Tribune Libre: À l’occasion des appels à la création d’un autre « Conseil Suprême »… par Vicken Ashkarian

392

C’est encore une fois le patrimoine dans la capitale libanaise en plein boom immobilier qui fait tout le débat.

Suite à la montée spectaculaire des prix fonciers au Liban et la rareté de terrains disponibles sur le marché, et plus particulièrement à Beyrouth, les soucis d’ordre « sentimental » ne comptent plus. Maillon le plus faible, le Patrimoine est touché de plein fouet dans une campagne frénétique de destruction libératrice d’espace nouveau sous divers prétextes.

C’est dans cette rage de « re »-construction que les monuments historiques ont connu un sort tout aussi sombre que les vestiges archéologiques, dont le dernier exemple s’avère être le fameux site archéologique : parcelle 1398 Minet el-Hosn. « Port phénicien » pour les uns, « installation portuaire », ou encore « site phénicien » tout court, pour d’autres, il est hors de doute que celui-ci représente (ou représentait !) l’un des rares témoins des civilisations passées. Et par voie de conséquence, il n’était pas question qu’on en décide le sort du jour au lendemain et « à la cachette ». Toutefois, il est judicieux d’analyser ces atteintes contre le patrimoine au Liban dans le cadre du processus de transformation de l’environnement bâti depuis maintenant deux décennies.

Le patrimoine, que ce soit naturel, archéologique, architectural, culturel ou autre, nous renvoie très souvent aux notions de legs, d’héritage et de conservatisme. Pourtant, ce mot magique va bien au-delà de ces notions figées. Il s’agit certes d’édifices et de monuments exceptionnels, d’ouvrages architecturaux de grande importance et témoins d’une époque, que nous ont légués nos ancêtres et que nous devons laisser aux générations futures, mais aussi et surtout il s’agit des traits caractérisant un quartier ou la ville dans son ensemble, avec tous ces éléments constitutifs : le parcellaire, les réseaux viaires, les paysages, l’environnement, les activités, etc. L’intérêt patrimonial ne peut se réduire seul à la présence de monuments isolés, mais se trouve dans l’harmonie de l’ensemble des édifices et de leur relation avec l’espace et surtout avec la société qui approprie ce même espace et s’y identifie.

Au Liban, le sujet du patrimoine (urbain ou autre) et de sa préservation est devenu récurrent durant la période des grands chantiers du début des années 90 qui ont touché l’agglomération beyrouthine, et plus particulièrement son centre historique. Nombreux sont les monuments architecturaux qui ont été éradiqués sous la volonté de l’État de reconstruire, suivant la vision des acteurs de la reconstruction : rénover et en finir avec les séquelles du passé ; un passé de sous-développement, de pauvreté et de guerre. Le mot d’ordre était la modernité et le développement. À cette volonté publique sous-entendue se sont joints plus naturellement le secteur privé avide à assurer une marge de bénéfices croissante et les effets multiples de la pression immobilière, où mémoire et patrimoine se sont estompés face à la raison économique foudroyante. En vue de la rareté d’espace, la logique purement mercantiliste a pris vite le dessus, en resserrant de plus en plus l’étau sur ces joyaux archéologiques et architecturaux confinés et asphyxiés au milieu de « grands ensembles modernes ».

Pour reprendre seul l’exemple des « anciennes demeures » de la capitale,  il est à noter que celles-ci ont disparus dans un temps record sous les coups de la politique publique néolibérale, qui n’a jamais cessé d’arroser le potager du secteur immobilier, de plus en plus rentable pour l’élite politico-économique. C’est ainsi que, dans moins de trois ans, le nombre des bâtiments historiques inventoriés à Beyrouth en 1996 passe de plus de 1000 bâtiments (inventaire de l’APSAD[1]) à moins de 300 en 1998 (recensement sous la commande du CDR[2]) ; et ceci en usant des tournures et des mécanismes beaucoup plus habiles et aux résultats tout aussi catastrophiques que l’acte maladroit (sinon criminel) des responsables actuels. Par ailleurs, la décision de l’ancien ministre de la culture, M. Eddé, de geler toute construction/destruction des bâtiments inventoriés en 1996, décision prise à la hâte, n’a fait que catalyser la démolition de plusieurs centaines d’autres bâtiments tout aussi valeureux.

Ainsi, face aux cris de détresse, les appels à la création d’un « Conseil Suprême pour le Patrimoine Archéologique et Historique » ne feraient qu’ajouter un autre Conseil sur la liste de tant d’autres dans l’Administration libanaise. A cet égard, le prototype du Conseil Supérieur de l’Urbanisme est très révélateur. Cet organe public, où sont représentés plusieurs ministères et administrations (y compris des représentants du ministère de la culture) ainsi que les présidents des Ordres des Architectes et Ingénieurs (Beyrouth et Tripoli), est-il à même de résoudre le fléau de l’urbanisation anarchique et galopante dans le pays ?

En France, il a fallu un demi-siècle (après la Révolution) pour que le sauvetage des monuments historiques soit pratiqué à une grande échelle, et il a fallu plus d’un siècle (à partir des années 1830) pour qu’on passe du sauvetage des monuments à la sauvegarde des secteurs entiers. Cette prise de conscience ne s’est pas faite sans le soutien des intellectuels et contre l’avis de la plupart des élus. En faisant allusion aux multiples appels de conservation par la loi que les romantiques du XIXe siècle faisaient (dont bien sûr V. Hugo), F. Choay[3] écrit en 1992 que  « …même assortie de mesures pénales, une loi ne suffit pas ; on le constate aujourd’hui ; la préservation des monuments anciens est d’abord une mentalité ».

C’est pour dire qu’on a beau avoir un cadre législatif et institutionnel, cependant, sans une vision claire et intégrale de la reconstruction, la conservation ne mène nulle part ; comme, sans objectif de durabilité, tout développement n’est qu’éphémère et concentré dans les mains d’une élite. Plus encore, sans une révolution des mentalités et une sensibilisation à grande échelle, les « Conseils Suprêmes » restent des coquilles vides. Et qui est mieux positionné que la Société civile pour que ces soucis d’ordre « sentimental » deviennent des questions de priorité nationale ?

Vicken Ashkarian

Urbaniste

[email protected]

[1] Association pour la Protection des Sites et Anciennes Demeures au Liban, créée en 1959.

[2] Conseil pour le Développement et la Reconstruction, organe public rattaché à la présidence du Conseil des Ministres.

[3] Historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, née à Paris.

Pour rappel, l’article du Dr. Naji Karam:  Dr. Naji Karam : Un Conseil Suprême pour gérer le Patrimoine Archéologique et Historique Libanais »

Un commentaire?

هذا الموقع يستخدم Akismet للحدّ من التعليقات المزعجة والغير مرغوبة. تعرّف على كيفية معالجة بيانات تعليقك.