aerial view of city lit up at night
Photo by Aleksandar Pasaric on Pexels.com

Planté à l’entrée du Golfe d’Aden, l’archipel de Socotra – autrefois paradis terrestre – est occupé depuis 2018 par l’une des forces belligérantes de la guerre au Yémen : l’armée des Émirats Arabes Unis. Une annexion qui ne dit pas son nom et qui piétine la souveraineté du Yémen, dans l’indifférence générale. 

Il suffit de regarder une carte pour comprendre l’incongruité de la situation : l’archipel de Socotra – au large des côtes yéménites, omanaises et somaliennes – n’a pas de lien direct avec les Émirats Arabes Unis (UAE). Et pourtant. Les 3796km2 de l’île principale ont fait des envieux et, dans le chaos de la guerre civile du pays, ont vu débarquer des conquérants d’un genre nouveau : les Émiratis. Les cartes ne mentent pas : l’archipel est situé à un carrefour stratégique, à l’entrée du Golfe d’Aden débouchant sur la mer Rouge avec, en ligne de mire, le Canal de Suez. 

Socotra, une vraie prise de guerre 

L’affaire mérite un coup d’œil dans le rétroviseur. Le Yémen est le terrain d’une double guerre : d’abord civile à partir de l’été 2014, puis entre forces étrangères à partir de mars 2015. Cette année-là, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis forment une coalition militaire d’une douzaine de pays, chargée de reprendre la capitale du pays (Sanaa) aux rebelles houthis, en quelques jours seulement lors de l’opération Tempête décisive. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Les Houthis – un mouvement politico-religieux yéménite, soutenu par l’Iran, le Hezbollah libanais et la Corée du Nord – donnent du fil à retordre aux envahisseurs. Dans les chancelleries occidentales, bien évidemment, on soutient l’initiative saoudo-émirati, soit du bout des lèvres, soit en envoyant l’aviation. Les batailles s’enchaînent, les belligérants avancent et reculent, puis s’enlisent dans le bourbier yéménite. Début mai 2018, les militaires émiratis débarquent finalement leur artillerie et des centaines de véhicules, et prennent possession de l’île de Socotra, en commençant par l’aéroport qui dessert l’archipel. La population – mélange principalement de Soqotris et de Yéménites – ne voit pas cette arrivée d’un bon œil et manifeste son rejet de l’occupant. En vain. 

Depuis, les Émiratis ont su manœuvrer, comme le décrit le long reportage de The Cradle : « Le général des Émirats Arabes Unis Khalfan al-Mazrouei est arrivé sur l’île de Socotra et est depuis considéré comme son dirigeant de facto. Sous sa direction, les Émiratis ont gagné la loyauté des tribus locales en utilisant la corruption sous couvert d’aide humanitaire. Ils ont offert aux résidents de Socotra des passeports des Émirats Arabes Unis et leur ont promis une meilleure qualité de vie. » Dans les faits, le principal changement a été de placer l’archipel sous la couverture de téléphonie cellulaire des Émirats. Exit les opérateurs yéménites. 

Influence insidieuse des Émirats 

Cette occupation de Socotra « s’inscrit dans la stratégie des Émirats Arabes Unis consistant à acquérir des ports le long des principales routes maritimes internationales, explique Abdullah Baabood, chercheur au Malcom H. Kerr Carnegie Middle East Center. C’est ce qui s’est produit dans les gouvernorats d’Aden, Hadramawt, Shabwa et Ta’iz, ainsi que dans l’archipel de Socotra et sur l’île de Mayun (également connue sous le nom de Perim), dans le détroit de Bab al-Mandab. Les dirigeants émiratis ont également investi dans la construction et la rénovation de ports locaux et de bases militaires, consolidant ainsi leur emprise sur les installations ». Les forces militaires émiratis ont en effet construit deux bases militaires, l’une à Socotra, l’autre à Mayun – à l’entrée de la mer Rouge, face à Djibouti – à 1100km à l’ouest. Selon la diplomatie d’Abu Dhabi (la capitale des Émirats), l’établissement de ces deux bases stratégiques se justifie par le besoin de contrôler et de sécuriser les voies de navigables internationales. À commencer par les bateaux venant du Canal de Suez et se dirigeant vers la zone franche de Jebel Ali, au sud de Dubaï, 3e port de transbordement au monde, après Hong Kong et Singapour. Une « zone franche » qui a attiré de nombreuses critiques ces 15 dernières années, car sas d’entrée et de sortie de plusieurs trafics illégaux. Du point de vue des Émirats, évidemment, tenir ces deux bases maritimes s’impose comme une garantie de la stabilité du trafic vers son grand port, et constitue aussi une victoire et un signe envoyé à la concurrence : les Émirats feront tout pour ne pas perdre cette place chèrement acquise dans le commerce international. Quitte à piétiner la souveraineté de l’État yéménite.  

Île bénie et paradis perdu 

L’échiquier du Golfe est complexe. L’Arabie saoudite de Mohammed Ben Salman (MBS) – alliée dans la guerre au Yémen mais principal concurrent régional des Émirats – ne goûte évidemment pas les ambitions du petit voisin émirati. Et aux yeux de l’opposition houthie soutenue par l’Iran, l’occupation de Socotra est insupportable. Surtout depuis les accords d’Abraham qui ont vu les Émirats signer la paix avec l’ennemi honni, Israël. Comme le rapporte un autre article paru dans The Craddle, des Israéliens – touristes ou conseillers militaires – ont débarqué à Socotra en février dernier : « La prise de contrôle de Socotra par les Émirats peut être attribuée à la vision stratégique du président des Émirats Arabes Unis Mohammed Ben Zayed (MBZ) et à son désir, qui n’est plus secret, d’établir un empire maritime émirati – du Golfe Persique à la Mer Rouge – en contrôlant les principales voies navigables de la région. Le mouvement de résistance accuse Abu Dhabi d’avoir mené une opération planifiée de longue date visant à transformer Socotra en un centre militaire et de renseignement israélo-émirien. » Voici la situation aujourd’hui. 

Socotra – qui signifie « île bénie » – semble bel et bien avoir été sacrifiée. Son histoire effacée. EIle pleine de mystères qui apparaissait dans les récits fantastiques des grands navigateurs des XIIIe et XIVe siècles tels que l’Italien Marco Polo ou Ibn Battûta, célébré comme un véritable héros arabe aux Émirats et qui a même un mall à son nom… non loin de la zone franche de Jebel Ali. Les Émirats ont su profiter du chaos de la guerre civile qui a ravagé le Yémen – et qui continue de le faire – et du du total désintérêt des pays occidentaux pour ce théâtre de guerre pourtant si stratégique.

La légende veut que l’archipel aurait été le repaire du célèbre phénix, l’oiseau fabuleux aux ailes de feu. Désormais, les habitants de Socotra ne cachent pas leur résignation, persuadés que leur île ne renaitra jamais de ses cendres. L’occupation émiratie est là pour durer. « Longtemps considérée comme un havre de paix, l’île yéménite de Socotra est désormais sous l’influence insidieuse des Émirats Arabes Anis qui, de surcroît, ont dégradé leurs relations avec l’Arabie saoudite », précise un article du magazine Géo. L’archipel de Socotra, ses plages paradisiaques de sable blanc, ses eaux turquoises et ses fameux dragonniers (ces arbres parasols impressionnants)… la carte postale était pourtant belle. Mais les photos sur papier glacé des magazines touristiques font désormais partie du passé. Occupation oblige. 

Mansour Saad

Nos Lecteurs
Nos Lecteurs sont également les auteurs de ce site. Vous pouvez soumettre votre tribune libre, vos réactions ou analyses en rapport avec les évènements actuels, en envoyant un courriel à [email protected] Une fois accepté par l’équipe Libnanews, votre texte sera publié dans la rubrique opinion ou dans les catégories appropriées. N’oubliez cependant pas les règles élémentaires de la courtoisie et veuillez respecter les règles et les usages de la Langue Française. Nous ne sommes toutefois pas responsables des opinions ou du contenu soumis par Nos Lecteurs.

Un commentaire?

هذا الموقع يستخدم Akismet للحدّ من التعليقات المزعجة والغير مرغوبة. تعرّف على كيفية معالجة بيانات تعليقك.