ©rĂ©s des croyants, mais pratiquant une «thĂ©ologie de la mort de Dieu», comme ce fut le cas des AĂŒfklerer, ces philosophes des LumiĂšres europĂ©ennes, philosophes du ProgrĂšs et de la Raison, voire du ProgrĂšs de la Raison dans lâHumanitĂ©, ou pratiquant une «thĂ©ologie athĂ©e» comme ce fut le cas des progressistes, socialistes, marxistes, maoĂŻstes, gauchistes, et autres istes dans le sens de lâHistoire.
Comme vous le voyez, si on met les choses religieuses dans une perspective historique, rien nâempĂȘcherait de conclure que la pensĂ©e de Dieu, sa prĂ©sence «mondaine» serait incontournable pour lâHomme, et que lâHomme serait, Ă©galement, un «animal religieux».
Q: Mais vous-mĂȘme, comment pensez-vous Dieu ?
JâĂ©prouve de la gĂȘne Ă y rĂ©pondre, ici, Ă titre personnel. Je dis bien «ici», parce quâen dâautre lieu jây ai rĂ©pondu. «Ici», je me perçois/je suis perçu comme professeur de philosophie, et il nâest pas bon, il me semble, quâun professeur de philosophie assĂšne «ses» vĂ©ritĂ©s Ă des Ă©lĂšves qui ne sont pas, Dieu merci, ses disciples!
Q: Mais câest trĂšs prĂ©cisĂ©ment Ă titre personnel quâon voudrait vous interpeller.
Evidemment que je ne crois pas en Dieu, pour reprendre la formule consacrĂ©e. Mais je dois bien croire Ă quelque chose, sinon, eh bien câest la mort, le suicide, puisquâil est Ă©tabli, depuis Freud, Nietzsche et quelques autres, quâil est impossible de vivre sans de la croyance. Mais, dans le cas qui est le mien, je «crois Ă âŠÂ» qui ne devrait pas se confondre avec «croire enâŠÂ»; car ma croyance ne sâinscrit dans aucune thĂ©ologie de la transcendance, mĂȘme pas dans une thĂ©ologie de la mort de Dieu comme le sont souvent les «religions» qui se mĂ©connaissent. Je suis, un peu, dans la situation de Don Juan qui, Ă la question de savoir sâil croyait, rĂ©pondait Ă Sganarelle par un «Laisse tomber» dĂ©finitif et sans appel.
Pour un peu mieux cerner ce «lieu» oĂč je suis et dâoĂč je vous parle de cette question de la pensĂ©e de Dieu et de la croyance en son existence, je comparerai cette situation que jâoccupe aux autres figures de la croyance. Si la diffĂ©rence dâavec les «croyances religieuses» sâimpose dâelle-mĂȘme â Ă lâinstar de Don Juan je ne suis pas concernĂ© par cette question, ceci ne la rĂ©duit pas, pour moi, Ă nâĂȘtre quâune question inimportante.
DĂšs lors que lâHomme, en tant que tel, est concernĂ© par cette question, elle me concerne. PrĂ©cisĂ©ment parce que câest une question colossale, qui intĂ©resse et concerne lâHomme, cet ĂȘtre en souci de Dieu. Mais je nây suis pas concernĂ© de la mĂȘme façon.
Alors que le Dieu des religions contribue Ă dĂ©finir le croyant qui ne serait rien sans (son) Dieu â En dehors de Dieu il nâest point de Salut â personnellement je me dĂ©finis en homme et je dĂ©finis lâhomme autrement que par la foi religieuse ou la pensĂ©e de Dieu.
Et câest bien parce que Dieu, quelque soit ce Dieu, contribue originellement et originairement, pour la majoritĂ© des hommes, Ă la dĂ©finition mĂȘme de lâHomme quâil faut respecter toutes les religions, bien que je sois moi-mĂȘme athĂ©e. «Lâhomme est cet ĂȘtre qui porte en lui lâidĂ©e dâinfini», disait Descartes. Et câest vrai quâil en est ainsi.
Comme vous le voyez, si je ne suis pas concernĂ© par la question de Dieu en tant que croyant, cette question me concerne en tant quâhomme. Mais elle me concerne dâune maniĂšre «analytique» si je puis dire, en ce que pour moi Dieu «existe» dans la mesure oĂč il «existe» dans et par â pour ne pas dire «de par» la parole et le discours de lâHomme. «Humainement» parlant Dieu existe. Mais rien ne dit quâil existe hors de la parole de lâHomme. Dont acte.
Parce que, Ă la diffĂ©rence des «croyants athĂ©es», qui, eux, croient en quelque chose et veulent lâĂ©tablir en vĂ©ritĂ©, et en bon kantien, je ne crois pas que la raison humaine ait jamais les moyens de prouver en la matiĂšre quoique ce soit. Lâayant compris, K. Jaspers tirera magistralement la conclusion de la leçon kantienne: «La foi sâĂ©prouve, mais ne se prouve pas».
Q: Est-ce la seule différence que vous établissez entre vous et ceux que vous appelez les «croyants athées»?
Ce qui me sĂ©pare dâeux mĂ©rite dâĂȘtre explicitĂ©e. AprĂšs tout, câest avec eux quâil y a risque de confusion. Comparons, si vous voulez bien, les formes de nos croyances. La leur sâinscrit dans une perspective tĂ©lĂ©ologique (ou eschatologique), une perspective qui postule que la fin de lâHistoire se doit de «rĂ©aliser», Ă son terme, la vĂ©ritĂ© mĂȘme de lâHistoire.
LâHistoire alors, forcĂ©ment universelle, se confond avec le procĂšs de cette rĂ©vĂ©lation (Hegel), de cette rĂ©alisation (Marx) ou de ce dĂ©voilement (Heidegger). Câest cette perspective tĂ©lĂ©ologique qui, rĂ©inscrivant leur croyance dans une thĂ©ologie de la transcendance, lâinvestit de sacrĂ©; mais dâun sacrĂ© dĂ©niĂ© et mĂ©connu parce que transfigurĂ©, qui fait retour pour sâĂ©crire, aprĂšs la «mort de Dieu», dans des termes profanes dâune thĂ©ologie. Ainsi, le «croyant athĂ©e» renoue-t-il avec une certaine thĂ©ologie de la transcendance, bien que ce soit, ici, sous la forme dâune Essence (dâune IdĂ©e) consubstantielle au sens de lâHistoire.
Le ProgrĂšs, la Raison, la LibertĂ©, le Bonheur, la Dictature du ProlĂ©tariat, bref tous ces «paradis terrestres» doivent se rĂ©aliser⊠puisquâils doivent se rĂ©aliser. PĂ©tition de principe que lâon retrouve probablement aux fondations de toutes les croyances de ce genre et quâa formulĂ©e remarquablement bien Hegel: «Ce qui apparaĂźt Ă la fin est toujours au commencement.»
Ce qui aurait dĂ» prendre la place de Dieu câest, en principe, un lieu vide, Ă©ternellement vacant, ayant valeur dâhĂ©bergement. Mais, dĂšs les origines, cette «place vide» au lieu que de rester vide, a Ă©tĂ© investi et occupĂ© par un mythe cosmopolite et universel, comme si, lâhomme moderne, face au vide auquel il Ă©tait confrontĂ©, a cherchĂ© Ă lâĂ©viter par une ruse de la raison; attitude de fuite remarquablement dĂ©crite par Rilke dans ces vers Ă©clatants des ElĂ©gies de Duino
«Et soudain dans ce pénible nulle part,
Soudain la place indicible, oĂč lâinsuffisance pure
Incompréhensiblement
Se transforme et bondit en cette surabondance vide.
OĂč le compte aux postes nombreux sâachĂšve en lâabsence de tout chiffre».
Tout en Ă©tant «moderne» et que jâinscrive ma rĂ©flexion dans la perspective de la «mort de Dieu», jâessaie de maintenir la vacuitĂ© du vide. Je ne crois donc pas que lâhistoire recĂšle un sens quelconque qui doive se rĂ©vĂ©ler, se manifester ou se rĂ©aliser. Je pense que lâhistoire nâest porteuse en elle-mĂȘme, de par elle-mĂȘme, dâaucune vĂ©ritĂ© transcendante, sacrĂ©e ou profane que soit cette vĂ©ritĂ©. Lâhistoire nâest grosse de rien dâautre que des finalitĂ©s que les hommes y investissent. En ce sens je me sens trĂšs proche de Nietzsche quand il affirme que lâhomme est un «animal perspectiviste» en ce quâil est une reprĂ©sentation construisant le monde Ă partir de lui-mĂȘme.
Mais toute reprĂ©sentation est fausse, prĂ©cise Nietzsche: «Toute croyance, toute opinion est fausse, parce quâil nây a pas de «monde vrai». Il nây a donc quâune apparence perspectiviste dont lâorigine est en nous». Ce qui lui faisait dire que la grandeur de lâhomme est dâavoir inventĂ© la «fable, le mythe, la mĂ©taphysique, la religion», et sa misĂšre dây avoir cru. Le mythe peut mais ne doit pas ĂȘtre cru.
Je pense que câest la certitude de la foi, que cette foi soit une foi religieuse ou athĂ©e, qui anime la croyance des croyants, pendant que câest la seule vertu du possible qui anime la mienne. Et câest en cela, je pense, que rĂ©side la diffĂ©rence fondamentalement mĂ©taphysique qui me tient Ă lâĂ©cart de la foi, de toute foi, Ă quelque ordre quâelle appartienne.
Quand les croyants, athĂ©es ou religieux, postulent que la rĂ©alitĂ© doit sâunir au possible dans la nĂ©cessitĂ© (câest çà , la tĂ©lĂ©ologie), moi, je pense que câest cette derniĂšre, que câest donc la nĂ©cessitĂ© qui peut â et non, «doit» â sâunir au possible dans la rĂ©alitĂ©. A leur dĂ©terminisme mĂ©caniste sĂ»r de ses prĂ©misses causales et de son terme, jâessaie de substituer un dĂ©terminisme «chaotique», oĂč il y place Ă lâintervention de lâhomme.
Sâil est vrai cependant que je pense que lâhomme se dĂ©finit par un projet de libertĂ© et de raison, il demeure que ce projet est une aventure, qui peut aboutir ou se casser la gueule â «le possible vraiment, comme lâĂ©crit Kierkegaard, contient tous les possibles, donc tous les Ă©garements» (TraitĂ© du dĂ©sespoir).
Car lâidĂ©e de projet, en reportant le possible dans la rĂ©alitĂ© plutĂŽt que dans la nĂ©cessitĂ© oblige lâhomme moderne du XXIe siĂšcle Ă se penser sans la transcendance: Ă se familiariser avec lâidĂ©e que ce monde-ci, celui oĂč il vit, ne laisse rien derriĂšre lui ni au-delĂ , quâil est lâhorizon total de son ĂȘtre et quâil nây a pas dâautre domaine qui lui serait transcendant. Cela nâempĂȘche pas quâil y ait des dimensions, des profondeurs, qui nous Ă©chappent ou nous Ă©chapperont dĂ©finitivement. Sâil en est ainsi, ce monde-ci est donc la seule source et le seul contexte de toutes les normes Ă©thiques ou politiques.
Je ne pense pas quâil faille chercher la source des valeurs morales ou sociales et de la lĂ©gitimitĂ© politique dans un au-delĂ sacrĂ©, ou une transcendance historique. Elle se retrouve dans les ĂȘtres humains, hommes et femmes qui sâinterrogent pour les Ă©laborer, elle se retrouve dans cette vĂ©ritĂ© fondamentale mise en lumiĂšre par Kant et qui fait de lâhomme, de tout homme toujours et partout, une fin pour lui-mĂȘme et les autres ses semblables, et non un moyen. Mais surtout il lui faut accepter que tout cela quâil Ă©labore et conçoit, câest toujours et partout un homme fini qui lâĂ©labore et le conçoit dans un monde lui-mĂȘme fini. LĂ dessus il y a un philosophe, peu connu hĂ©las, Yirmiyahu Yovel, qui a dit des choses essentielles (Kant et la philosophie de lâHistoire; Spinoza et autres hĂ©rĂ©tiques).
On aura reconnu, peut-ĂȘtre, Spinoza, dans cette leçon de lâimmanence des fins ultimes de lâhomme, mais je ne suis pas sĂ»r que les hommes de lâOccident, ou ceux dâailleurs, pourront substituer Ă la pensĂ©e transcendante de Dieu ou de lâHistoire, la pensĂ©e dâune fin immanente au monde dâici-bas.
Q: Vous nâavez jusquâĂ prĂ©sent parlĂ© que de lâOccident. Mais quâen est-il de la pensĂ©e de Dieu ailleurs, par exemple dans cet Orient qui est le nĂŽtre ?
Dans cet Orient qui est le nĂŽtre comme vous dites, les choses se passent de maniĂšre radicalement diffĂ©rente. La religion est toujours le seul horizon de pensĂ©e; câest toujours le seul discours du monde qui fasse le monde. DĂšs lors tout «trouble» introduit dans la configuration du religieux est un trouble introduit dans la cohĂ©rence du monde, son sens et sa reprĂ©sentation. Ici, le phĂ©nomĂšne religieux, la croyance en Dieu est toujours un phĂ©nomĂšne de sociĂ©tĂ©.
LâathĂ©isme nâest pas, comme en Occident, un «phĂ©nomĂšne de masse», mais un phĂ©nomĂšne toujours individuel et individualisĂ©. Et câest bien parce quâil en est ainsi quâil nâest pas demandĂ© aux gens de penser individuellement Dieu.
Câest la sociĂ©tĂ©, plus exactement la communautĂ© croyante, Ă travers ses reprĂ©sentants lĂ©gitimes, qui doit dire comment penser Dieu. Ce que jâen dis lĂ ne sâapplique pas particuliĂšrement Ă lâextrĂ©misme ou au fondamentalisme, ni non plus Ă lâune seulement des trois religions rĂ©vĂ©lĂ©es qui enveloppent cette rĂ©gion du monde, mais bien aux trois, ainsi quâĂ toutes les «sociĂ©tĂ©s/communautĂ©s» du Proche-Orient.
Q: Pourquoi selon vous cet Ă©cart si grand entre lâOccident et lâOrient?
Quâest-ce qui a conduit lâOccident Ă renoncer Ă Dieu, et nous pas ?
Pour expliquer ces histoires diffĂ©renciĂ©es, je ne puis que mâaventurer sur des terres inconnues. Ce que jâen dis relĂšve du principe dâintelligence de lâhistoire, plutĂŽt quâil nâen procĂšde dâun principe dâexplication.
Je pense que lâOccident, en Europe, Ă partir des XIIe/XVe siĂšcles, a connu et vĂ©cu quelque chose que lâhumanitĂ© avant lui nâavait pas connu ou vĂ©cu. Câest la premiĂšre fois que dans lâhistoire de lâhumanitĂ©, le discours du monde qui fait le monde nâest plus comme naguĂšre le discours de la religion qui a perdu, ontologiquement perdu pour toujours, sa force performative.
Le discours du monde de la modernitĂ© ne fait plus le monde, il se contente de lâexpliquer ou de lâinterprĂ©ter â (au grand dam de Marx. Cf. sa «thĂšse sur Feuerbach»: La philosophie nâa fait jusquâĂ prĂ©sent quâinterprĂ©ter le monde alors quâil sâagit de le transformer).
Tout devait changer et ĂȘtre bouleversĂ© par cette conversion dont devait sourdre et sâinduire ce qui deviendra la «modernité». Tout: le rapport de lâhomme Ă Dieu, au SacrĂ© Ă lâau-delĂ et Ă la mort, son rapport Ă la vĂ©ritĂ©, Ă la nature, au langage, Ă la politique, au pouvoir et Ă la sociĂ©tĂ©, son rapport Ă soi, Ă lâautre, Ă la famille, son rapport au temps dans toutes ses catĂ©gories confondues (passĂ©/prĂ©sent/avenir), son rapport Ă lâinstant et Ă lâĂ©ternitĂ©, son rapport Ă la natureâŠ
Câest Ă cette Ă©poque, dâailleurs que devaient naĂźtre les concepts fondateurs de la modernitĂ©: lâindividu et la sociĂ©tĂ©, lâhumanisme, le sujet et lâobjet, lâobjectivitĂ© et la subjectivitĂ©, lâinfini, lâuniversel et lâuniversalitĂ©, lâĂ©conomie, le marchĂ©, le capitalisme, la nation et lâEtat, les droits de lâhomme et du citoyen, le concept de peuple comme actant de lâhistoire, les syndicats et le syndicalisme, le concept de parti politique et de sociĂ©tĂ© civileâŠ, et, surtout le concept du sens de lâhistoire qui â faisant fond sur le concept dâune Histoire universelle de lâhumanitĂ© postulĂ© par Kant et les AĂŒfklerer â, fonde tous les discours du monde qui ont Ă expliquer le monde.
Car, câest ce concept qui aura permis Ă lâhomme de la modernitĂ© dâorganiser la foule des Ă©vĂ©nements qui lui viennent du monde physique, des mondes humains, des mondes non-humains et des mondes dâailleurs, et de leur confĂ©rer un sens, en les subsumant, prĂ©cisĂ©ment, sous lâIdĂ©e dâune histoire universelle de lâhumanitĂ©.
Câest sur les ruines du discours religieux, sur la «catastrophe» de la mort de Dieu que devaient sâĂ©difier la trame de tous les discours du monde qui expliquent le monde de la modernitĂ©, et qui toutes devaient se mettre en perspective, Ă partir des Xve/XVIe siĂšcles, selon les termes de cette idĂ©e dâune histoire universelle de la nature et de lâhumanitĂ©.
Les premiers Ă se mettre en place, lâinitiant, furent les discours de lâAstronomie avec la rĂ©volution copernicienne, de la Physique mathĂ©matique avec GalilĂ©e, de la Philosophie moderne avec Descartes, de la Politique moderne avec Machiavel, des sciences humaines avec la naissance de la psychologie aux Xve/XVIe siĂšcle. Le reste devait suivre. Câest Ă tous ces discours quâĂ©choit, dans le monde de la modernitĂ©, le droit de dire le monde «en vĂ©rité», vocation qui revenait, de droit, au discours religieux.
Dieu est boutĂ©e hors de lâUnivers. Et dĂšs lors que Dieu est boutĂ©e hors du cosmos, les enjeux de la vĂ©ritĂ© ne relĂšvent plus de lâordre du transcendant, que le discours religieux devait reflĂ©ter, traduire et transmettre, mais de lâordre de lâhumain qui le construit et le valide.
Câest cette catastrophe â qui devait dĂ©senchanter le monde aux dires de Max Weber â que nâont pas connu les peuples et les religions de lâOrient, pour nous en tenir Ă eux, ou, sâils lâont connue, ils ne lâont pas reconnue.
Vous comprenez, pour revenir au dĂ©but de notre entretien, quâon ne puisse pas penser Dieu aux Xxe/XXIe siĂšcles, selon que lâunivers de reprĂ©sentations du monde de ceux qui le pensent sâinscrit dans la catastrophe reconnue, mais convertie par la modernitĂ©, ou dans une catastrophe vĂ©cue mais toujours mĂ©connue.
Q: Et selon vous, la situation qui correspond à celle du Proche-Orient contemporain serait du type catastrophe vécue mais méconnue?
Jâen ai bien peur. Je pense quâau Proche-Orient on est confrontĂ© Ă la situation traumatisante dâun «effondrement mĂ©connu».
Q: Quâest-ce que cela veut dire, effondrement mĂ©connu ?
Lâeffondrement correspond Ă une «crise des signes». Quâil soit mĂ©connu, signifie quâil relĂšve de lâindicible, de lâirreprĂ©sentable et dĂšs lors du mĂ©connaissable (ou du non reconnaissable); bien quâĂ©prouvĂ©e, cette crise des signes demeure obstinĂ©ment invisible, car le reconnaĂźtre, menace dâĂ©branler les fondations dâune Loi fondamentale vĂ©cue comme sacrĂ©e; non reconnue, cette crise sâĂ©tablit comme entitĂ© verbale mais sans lieu propre dans la comprĂ©hension de la totalitĂ© de ce qui se passe. Bref, on ne tient pas compte de ce qui sâest passĂ© et on continue Ă fonctionner comme si ce qui sâĂ©tait passĂ© ne discrĂ©ditait pas dĂ©finitivement les croyances Ă©tablies. On continue dâagir en pensĂ©e comme si le ciel, le soleil les Ă©lĂ©ments et les hommes nâavaient pas changĂ© dâordre, de mouvement et de puissance et ne sont pas diffĂ©rents de ce quâils Ă©taient autrefois.
Q: Vous pourriez vous expliquer un peu plus ?
Oui, vous avez raison. Je vais rĂ©flĂ©chir sur un exemple. Soit le nationalisme arabe. Je suis dâautant plus aise dâen parler que jâai Ă©tĂ© durant une vingtaine dâannĂ©es, bien que marxiste, un fervent militant du nationalisme arabe; et ce que je vous en dis lĂ est une pensĂ©e «dâaprĂšs-coup», une pensĂ©e dâaprĂšs lâĂ©chec, dâaprĂšs lâeffondrement en catastrophe de son univers de discours et du systĂšme de reprĂ©sentations et de perception qui lui correspondait, quand la pensĂ©e fait retour sur lâĂ©chec pour chercher Ă en comprendre le sens. Car on peut fuir ce retour de la pensĂ©e rĂ©flexive et rĂ©agir comme si lâon pouvait en faire lâĂ©conomie. Mais mĂȘme si on rĂ©ussissait Ă Ă©viter de se poser les questions gĂȘnantes que pose cet Ă©chec, eh bien ce serait un effondrement vĂ©cu mais mĂ©connu. Câest un effondrement qui serait, en termes de psychanalyse, refoulĂ© je lâespĂšre, occultĂ© je le crains.
Pour en revenir au nationalisme arabe. Ce fut un phénomÚne de pensée qui a enveloppé la vie politique, culturelle, historique⊠de ces cinquante derniÚres années.
Tout le monde y a cru, ses ennemis qui le craignaient ainsi que ses partisans qui le crĂ©ditaient dâune valeur absolue; et pourtant câest un concept mythique, un fantasme de concept. Or, aprĂšs-coup, ce qui mâa paru suspect, câest dâabord sa date de naissance.
Car aprĂšs tout, la naissance du nationalisme arabe a correspondu, historiquement, avec ce que lâon appelle la «chute» de lâempire ottoman, sa «balkanisation», son «dĂ©membrement»⊠bref son effondrement en catastrophe.
Mais ce quâĂ lâĂ©poque de mon militantisme je nâavais pas compris, câest que lâeffondrement de lâempire ottoman en cachait un autre et le voilait, puisque sây effondrait Ă©galement quelque chose de la pensĂ©e religieuse de lâIslam qui portait cet empire, le supportait, le fondait et le lĂ©gitimait aussi bien sur le plan social, politique, culturel, imaginaire, Ă©conomique, anthropologique et, surtout, symbolique. La naissance du nationalisme arabe est venu, trĂšs prĂ©cisĂ©ment, recouvrir lâeffondrement recĂšle de la pensĂ©e islamique, pour lâoblitĂ©rer.
Dâailleurs si lâon sâinterrogeait sur le sens de ce phĂ©nomĂšne, on pourrait se rendre compte que câest un signe flou, au ventre mou, un signifiant sans signifiĂ©, ou plus exactement, que le signifiĂ© qui lui correspond se dĂ©clinant, connotativement, sur fond de pensĂ©e islamique, nâa correspondu Ă nul rĂ©fĂ©rent dans la mĂ©moire de ces lieux, Ă nul rĂ©fĂ©rent dans la rĂ©alitĂ© historique des peuples de la rĂ©gion.
Câest en ce sens que la nationalisme arabe a fonctionnĂ© comme entitĂ© verbale mais sans lieu propre dans la comprĂ©hension de la totalitĂ© de ce qui se passe. Interrogez tous les slogans, tous les mots dâordre, tous les postulats et les axiomes du nationalisme arabe vous retrouverez, comme des objets perdus, les mĂȘmes «lieux de vĂ©rité», les mĂȘmes topoĂŻ aurait dit Aristote, que ceux de la pensĂ©e islamique.
On y retrouve, mais comme objet non reconnu, lâunitĂ© de la oumma islamiyya, sa mĂ©moire, son imaginaire⊠mais transcrites dans les termes profanes de lâunitĂ© (postulĂ©e) du peuple arabe. Or, rien ne dit que les «masses arabes», quand elles vibraient aux slogans de lâarabisme, nây vibraient pas parce quâelles se reconnaissaient dans le dĂ©notatif du discours du nationalisme, plutĂŽt que, comme je le pense maintenant, dans les Ă©chos islamiques que le discours du nationalisme arabe recelaient et auxquels il renvoyait connotativement.
Câest dâailleurs cela qui a rendu le nationalisme arabe «acceptable» aux yeux des intellectuels et des masses arabes, et qui expliquerait le pourquoi de son «efficacité» (sic). RĂ©trospectivement on ne peut sâempĂȘcher de remarquer que le nationalisme arabe nâa fait que reprendre Ă lâIslam, rĂ©troactivement, la totalitĂ© de son legs, et quâil lâa repris tel quel.
Quant Ă moi, je pense que le nationalisme arabe a permis aux gens dâici dâocculter, de refouler lâeffondrement de lâempire ottoman, certes, mais, surtout, dâocculter le sens recĂšle de celui de lâIslam.
Et jâai bien peur que ce ne soit un effondrement Ă rĂ©pĂ©tition qui a donnĂ© Ă sâillustrer dans lâhistoire contemporaine du «Monde arabe» (sic) â de la naqba de 1948, Ă la naksa de lâexpĂ©dition de Suez en 1956, Ă la hazima de 1967, Ă lâeffondrement de lâunitĂ© syro-Ă©gyptienne, Ă la mascarade de la victoire de la Guerre dâoctobre de 1973, Ă la lâinvasion du Liban en 1982, suite de catastrophes qui sâest conclue, tout naturellement, par un retour Ă lâIslam, radical ou pas, comme si de rien nâĂ©tait dans la mĂ©moire de ces lieux.
Q: Quelles consĂ©quences cela a-t-il, pour les gens dâici? Comment pourront-ils «penser Dieu» aux XXe/XXIe siĂšcles ?
Une rĂ©traction de celui qui est saisi par la peur devant les menaces de destruction de cette Loi de lâidentitĂ© et de la reconnaissance; un rapport au rĂ©el qui se tisse selon un palimpseste indĂ©chiffrablement oblitĂ©rĂ©, mais subsumĂ© en dĂ©finitive par de lâimaginaire sur lequel sâĂ©crit et sâefface lâhistoire; et, sur le plan religieux ou de la foi, on assiste Ă lâĂ©mergence dâune espĂšce dâhortogolossie qui donne «la prĂ©Ă©minence au dit sur la pensĂ©e», Ă lâabsolue nĂ©cessitĂ© de passer par tous les dĂ©tours obligatoires du dit, Ă une ritualisation de la pensĂ©e et de la foi⊠toutes choses qui caractĂ©risent la pensĂ©e fondamentaliste (Cf. Les Talibans, le GIA en AlgĂ©rie ainsi que les autres radicalismes)⊠Bref on nâose plus rĂ©inventer ce que pourrait ĂȘtre la vie.
Q: Est-ce Ă dire quâon doive renoncer Ă lâIslam?
Les choses mâapparaissent plus complexes que cette formulation abrupte. Lâexemple de lâEurope et de lâOccident, oĂč le retour du religieux et le renouveau du christianisme sont manifestes, mâinciterait Ă plus de prudence.
Il ne sâagit pas de renoncer Ă lâIslam (ou Ă sa religion). Je ne prĂȘche pas lâathĂ©isme, je nây crois pas. Mais, il me semble Ă©vident, de par ailleurs, que la parole du poĂšte est vraie. «Rien nâest que par la mort», affirme Bonnefoy dans LâImprobable.
Et il faut bien que quelque chose meure dans lâIslam (pour rĂ©duire celui-ci Ă un exemple et cet exemple Ă un repĂšre symbolique) afin quâil puisse se rĂ©inventer, rĂ©inventant la vie⊠Car il me semble, quâun des paradoxes de la rĂ©pĂ©tition du mĂȘme rĂ©side dans le fait que pour cesser dâĂȘtre une rĂ©pĂ©tition il faut quâelle soit reconnue comme telle, câest alors que quelque chose de nouveau peut naĂźtre.
Q: Sinon? âŠ
Sinon⊠Je ne sais pas ! Si les choses me paraissent si sombres, câest parce quâil me semble que lâIslam (encore une fois pour rĂ©duire celui-ci Ă un exemple et cet exemple Ă un repĂšre symbolique), il me semble donc que lâIslam est plongĂ© dans une problĂ©matique de lâimpuissance: il y a comme le sentiment quâil lui est impossible dâagir sur son destinâŠ
Câest une authentique crise culturelle, mais une crise oĂč les moyens intellectuels de se la reprĂ©senter font dĂ©faut. Et surtout de se la reprĂ©senter dâune maniĂšre positive. Câest cette incapacitĂ© Ă trouver les concepts nouveaux permettant dâapprĂ©hender la crise qui est tragique. Elle est intimement liĂ©e, je pense, Ă la mĂ©connaissance qui frappe lâeffondrement vĂ©cu et mĂ©connuâŠainsi quâau fait que du nouveau nâait pas Ă©mergĂ©!
⊠Et demeure au fond de cette dĂ©marche passĂ©iste, le refus de reconnaĂźtre la catastrophe qui nous est advenue. Le fondamentalisme câest bien cela. Je ne pense pas quâil faille lâexpliquer par la psychologie, mĂȘme comprise comme psychologie de masse.
Car, par delĂ lâapprĂ©ciation morale quâon peut y porter, le fondamentalisme câest une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e dâoblitĂ©rer la nouveautĂ© du prĂ©sent, dĂšs lors que celui-ci se doit de retrouver le passĂ© prophĂ©tique â comme lâon «retrouve un objet perdu», pour coĂŻncider avec lui.
Au fond, le fondamentalisme (quâil soit chrĂ©tien, juif ou musulman) câest, toujours et partout, lâinvention du mouvement avec de lâimmobilitĂ©.
Lâavenir nâest plein que du passĂ©, et le temps, un moyen pour remonter vers le passĂ© perdu de la «promesse».