Ces derniers jours ont été secoués par deux démissions au ministère libanais des Finances : le conseiller Henri Chaoul et le directeur-général Alain Bifani. Depuis, le Fonds monétaire international (FMI) a suspendu les négociations avec le Liban. 

Porté par la vague des manifestations, le nouveau gouvernement présidé par Hassan Diab, représente une nouveauté sur la scène politique libanaise. Ses membres, des technocrates, bien que faisant partis de quotes-parts de partis politiques, n’ont pas joué de rôle dans la vie politique auparavant, et ils ont annoncé leur volonté de réforme. Avec son équipe (de fonctionnaires et de conseillers), Alain Bifani, conseillé par Lazard (banque d’affaires servant de Cabinet de conseil), a préparé un plan de sauvetage financier dont le diagnostic de fond compile les pertes de la Banque Centrale du Liban (BDL). Le soutien du FMI (impliquant des réformes) est la condition au débloquement des fonds prévus par la CEDRE (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises). 

Le FMI a validé ce plan et les chiffres présentés. Il n’a accepté d’aider le Liban que sur la base de ces chiffres, du plan de redressement adopté par le nouveau gouvernement libanais et de réformes.

Le diagnostic posé par ce plan dévoile trois décennies de mauvaise gouvernance, de corruption, de détournements de fonds publics, de parité fixe entre le dollar et la livre (« peg ») et de taux d’intérêts élevés, parfois usuriers, qui ont découragé l’investissement dans les secteurs productifs (agriculture et industrie) et innovants (digital et numérique) et fait du Liban un pays à économie de plus en plus rentière, dont les importations dépassent de très loin les exportations. La Banque Centrale a payé ces intérêts par l’emprunt durant des décennies, creusant ainsi la dette et accumulant un service de la dette conséquent pour soutenir un dollar au prix fixe sur le marché libanais !

Le « plan Bifani » prévoit une restructuration du secteur bancaire. Pour faire face aux pertes, les actionnaires des banques sont appelés à augmenter le capital de celles-ci (« capital increase »), à utiliser le capital actuel (« wipe-out » ou « write-off ») et à reverser une partie des dividendes qu’ils se sont donnés les années précédentes grâce au système en place qualifié par les experts de « schéma de Ponzi ». 

Ce plan protège les comptes bancaires inférieurs à 10 millions de dollars, en leur épargnant tout « haircut » ou « bail-in », c’est-à-dire une conversion forcée en instruments de capital.

En revanche, un haircut/bail-in à hauteur de 13% frapperait les comptes bancaires de 931 déposants ayant plus de 10 millions de dollars. Parmi eux se trouvent la plupart des seigneurs de guerre, politiciens et autres personnages (comme des actionnaires de banques) qui ont reçu ou accordé des pots-de-vin, détourné des fonds publics ou procédé à des trafics illicites, ou reçu des intérêts à taux usuriers. 

L’Association des Banques du Liban (ABL) et la commission des Finances et du Budget au Parlement, contestent le montant des pertes de la BDL telles que les a évaluées le nouveau gouvernement, le directeur-général Bifani et le FMI. 

Pour éponger les pertes, le plan alternatif de l’ABL, probablement rédigé par le gouverneur de la BDL, prône la vente de l’or de la BDL, des actifs immobiliers de l’État et de la façade maritime du pays aux riches Libanais et aux étrangers, ainsi qu’une très longue période de contrôle des capitaux touchant tous les déposants. Ceux-ci ne devraient pas supporter les pertes causées par une politique financière, bancaire et monétaire qu’ils n’ont pas choisie. Car le plan de l’ABL consiste à contrôler les transferts de capitaux pendant une période extrêmement longue et donc à dévaluer de manière substantielle et permanente des dépôts en dollars ou plutôt ce que Dan Azzi appelle les « lollars ». Ce qui, compte tenu de l’inflation et de la dévaluation de fait, réduit considérablement la valeur de leur argent, et revient à leur faire le terrible « haircut » qu’ils craignent tant. 

Sur son compte Twitter, Henri Chaoul a résumé le 1er juillet 2020 ce plan alternatif en ces termes : « Après avoir conduit le plus grand système de Ponzi de l’Histoire, au niveau national, le Liban s’embarque dans le plus grand braquage au monde : une vente des actifs de l’État et une vente de l’or au profit des 1% des gens les plus riches. » 

La commission des Finances et du Budget au Parlement soutient le plan des Banques en prétendant que le déficit est beaucoup moins grave que ne le dit le gouvernement. Pour arriver à ce chiffre bien moins élevé, elle a adopté une approche comptable rejetée par le FMI car dissimulant d’importantes pertes. 

Pourquoi la commission des Finances au Parlement tente-t-elle à tout prix de démolir les chiffres du gouvernement, pourtant reconnus par le FMI ? 

La vérité est que plusieurs députés sont en conflits d’intérêts. Qui sont-ils censés défendre ? L’intérêt général des Libanais qui les ont élus ? ou leurs propres intérêts en tant qu’actionnaires, avocats ou membres de Conseils d’administration de banques ? 

Le Liban n’est pas un pays capitaliste à économie libre. Sous l’occupation syrienne, une certaine classe politique a dirigé le Liban, et grâce à l’aide de certains pays puissants, elle a continué à le faire durant la période suivante. Sous son égide, les milieux politico-financiers ont instauré un capitalisme de connivence qui a entraîné la faillite du pays. 

Le plan du nouveau gouvernement souhaite changer le modèle économique et faire du Liban un pays véritablement capitaliste à économie libre (fin des monopoles et des agences exclusives), avec la mise en place progressive d’un taux de change fluctuant, et le renflouement des pertes d’une entreprise (ou d’une banque) par ses actionnaires (investisseurs) et non par l’État, c’est-à-dire les citoyens qui paient leurs impôts (et qui pour la plupart d’entre eux ont confié à ces banques leur argent). 

La Banque Centrale a en effet imposé des taux d’intérêts élevés. Attirés par ces taux pouvant leur procurer d’importants profits (et à leurs actionnaires des dividendes), les banques et leurs actionnaires ont choisi d’investir l’essentiel de l’argent des déposants dans la dette libanaise sans exiger en contrepartie des réformes et la réduction du déficit budgétaire et de la balance commerciale. Il est donc normal que ce soient elles et non les déposants, qui assument les pertes dues à cette politique qu’elles ont financées en prêtant sans conditions l’argent de leurs clients. 

C’est justement la contestation des chiffres par la commission des Finances et du Budget qui a entrainé les démissions d’Henri Chaoul et d’Alain Bifani, et la suspension des négociations avec le FMI dont l’aide financière est conditionnée à des réformes dont les milieux politico-financiers au Liban ne veulent pas. Les deux hommes se sont prononcés en faveur d’une levée totale du secret bancaire.

Le 13 mars 2020, au cours de l’émission « Sar el-Wa’et » animée par Marcel Ghanem sur MTV, le ministre de l’Économie et du Commerce Raoul Nehmé, ancien directeur des banques BLC Bank et Bankmed, s’est prononcé en faveur d’un audit des comptes de la BDL par un auditeur juricomptable (forensic auditor) pouvant retracer toutes les transactions et leurs détails et ainsi détecter toute transaction douteuse (fraude, malversation, etc.). L’idée avait déjà été lancée par le consultant financier Mike Azar en décembre 2019, mais Raoul Nehmé était le premier responsable à la proposer. Dans l’interview qu’il accorda à Chloé Cornish dans le Financial Times du 10 mai 2020, Raoul Nehmé déclara : « Un auditeur juricomptable regardera toutes les transactions pour comprendre ce qui a été fait et la validité de chaque mesure. Tous les « bails-out » (renflouements) et autres. Tout ce qui a été fait[1]. » La proposition du ministre de l’Économie et du Commerce fut acceptée en Conseil des ministres et annoncée par le Président de la République Michel Aoun, le 24 avril 2020. Le 30 juin 2020, ce dernier s’est plaint de ce qu’il n’y ait pas eu d’avancées à sujet. 

La Suisse a récemment refusé de collaborer avec le Liban concernant les comptes de certains politiciens dans ses banques, et il va de soi que les milieux politico-financiers sont de cet avis. Quel politicien ayant reçu d’énormes pots-de-vin pour mettre son pays dans cet état de dépendance et d’appauvrissement, a envie que cela se sache ? Et quelle banque a envie de voir son client jugé, alors qu’elle l’a aidé ? La juricomptabilité permet de recouvrir les fonds volés. La société Kroll a donc été choisie par le gouvernement libanais et agréée par le FMI. Ce cabinet spécialisé en juricomptabilité, a été fondé aux États-Unis en 1972 par Jules Kroll, alors procureur du district de New York. Kroll est aujourd’hui détenu par des fonds d’investissements (« private equity funds »). C’est en fait une agence de détectives menant des enquêtes financières, recherchant les fraudes et découvrant les pots-de-vin de toutes sortes. 

La juricomptabilité, c’est un peu le mariage entre la comptabilité et le droit. Dans l’esprit du gouvernement, KPMG (l’un des « Big 4 », l’un des quatre plus importants cabinets d’audit au monde) se verrait confier la reconstitution du bilan comptable de la BDL, Oliver Wyman (cabinet américain de conseil en stratégie) déciderait des normes à prendre en compte, et Kroll s’occuperait de l’historique des transactions. 

D’après son site internet, la firme internationale a travaillé sur le recouvrement de fonds volés par Saddam Hussein, Ferdinand Marcos et Jean-Claude Duvalier. Et Kroll a déjà travaillé pour des clients libanais et arabes. Dernièrement, le liquidateur de la Jammal Trust Bank (libanaise) a fait appel à ses services. 

Tout allait bien, et l’argent allait venir pour le plan de réforme du gouvernement, quand le ministre des Finances Ghazi Wazni a sorti de son chapeau des liens supposés entre Kroll et Israël pour bloquer la nomination de cette société. 

Ghazi Wazni est un homme compétent, mais il a été voulu à ce ministère par Nabih Berri, chef du mouvement et de la milice Amal et un des principaux accusés par la foule des manifestants. Pauvre au début de la guerre, Berri roule aujourd’hui sur l’or et possède des stations-services aux États-Unis, sans compter les propriétés et biens immobiliers inscrits en son nom ou en ceux de sa femme ou de ses enfants. Il est président du Parlement dont est issue la commission des Finances et du budget. Comme elle, il préfère le plan de l’ABL qui ne toucherait pas à ses biens, au plan du gouvernement qui ferait faire une enquête par un organisme international, et dont les résultats pourraient impacter à ses intérêts et à ceux de bien de ses parents et amis. De plus, réformer c’est aussi mettre fin à la mafia des générateurs dont Amal est le principal tenant… 


[1] https://www.ft.com/content/bc16f282-2874-4e0b-acec-84119b61044f.