Capture d'écran du dirigeant du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, lors de son discours du 5 janvier 2020.
Capture d'écran du dirigeant du Hezbollah, Sayyed Hassan Nasrallah, lors de son discours du 5 janvier 2020.

Jihane Sfeir, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Dès le lendemain de l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre dernier, le Liban a été entraîné dans le conflit sur sa frontière Sud contrôlée par le Hezbollah, qui a tiré des roquettes sur le territoire de l’État hébreu en solidarité avec le mouvement palestinien. Israël a répliqué par des bombardements soutenus visant les positions du Hezbollah au Liban. Depuis, les combats n’ont cessé de s’intensifier, au point qu’une escalade vers une guerre totale qui embraserait l’ensemble de la région apparaît comme un scénario crédible aux yeux de nombreux observateurs et d’une partie significative de la population libanaise.

Dans un discours diffusé le 16 février le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a défié Israël en annonçant qu’il ne renoncera pas au combat et en martelant :

« L’ennemi paiera le prix du sang de nos femmes et de nos enfants qui ont été tués dans le Sud. Le prix du sang sera le sang ; pas des avant-postes, des équipements de surveillance ou des véhicules militaires. »

Cette déclaration implique que la milice chiite ne ciblera plus uniquement des positions militaires, mais également des civils. La veille, une frappe de drone contre des responsables du Hezbollah à Nabatiyeh avait fauché une famille au premier étage de l’immeuble visé.

Du côté israélien, le ministre de la Défense Yoav Gallant avait averti le 11 novembre : « Le Hezbollah entraîne le Liban dans une guerre qui pourrait avoir lieu. […] Ce que nous pouvons faire à Gaza, nous pouvons aussi le faire à Beyrouth ». L’armée israélienne a déployé des troupes supplémentaires sur sa frontière Nord, évacuant les civils résidant dans les localités frontalières. S’achemine-t-on inéluctablement vers une nouvelle guerre ouverte entre Israël et le Hezbollah ?

État des lieux au Liban depuis octobre 2023

Depuis le 8 octobre, plus de 90 villages ont été visés par des tirs israéliens, et plus de 83 000 habitants du Sud Liban ont quitté leur foyer pour des endroits plus sûrs.

Selon l’Organisation internationale pour les migrations, la majorité des déplacés sont accueillis par des parents tandis que d’autres louent ou sont installés dans des centres et dans des écoles réquisitionnées pour les héberger. L’organisation de l’aide pour les déplacés est ainsi gérée en grande partie par la solidarité familiale et des institutions humanitaires civiles et partisanes ; le rôle du gouvernement libanais reste limité et, souvent, les plans d’urgence sont inadéquats. https://www.youtube.com/embed/0qgKoZeKEik?wmode=transparent&start=0

Le bilan humain s’alourdit de jour en jour. Il s’élève actuellement à plus de 200 morts, dont la plupart sont des combattants du Hezbollah. Parmi les victimes civiles, on compte notamment des journalistes délibérément visés par les frappes israéliennes, une stratégie adoptée dans cette guerre par Israël dont les frappes à Gaza ont tué plus de 84 journalistes depuis le début des hostilités.

On ne saurait trop insister sur le fardeau financier qui pèse sur l’État libanais et, surtout, sur les personnes déplacées, dont une grande partie sont des agriculteurs et des travailleurs journaliers. Ainsi, de nombreux villageois n’ont pu récolter et vendre leurs produits (notamment les olives), et l’utilisation par Israël de bombes au phosphore blanc dans les champs du Sud-Liban a durablement endommagé la terre.

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Outre l’impact économique et environnemental, la plupart des écoles ont dû fermer leurs portes dans la région et plus de 5 000 enfants ont été déscolarisés. Il ne faut pas perdre de vue que le Liban souffre depuis 2020 d’une grave crise économique qui se manifeste par un effondrement de sa monnaie et un des ratios dette/PIB les plus élevés au monde (283,2 %). Le déclenchement d’un conflit avec Israël anéantirait pour de bon les espérances des Libanais de sortir de l’impasse et réduirait en cendres le peu d’infrastructures qui restent encore en état de fonctionnement.

Israël et le Hezbollah, les meilleurs ennemis

Ce n’est pas la première fois que le Liban est confronté à de tels scénarios. Depuis la guerre civile (1975-1989), jusqu’à la période qui a suivi l’évacuation de l’occupation israélienne du Sud-Liban (2000) et la guerre de juillet 2006, les forces israéliennes ont plusieurs fois attaqué le Liban et conservent une forte présence militaire le long de la frontière.

Israël et le Hezbollah sont les meilleurs ennemis : les attaques israéliennes répétées consacrent le rôle du Hezbollah comme gardien de la résistance, adversaire résolu d’Israël et défenseur de la souveraineté libanaise et de la libération de la Palestine, alors qu’une paix avec Israël contraindrait le mouvement à se désarmer et, in fine, à disparaître. Pour l’État israélien, l’existence de la milice et le danger qu’elle représente justifient sa politique de sécurité et de guerre continue.

Il reste que si le conflit actuel a redoré le blason du Hezbollah auprès de la majorité des Arabes qui applaudissent son effort de guerre auprès du Hamas contre Israël, au Liban le soutien reste mitigé. Pour beaucoup, les affrontements en cours représentent une menace sérieuse pour l’avenir du pays.

Divisions politiques

L’opinion publique et la classe politique libanaises sont divisées entre, d’une part, ceux qui adhèrent au projet politique du Hezbollah et de ses alliés de « l’axe de la résistance » soutenus par l’Iran – qui comprend le Hamas, les milices chiites en Irak et les Houthis yéménites – et, d’autre part, ceux qui le rejettent et réclament son désarmement, l’accusant d’être un contre-pouvoir bloquant la vie politique et la reprise économique.

Dans les premiers jours du conflit, l’engagement du Hezbollah sur le front Sud a réussi à transcender, un temps, les clivages sectaires, notamment entre sunnites, druzes et chiites par solidarité avec Gaza ; mais avec l’enlisement et l’installation de la guerre dans la durée, les alliances se fissurent.

Pour la communauté chrétienne, hostile à cette guerre, le Hezbollah prend une fois de plus les Libanais en otage et met en danger la souveraineté du pays. Par ailleurs, la promesse faite par le secrétaire général Hassan Nasrallah d’engager de manière limitée son organisation dans la création « d’un front de soutien et de solidarité » au début du conflit, ne tient plus. Le bilan élevé des combattants morts lors des opérations et les cadres (Hamas et Hezbollah) assassinés par drone, le déplacement des populations du Sud fuyant les combats et l’installation dans le conflit rendent le risque d’embrasement plus plausible que jamais. Mais ce danger n’est pas perçu de la même manière par tous au Liban, où plusieurs réalités coexistent.

Réalités parallèles

Malgré la crise et la guerre qui menace au Sud, la vie à Beyrouth et dans ses environs est quasi normale. Les restaurants et les bars ne désemplissent pas, les stations de ski sont toujours fréquentées, les centres commerciaux et les cinémas aussi.

Quand on se promène du côté de Gemmayzé, Mar Mikhael, Verdun ou Rabieh, on ressent l’insouciance d’une partie de la population qui vit dans le déni de la guerre et dans une réalité parallèle. Ces Libanais qui ne souhaitent pas quitter leur pays pour des endroits plus sûrs et dont les revenus sont perçus pour une grande partie en devises étrangères ne parlent ni de conflit ni de crise, termes vulgaires et obscènes qui enlaidissent leur projection d’une vie idéale à la libanaise.

Ils vivent dans une bulle qui préserve du présent, est détachée du passé douloureux et ne se projette pas dans un avenir incertain. Une bulle flottant hors temps et hors sol, qui protège de l’autre réalité, plus dure : celle de la majorité des Libanais qui vivent sous le seuil de pauvreté, qui ne peuvent se chauffer en hiver, se soigner ou payer la scolarité de leurs enfants. Différente aussi de celle des habitants du Sud Liban, obligés de fuir leur foyer. Les réalités libanaises cohabitent mais ne se croisent pas ; elles sont le reflet d’un pays déchiré par des années de guerre, avec une société fragmentée et un État en faillite, incapable d’empêcher que la guerre à Gaza ne s’invite à Beyrouth.

Jihane Sfeir, Historienne, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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