Romain Gary (de son vrai nom Roman Kacew) est le seul romancier à avoir obtenu deux fois le prix Goncourt, en empruntant un pseudonyme (Emile Ajar). Il fut également aviateur, croix de guerre, croix de la Libération, diplomate, réalisateur et commandeur de la Légion d’honneur. Fervent admirateur du général de Gaulle, il faisait remarquer que ce dernier ressemblait à un personnage de roman. Gary était mû lui-même par une telle soif d’absolu et de reconnaissance que sa vie ne fut qu’un long cierge brûlé pour la postérité.

Était-ce dû à l’amour tout-puissant de sa mère, émigrée juive malmenée par la vie et animée d’un tel sentiment de dignité qu’elle voulut, par l’entremise de ce fils, muer ses échecs en triomphe ? Ou bien était-ce ce vide, ce trou béant laissé par l’absence du père, que Gary tentera toujours de combler, lui que Lesley Blanch, sa première épouse qui était écrivaine, décrira comme un être inachevé ? Un père que Gary n’eut de cesse de réinventer ; qu’il fût  beau comme Yvan Mosjoukine, acteur russe célèbre avec qui Gary présentait une ressemblance troublante et dont il se plaisait à évoquer la paternité ou qu’il fût fragile et rongé de regrets comme ce vieux proxénète, dans son roman La vie devant soi, venu récupérer un fils confié depuis 11 ans et qui se fait rembarrer par Madame Rosa, la nourrice. Madame Rosa admirablement jouée par Simone Signoret en 1977, dans un rôle qui lui valut le César de la meilleure actrice.

Par sa vie, son héroïsme pendant la Résistance, son couple de légende avec l’actrice Jean Seberg et son œuvre, ce séducteur aux yeux clairs, aux traits d’Oriental, à la voix grave et voilée, fut tout et rien à la fois. Il vécut tant de vies que la vérité était pour lui fluctuante. S’il apporta à ceux qui contestèrent son talent, par un deuxième Goncourt, le démenti le plus éclatant, il en nourrit une culpabilité tenace pour avoir enfreint les règles. Jamais bien loin des larmes, il ne fut pas non plus à l’abri du désenchantement.

Etait-ce la conviction d’avoir enfin accédé aux rêves de sa mère, but auquel il avait assigné sa vie (La promesse de l’aube), ou cette vacuité insupportable après sa disparition, elle, qui par le culte qu’elle lui vouait, en fit un être d’exception ? Etait-ce sa déception, lui qui a tant aimé la France, de voir après Vichy son idéal s’écrouler, ou simplement le refus de vieillir, se déliter, lui qui opposa à la médiocrité une fin de non-recevoir, lui, ce grand mystificateur devenu démiurge et qui, à la force du poignet, avait forcé le destin ? Il disait qu’il avait fait un pacte avec le bon Dieu, un pacte pour ne pas vieillir. On retrouve chez Madame Rosa ce même refus obstiné de finir dans un hôpital.

La vie devant soi. Que le titre de ce roman ait été dicté par l’espoir ou par la dérision, cinq ans après sa parution, en décembre 1980, cet homme âgé de 66 ans s’est trouvé sans repères. Dans sa dernière lettre, sa mère avait écrit : « sois dur, sois fort et continue ». Pour la première fois, il a désobéi. Il ne pouvait plus vivre sans elle. Estimant que, comme pour un personnage de roman, l’histoire était finie, il se donna la mort, un an après Jean Seberg, son ex-épouse, après avoir écrit : « Je me suis enfin exprimé entièrement. »

Source: l’Agenda Culturel, avec l’aimable autorisation de son auteur


Nada Bejjani Raad

Née au Liban, Nada Bejjani Raad est architecte et pratique son métier en France depuis 1989. Contributrice régulière dans la presse francophone, bloggeuse à l’Agenda Culturel, elle est l’auteure du roman « Le jour où l’agave crie ».

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