Cour de la caserne de La Quarantaine à Beyrouth. Crédit Photo : © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

Le 4 mai est la Journée internationale des pompiers. À Beyrouth, après le drame du 4 août 2020 qui a tué 10 d’entre eux, ils font face à une situation difficile dans une conjoncture libanaise compliquée. Mais ils peuvent toujours compter sur la France, à l’origine de leur création voici un siècle.

            Pour qui entre dans la capitale libanaise, ou en sort, par la route du Nord, impossible de ne pas ressentir un pincement au cœur en passant devant la caserne des pompiers de La Quarantaine (Karantina), à qui l’explosion du port a arraché 10 de leurs camarades, le 4 août 2020. Comme un rappel pour celui qui aurait effacé ce douloureux souvenir de sa mémoire, le terre-plein central de l’autostrade Charles Hélou arbore un monument dédié à « la première femme martyre du corps militaire », la caporale Sahar Farès.

            La mosaïque reproduisant le visage souriant de la « fiancée du Liban » – telle qu’a été surnommée celle qui devait se marier quelques mois après la date funeste – se dresse juste en face de la fameuse caserne. Beyrouth en compte 5. Partout, les soldats du feu bénéficient d’un capital sympathie qui va grandissant au gré des drames qui les touchent, comme ce fut le cas pour les « New York Firefighters », le 11 Septembre.

            De là à imaginer qu’ils sont l’objet de toutes les attentions, avec les moyens qui vont avec, il n’y a qu’un pas. Conclusion erronée. Les attaques et « caillassages » dont les pompiers sont victimes régulièrement en France en sont un exemple. Ce n’est pas le seul. Dans la désormais légendaire caserne de Karantina, qui date du mandat français et fête son centenaire en cette année 2023, une vingtaine de véhicules rouges colorent et égaient la cour. Mais seuls quatre engins et deux échelles sont en état de marche ; il n’y a plus d’ambulance disponible, les pièces défectueuses ne pouvant être remplacées : un dénuement qui affecte le moral de ces sauveteurs dévoués.

Salle des Opérations. Crédit Photo : © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

Ils sont près de 200 (avec le personnel administratif) à La Quarantaine, dont 4 femmes, et se sentent abandonnés. Comment ces héros du quotidien, dont le destin a ému la planète, sont-ils devenus la proie d’un tel découragement ? Pompier depuis 27 ans, Stony Sfeir rapporte : « En raison de mon ancienneté, je touche 10 millions de livres libanaises (environ 100 $ au cours actuel) par mois ; mon fils Antony, également pompier, touche 7 millions (70 $) ». Le capitaine Michel El Murr, 27 ans de service également, renchérit : « Avant la crise, je pouvais espérer toucher une retraite de 2000 $. Si je la prenais aujourd’hui, je toucherais, pour 60 % du taux plein, un montant d’environ 45 $. » Celui qui a cherché la dépouille de ses collègues disparus après l’explosion poursuit : « Avant, une jeune recrue percevait l’équivalent de 1500 $ en livres libanaises. Aujourd’hui, avec environ 90 $ mensuels, elle doit prendre un travail à côté. »

            Le capitaine Claude Hélou confirme : « Je termine à la caserne à 14 heures. Je rentre me reposer deux ou 3 heures chez moi. Et je pars travailler toute la nuit comme concierge pour gagner 200 $ ».

            Indépendamment du fait que leur salaire est devenu dérisoire avec la forte dévaluation de la monnaie nationale, les pompiers dépensent en frais d’essence plus que ce qu’ils gagnent. Même l’entraide (comme le covoiturage) ne permet pas de procurer une vie décente à ces hommes qui risquent leur vie pour autrui.

            Fonctionnaires dépendant administrativement de la baladiyeh (la municipalité), ces pompiers professionnels sont sous l’autorité du mohafez (gouverneur), et leur chef est un colonel de l’armée libanaise. Ils devraient recevoir salaire, couverture sociale, uniformes, etc., de la municipalité. Mais, comme nombre d’institutions libanaises, cette dernière déplore un manque de fonds. Avec désormais des établissements hospitaliers qui réclament les paiements en dollars, les pompiers se retrouvent avec  une assurance médicale qui les couvre très peu.

            Antony en a fait l’amère expérience. Accidenté alors qu’il se rendait à la caserne, le jeune homme a subi une opération exigeant la pose d’une broche dans la jambe. Sa famille a dû se débrouiller pour réunir les 1 500 $ de son coût, et s’acquitter de 21 millions de livres libanaises de frais d’hospitalisation, quand le dollar équivalait à 17 000 LL.

            Le colonel Maher Ajouz, le capitaine Aly Najem et le mohafez Marwan Abboud font leur possible pour remédier à cette situation dramatique. « Le gouverneur utilise toutes ses relations pour nous venir en aide », insiste le capitaine El Murr.

            D’autant que, dorénavant, les soldats du feu doivent également assurer leur équipement. Le capitaine explique : « Avant, chaque année, la baladiyeh fournissait 2 tenues camouflées (1 pour l’hiver et 1 pour l’été), 2 tenues de sport, 2 uniformes d’apparat, des t-shirts et débardeurs, 1 paire de baskets, 2 paires de chaussures, 2 paires de Rangers, etc. Depuis 2018, rien. Or, pour une seule tenue camouflée, il faut prévoir entre 40 et 50 $ ». Sans parler des tenues de feu, beaucoup plus onéreuses : plus de 1000 $ indépendamment du casque, des gants, de la cagoule, etc. Depuis 2008, les pompiers de Beyrouth n’en ont pas reçu une seule !

            Des vêtements neufs ne seraient pas du luxe. Le capitaine Michel El Murr commente : « Après n’importe quelle intervention, les tenues sont contaminées. Le protocole prévoit de les retirer avant de pénétrer dans les véhicules, et de les laver dans des machines industrielles. Mais nous n’en avons pas, et nous n’avons pas les moyens de remplacer les vêtements actuels. Nous réutilisons inlassablement nos tenues malgré la toxicité. Sans oublier que, théoriquement, après 100 interventions de grande chaleur, ou après 100 lavages, il faudrait renouveler notre tenue dont le pouvoir protecteur s’est amenuisé… »

Les restes du camion intervenu au port le 4 août 2020 et le monument en la mémoire de la caporale Sahar Farès.
Crédit Photos : © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

L’élan de solidarité qui a suivi la catastrophe du 4 août a mis un peu de baume au cœur de ces hommes. Des ONG se sont mobilisées, comme Offre-Joie qui a nettoyé et rénové les locaux endommagés.

            Le capitaine Michel El Murr raconte : « Tous les murs étaient tombés. Heureusement que ces bâtiments, construits par les Français, possédaient des piliers en béton armé. Cela a limité les dégâts. Imaginez si tout s’était effondré avec les 40 000 litres d’eau qui sont sur le toit ! »

            Tel n’est pas le seul compliment adressé à la France. Les sapeurs saluent son engagement à travers les formations qui leur sont dispensées au Liban ou en France. À cette collaboration permanente s’ajoute le don de matériel ; des véhicules garés dans la cour affichent : « Marins pompiers de Marseille ».

            « C’est la France qui aide le plus les pompiers », reconnaissent à l’unanimité les soldats du feu. Et son aide est de qualité. Si plusieurs pays ont porté assistance aux Libanais après l’explosion, les dons, toujours utiles, ont parfois été moins pertinents ; certaines tenues, par exemple, portaient la mention « périmé ».

            Ces conditions difficiles dans lesquelles évoluent les pompiers instillent un sentiment d’abandon au sein de la brigade. Certains se tiennent à ses côtés de façon permanente, à l’instar de Nawraj. L’ONG du Dr Fouad Abou Nader a ouvert le centre socio-culturel Duroob au cœur du quartier dévasté par l’explosion, non loin de la caserne. Pour alléger un peu le fardeau des soldats du feu et leur montrer qu’ils ont du prix aux yeux de tous, le Dr Abou Nader dépêche des bénévoles pour développer des projets : rénovation et installation de leur petit musée, mise en place de cours de langues, accords avec des magasins et des stations services pour leur délivrer des bons d’achats.

            « Nous ne sommes pas là pour quémander, commentent les pompiers, mais nous avons besoin d’avoir l’esprit tranquille en sachant que nous allons pouvoir donner à manger à nos enfants. »

            Très attaché à « ses » pompiers à qui il rendait visite le 4 août 2020, le gouverneur Marwan Abboud précise : « Ce que l’explosion n’a pas réussi à faire, la crise économique le réalise. Il est urgent de trouver des solutions. Je fais mon possible pour multiplier les actions en faveur de la ville. Quand l’espoir est présent, même dans des moments difficiles, cela génère de la vitalité ».

            L’espoir, c’est aussi ce que le Dr Abou Nader s’emploie à répandre par les initiatives de Nawraj, telle celle du 1er mai, dont une grande partie se déroulait dans la caserne de La Quarantaine. Cette journée en faveur des pompiers de Beyrouth et de la population de Medawar visait à redonner le sourire à tous. Grâce à une collaboration entre son ONG et l’école libanaise de formation sociale (ELFS) de l’USJ, Fouad Abou Nader a offert un petit-déjeuner aux pompiers, des activités aux familles et aux personnes âgées du quartier. Lors du déjeuner auquel tous étaient conviés, le président de Nawraj a prononcé un discours dans lequel il a rappelé que l’absence de l’État le pousse à le « remplacer » en multipliant projets et actions au bénéfice de ses concitoyens, notamment les Libanais les plus abandonnés, comme les pompiers et les habitants de Medawar. Celui qui répète vouloir que « tous les Libanais puissent vivre en toute liberté, égalité, dignité et sécurité » a déploré que, 3 ans après la tragique explosion, la lumière – due aux familles des victimes et aux soldats du feu – n’ait toujours pas été faite, que la justice n’ait pas été rendue, et que pompiers et population soient oubliés.

Crédit Photos : © Nathalie Duplan – Valérie Raulin

Nathalie Duplan et Valérie Raulin
Grands reporters spécialistes du Liban, Nathalie DUPLAN et Valérie RAULIN sont les auteurs de "Jocelyne Khoueiry l’indomptable" (Le Passeur), "Le Camp oublié de Dbayeh" (Grand Prix littéraire 2014 de L’Œuvre d’Orient), et "Un café à Beyrouth" (Magellan & Cie). Avec Fouad Abou Nader, elles ont publié "Liban : les défis de la liberté", aux Éditions de L’Observatoire. Nathalie Duplan a débuté au Figaro Magazine ; elle est rédactrice en chef de la revue mensuelle Les Annales d’Issoudun et correspondante au Liban du trimestriel Codex. Valérie Raulin a commencé sa carrière au Figaro et a été "accréditée Défense". Également réalisatrice, elle a participé au lancement de la chaîne KTO. Elles sont également les auteurs, aux Presses de la Renaissance, de "Le Cèdre et la Croix", "Tenir et se tenir, entretiens avec Patrick Poivre d’Arvor", "Les Grandes Heures de Solesmes" et "Confidences d’un exorciste".

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