Est-ce parce que le présent ne nous apporte pas de grandes nouvelles aujourd’hui que nous avons opté pour la nostalgie en cet été? La nostalgie est-elle le renoncement? Ou est-ce que se souvenir est une manière d’alimenter un nouvel élan? La plupart des manifestations culturelles et artistiques de ces dernières semaines ont pour thématique centrale la nostalgie et quand celle-ci n’est pas ainsi clairement énoncée, le sujet l’est en ce qu’il traite du passé plutôt que du présent.
Beirut Design Week a pour thème design et nostalgie et se tient à STARCO. Le lieu a été sciemment choisi ; son architecture et son histoire correspondant à une certaine époque du Liban. Architecture moderniste mais aussi floraison des affaires et affluence des compagnies internationales dans le pays. Un des rares objets qui retiendra notre attention est un lampadaire nommé Maysan, inspiré de la luminosité et de la longue chevelure de la grand-mère de la designer, dans laquelle, celle-ci, enfant, aimait à plonger ses doigts. Il y a quelque chose de magnifiquement nostalgique et puissant dans la douceur de la caresse de la chevelure.
Au Musée Sursock, l’exposition Baalbeck, archives d’éternité, plonge également le visiteur dans un autre temps. Autant les toiles, les affiches, les objets que les films ou les photographies nous font traverser un pan, long, de l’histoire du pays. On se surprend à rêver de cette époque où Von Karajan venait jouer ici, où De Gaulle dormit au Palmyra. On découvre avec fascination, que même le plus célèbre espion de l’histoire du cinéma, 007, s’est caché dans Baalbeck. Certains James Bond ont été tourné à l’ombre des colonnes. Quand la fiction rejoint le réel. Ville d’éternité. L’éternité n’est pas nostalgique ; elle est autre.
Ecouter une jeune américaine de 34 ans, prénommée Mélodie, Mélodie Gardot, chanter dans Bacchus avait dans le réel ce 7 juillet, un goût d’éternité quand bien même la chanteuse portait un pantalon noir hyper moderne. Gardot s’émerveille devant le chant du muezzin qu’elle ne connaissait pas et qui la surprend durant sa performance – manifestement, elle n’avait pas été prévenue – Elle fait des vocalises en accompagnement, plaisante sur le sujet, ignorant la délicatesse de la question dans le pays. Le public craint qu’elle se fasse interpeller. Il n’en sera rien ; ouf… L’ignorance permet parfois une certaine légèreté et une liberté de ton rafraichissantes.
La clôture du Festival Samir Kassir aux thermes romains célèbre aussi Beyrouth ; mais le Beyrouth d’avant. Des images et des vidéos du Beyrouth d’avant- guerre défilent sur un grand écran accompagnées de chanson qui célèbrent la ville et le pays. Les Caves du Roy, les souks, le centre-ville, le tram, le train, la place des Martyrs, tout y passe et nous transporte dans un temps que nous n’avons pas connu. Aucune image ne rappelle le Beyrouth d’aujourd’hui ; les femmes sont toutes élégantes, toutes en robe, aucune voilée… Ce magnifique spectacle a cependant une saveur de chant du cygne. Les ministres, ex ministres, diplomates au premier rang se dérident vaguement. Nous nous réfugions dans notre gloire passé que nous ne cessons de célébrer à défaut d’un présent habité; un peu comme un renoncement au présent. Le chant du cygne, aussi beau fut-il, ne mit pas l’assistance en joie.
Seul un rappeur que l’on découvre, Elie Nakhle, vint secouer les esprits : « au lieu d’imaginer, fais quelque chose pour changer » martèle-t-il quand ceux qui le précèdent sur scène finissent d’entonner Imagine de John Lennon. Le rappeur exhorte à l’action plutôt qu’à la nostalgie. On s’est un peu statufié ici ; vivant dans un musée de la mémoire. Les seuls mots sur toutes les lèvres ou presque, sont « enjoy, profite, oublie » que l’on ressasse à tout bout de champ. On ne construit rien de bien profond ni même de joyeux avec ces mots-là. Victor Frankl, le célèbre neurologue et psychiatre autrichien, ayant survécu à l’holocauste raconte dans Man’s search for meaningque l’on savait immédiatement, dans les camps de concentration, que ceux qui demandaient une cigarette et qui disaient vouloir «profiter» était ceux qui avaient renoncé. C’est peut-être ne pas beaucoup croire en soi et en l’homme que d’avoir pour seule ambition de « profiter ». Ne sommes-nous pas comme eux ? « Profite, oublie, le dernier verre, la dernière cigarette, passe outre ». « Passer outre », le mot des femmes battues et des peuples vaincus ; passer outre et on finit par passer outre soi-même… Les mêmes mots, la même litanie, les mêmes coteries, la gloire passée ; rien ne bouge, rien ne transperce le cercle. On parfois envie d’être un météore, de le crever et d’aller plus loin. De perturber son rythme ; pour que ça bouge.
Article paru dans l‘Agenda Culturel avec l’aimable autorisation de son auteur.