Pourquoi je viens de décider de devenir danseur de ballet classique??

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Le moins qu’on puisse dire, c’est que le Général ne laisse personne indifférent. La population libanaise est aujourd’hui divisée en 5: Les personnes convaincues que dans les quelques mois qui viennent, le Liban sera, cette fois, pour de vrai, la Suisse du Moyen-Orient; Les personnes qui se promènent avec des parapluies noirs sur Facebook en guise de protestation; Les personnes qui se voient vivre l’apocalypse telle que prédite dans les évangiles; Les personnes qui remplacent leur photo de profil par leur meilleure photo “Aoun et moi”; et Les personnes qui se la modèrent, après des années de critiques, en écrivant sur leur blog qu’il ne sont “pas aounistes, mais…”

Comme il faut bien s’aligner et que j’ai réalisé il y a quelques jours que, bien qu’ayant rencontré le Général plus d’une fois, je n’ai jamais pensé nous prendre une selfie, j’ai opté pour la dernière catégorie, surtout qu’elle permet de parler de mon ego et de ne pas perdre définitivement mes derniers amis aounistes dont le sang, depuis quelques jours, vire à l’orange sanguine.

Me voilà donc parti pour une réthorique philosophique sur mes opinions politiques. Enfant, j’ai eu la chance – ou la malchance – de vivre le début de la guerre. Et je ne parle pas de 1975. Je parle des premiers combattants qui achetaient leurs propres armes dans les années 73 et 74. Les armes ne se trouvaient pas dans les supermarchés et les acquisitions avaient quelquefois quelque chose de loufoque, comme ce fusil français qu’on appelait le “49”, hérité d’un grand-père, et ayant servi pendant la seconde guerre mondiale, ou cette DShK (Douchka) pour laquelle il a fallu faire une collecte dans le village. Deux ans plus tard, la guerre commençait avec des jeunes combattants qui allaient le matin à l’Université, combattaient la nuit et dansaient le slow sur “nights in white satin” en week-end. Ces jeunes qui sont aujourd’hui, pour la plupart, dans un autre monde, se battaient pour une cause qui s’est perdue avec le temps. Cette cause, le Général Aoun l’avait ravivée en 1989, ce qui nous a tous poussés à nous engager et agir. Notre engagement ne s’est pas arrêté pendant 15 ans. Pour moi, l’essence de ce combat s’est concrétisée dans “le livre orange”, projet électoral mais aussi projet d’Etat sur lequel avaient travaillé plus de 100 personnes.

Mon engagement s’est arrêté avec la “disparition” de ce livre et, indirectement, de ce qu’il représentait.

Le Général réalise aujourd’hui un rêve personnel et le rêve de beaucoup de personnes qui ne l’ont pas quitté, des fois contre toute logique. Cependant, il ne faut pas se leurrer: le Général accède à ce poste avec des boulets attachés aux quatre membres. Quoi qu’on dise, ses “alliances” limitent sérieusement sa liberté d’action. Quoi qu’on dise, et comme le montrent les statistiques, la “rue”, particulièrement sunnite, est désabusée, et compter sur la société civile pour soutenir ses choix, pourrait se retourner contre lui dans le contexte actuel.

Alors, le Général ne pourra-t-il rien faire? Les Aounistes croient à un miracle, allant de la sécurité, à l’économie, au pétrole, à la justice, au règlement du problème syrien et palestinien, à la défense… Nous, vieux pragmatiques, calculateurs, ne demandons pas tant. Nous savons qu’il sera impossible, ne serait-ce que de désigner un officier non-aligné dans un poste de sécurité, que les nouveaux et anciens alliés, une fois dans le gouvernement, feront tout pour défendre et préserver le système pourri qui est leur oxygène, que toucher au problème des réfugiés sans grand tact risquerait de déclencher une guerre civile et répéter l’expérience de 1990, cette fois avec un résultat encore plus catastrophique…

Pessimiste? Non, pas vraiment. Parce que le Général n’a pas besoin de faire des miracles pour être “ce héros”. Il suffit qu’il limite, ne serait-ce que partiellement la corruption, en commençant, comme le suggèrent tous ceux qui veulent qu’il réussisse vraiment, par son propre camp et en passant ensuite aux autres partis. La tâche n’est pas impossible. Nous n’avons pas à réinventer le fil à couper le beurre, nous devons juste copier ce que les autres pays ont fait en informatisant le système et en limitant le contact citoyen-fonctionnaire.

Ceci dit, vu les options limitées, à défaut d’autres choix, et pour sauver mon mariage, donnons-lui cette chance. Regardons de loin la nouvelle naissance du Liban ou la fin du monde, en mangeant une crêpe-banane avec beaucoup de Nutella, l’antidépresseur le moins cher du monde. Oublions pendant quelque temps les posts critiquo-politiques et parlons de choses intéressantes, comme la recette du hommos-pignons ou “pourquoi il faut paniquer si tu te réveille à 50 ans et tu n’as mal nulle part”. Profitons de cette période de relaxation mentale pour faire quelque chose de complètement différent, comme par exemple du ballet classique. Puisque miracle il y aura, le prochain Mikhail Baryshnikov, ce sera peut-être moi.

Nasri Messarra
Nasri Messarra est maître de conférences et docteur en gestion, spécialisé dans la communication et les stratégies du marketing viral sur Internet et sur les réseaux sociaux en ligne. Il joue le rôle de consultant auprès de plusieurs entreprises, organisations et individus (personal branding) depuis 1994.

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