Version initiale de l’article en arabe publiée dans le journal Al-Akhbar.

C’est avec grande surprise que les Libanais reçoivent les dernières décisions du conseil des ministres qui légalisent la confiscation du domaine public maritime et défigurent le peu qui reste de plages ouvertes, et cela avant que ce dernier ne devienne un gouvernement intérimaire.

Dans les faits, le gouvernement a octroyé des autorisations d’occupation du domaine public maritime par décret pour deux projets touristiques de grande envergure, le premier à Damour, le second à Zouk Mikael, et cela malgré le refus à l’unanimité de ces projets par le Conseil Supérieur de l’Urbanisme. Ainsi, les autorités publiques s’engagent de plus en plus dans la voie de privatisation de la plage bloquant le libre accès aux citoyens, contrairement à toutes les lois en vigueur : A Zouk Mikayel par exemple, le Conseil des ministres a autorisé l’occupation d’une surface de plus de 30,000 mètres carrés du domaine public (plage et plan d’eau inclus), dédaignant la décision issue par l’institution qui constitue la référence première en matière de planification.

Face à cette « planification-catastrophe » contraire aux principes de base de l’aménagement urbain, probablement une première mondiale en ce genre, les inquiétudes naissent pour le site de Deir el Natour, connu pour ses marais salants, dans le secteur El-Hraicheh à Anfeh, qui pourrait être la prochaine victime des décisions gouvernementales. En effet, le 16 Mai 2018, le Conseil Supérieur de l’Urbanisme avait également refusé à l’unanimité un projet touristique demandant l’occupation de 30,990 mètres carrés de la plage et de 38,875 mètres carrés du plan d’eau, soit 69,865 m² du domaine public maritime en face de la parcelle no.912-Hraiche, propriété du monastère orthodoxe de Saydit el Natour. La décision du CSU est en fait naturelle et bien légitime : le site en question revêt une haute importance naturelle et culturelle et c’est pourquoi il est protégé par tous les schémas directeurs d’aménagement en vigueur.

Le SDATL et le Schéma directeur d’aménagement des plages du Nord

Le Schéma Directeur d’Aménagement du Territoire Libanais (SDATL) définit les orientations générales concernant l’utilisation des sols, la protection des sites naturels et du patrimoine culturel et bâti. Ce plan approuvé par le décret no. 2366 du 20 juin 2009 s’impose ainsi aux plans locaux d’urbanisme et fournit le cadre général de référence à la déclinaison géographique des politiques sectorielles de l’Etat en matière d’orientation de l’urbanisme et de l’utilisation des sols au Liban. Selon ce décret, « Les ministères et les administrations et établissements publics ainsi que les services publics autonomes, les municipalités et les unions de municipalités, sont tenus d’adopter des orientations qui sont en accord avec ce Plan dans toute matière de leur compétence ayant trait à l’utilisation et à l’aménagement des sols ». Par conséquent, toute décision contraire aux directives du SDATL appelle à un recours auprès du Conseil d’Etat pour la révoquer.

Selon le SDATL, le littoral doit faire l’objet d’une attention particulière afin d’éviter la « catastrophe irréversible d’une urbanisation et d’une privatisation continues ainsi que la destruction des dernières richesses naturelles des rivages ». Ainsi, définit-il une trentaine de « sites exceptionnels », des sites naturels remarquables regroupant falaises, plages de sable, cap rocheux, baies, rivages naturels ou corniches urbaines de bord de mer… Selon le plan de la vocation des sols adjoint au décret 2366/2009, les marais salants sont classés, « la réserve des salines d’Enfeh » et plus globalement, le littoral d’Enfeh en tant que tel est définit comme suit :

  • « site exceptionnel »
  • « rivage naturel de haute valeur écologique et paysagère »
  • « Domaine agricole d’intérêt national » (Zone A)
  • « Entité naturelle exceptionnelle »

Le site de Deir El Natour est donc d’une grande importance environnementale car il représente l’une des dernières traces des écosystèmes côtiers encore non détériorés par l’intervention humaine, et les marais salants caractéristiques de l’identité d’Enfeh, à qui elle doit son nom de « Capitale du sel », sont les dernières salines du littoral libanais.

Ainsi, l’appellation / classement « Réserve des salines d’Enfeh » dans le SDATL n’est autre qu’une consécration des directives posées par le Schéma directeur d’aménagement des plages Nord (1998) qui classe le site de Deir EL Natour, des marais salants et de l’ensemble des vergers alentours comme « parc naturel » bénéficiant d’un degré de « protection relative » (Zone P2). Remarque intéressante : ce plan de 1998 ne précise aucun coefficient d’exploitation (CET, COS) et aucun détail de superficie moyenne de lotissement pour toute cette zone qui ne figure pas dans le tableau de zonage usuel adjoint, confirmant ainsi la vision harmonieuse de la planification qui a voulu conserver ce site particulier comme réserve naturelle et culturelle parce qu’il est bien ancré dans la mémoire collective et possède une grande richesse écologique.

Toutefois, la vision dessinée pour le littoral libanais et plus particulièrement pour les plages nord fut défigurée en 2016 lorsque le gouvernement Tammam Salam approuve le « schéma directeur et plan détaillé d’une partie des secteurs d’Enfeh et de Hraicheh » par le décret no.3478 du 12 Mai 2016 qui « annule tout plan précédent contraire aux directives de ce décret » et qui classe toute la zone littorale des secteurs en question en zone touristique (zone E), contrairement aux directives du SDATL qui constitue le cadre général d’orientation de l’urbanisme et de l’utilisation des sols au Liban et qui, comme nous l’avons déjà expliqué, exige la conformité de tous les décrets, règlements et propositions relatifs à l’aménagement du territoire à ses prescriptions, sans exception.

Ainsi le non-respect de ce principe même en classant toute la zone touristique constitue une nouvelle violation au décret du SDATL entreprise par le gouvernement lui-même (en 2016). Toutefois, le schéma directeur approuvé présente un garde-fou des déboires éventuels qui pourraient massacrer ce rivage : Il donne le dernier mot au Conseil Supérieur de l’Urbanisme. Ainsi, selon le décret « tout projet sur le littoral est soumis à l’approbation préalable du CSU ». Aujourd’hui, le CSU a refusé le projet touristique de Deir el Natour à l’unanimité et sa décision est contraignante, ce qui signifie que le conseil des ministres est tenu de l’appliquer sinon son autorisation serait illégale.

Engagements du Liban sur le plan international : Le Protocole de Madrid et la Convention de Ramsar

Si les schémas directeurs locaux s’accordent sur la nécessité de protéger cette portion de littoral de l’invasion des grands projets touristiques qui la défigureront sans doute, les conventions internationales ratifiées par le Liban imposent aussi la protection du littoral de l’étalement urbain croissant ainsi que la protection des salines et marais naturels.

Le Liban a ratifié le protocole de Madrid à la Convention de Barcelone relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée (par le décret n° 639 du 18 septembre 2014) qui est devenue effective depuis le 31 Aout 2017. Ce protocole vise à promouvoir la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) en tenant compte de la protection des zones d’intérêt écologique et paysager et de l’utilisation rationnelle des ressources naturelles. Il préconise des mesures de protection de la zone côtière notamment, sur le plan de l’aménagement, la limitation du développement linéaire des agglomérations le long de la côte et la consécration d’une bande côtière inconstructible de 100 mètres de largeur, sous réserve d’une possibilité d’adaptation de ce principe en fonction de contraintes spécifiques (article 8).

D’autre part, le Liban a également ratifié la Convention de Ramsar depuis le 1er Mars 1999 par la loi no. 23/1999. Couramment appelée « Convention sur les zones humides », elle a pour objectif « la conservation et l’utilisation durable des zones humides, qui vise à enrayer leur dégradation ou disparition, aujourd’hui et demain, en reconnaissant leurs fonctions écologiques ainsi que leur valeur économique, culturelle, scientifique et récréative ». Dans cette optique, le Liban a actuellement inscrit 4 sites sur la Liste des zones humides d’importance internationale (Sites Ramsar) : Les marécages de Ammiq dans la Beqaa, La plage de sable de Tyr, le site de Ras el Chaqaa à Chekka et l’île des palmes à Tripoli.  Aujourd’hui, le mouvement environnemental libanais revendique l’inscription des marais salants d’Enfeh à la liste Ramsar afin de les protéger d’une éventuelle extinction, puisque c’est grâce à la production traditionnelle de fleur de sel que ce village du Nord gagna sa renommée de « capitale du sel » durant les années 60 et 70. Selon le schéma directeur des plages nord établi en 1998, les salines de Deir el Natour sont les plus grandes sur le littoral du caza de Koura, s’étalant sur une superficie totale de 524,280 mètres carrés, c-à-d 41.13% du secteur de Hraicheh. Ces salines sont les dernières qui restent sur le littoral libanais, c’est pourquoi Hafez Jreij, ancien travailleur de marais salant et militant environnementaliste d’Enfeh lance un mouvement qu’il appelle « la révolution du sel » dans le but de protéger ce site naturel et de préserver la pratique artisanale. Comme l’importance du site ne se limite pas au rivage et à la présence des marais, il promouvoit l’idée d’un contre-projet à l’équipement touristique prévu qui serait un parc écologique orienté autour d’activités économiques tirant profit de la biodiversité du site tout en respectant son caractère naturel unique, richesse naturelle qui servirait de support à la phytothérapie et à l’industrie des plantes sauvages médicinales. Une pétition en ligne réclamant la protection du site a été aussi lancée par le collectif.

Quoique le Conseil supérieur de l’urbanisme a dit son dernier mot, c’est avec de grandes inquiétudes que nous guettons les prochaines décisions du conseil des ministres. En cas d’approbation du projet, Deir El Natour s’ajoutera à la longue litanie de la privatisation de la côte au détriment du droit des citoyens d’y accéder librement. La solution à ce problème sempiternel serait la stricte application des directives du SDATL concernant l’organisation du territoire, à savoir :

  •  « Le démantèlement des installations illégales du domaine public maritime et le libre accès du public à ce domaine» ,
  •  « La réalisation d’un inventaire général des sites naturels remarquables à protéger» ,
  •  « La mise au point et l’adoption d’une « Loi Littoral »».
Le littoral libanais, 2030. (Caricature par Corinne BouAoun ©)
Le littoral libanais, 2030. (Caricature par Corinne BouAoun ©)

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