Le chemin de Damas, les ruines, le sang et les larmes

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madaniya.info publie cette Ă©tude Ă  l’occasion de la derniĂšre confĂ©rence des Ambassadeurs de France du quinquennat de François Hollande; une Ă©tude qui constitue un bilan des dĂ©gĂąts de la politique initiĂ©e par le gaullo-atlantiste Nicolas Sarkozy et le socialo-philosioniste François Hollande en direction de la rive mĂ©ridionale de la MĂ©diterranĂ©e.

Par Michel Raimbaud
Ancien Ambassadeur de France au Soudan, en Mauritanie et au ZimbabwĂ©, auteur de «Le Soudan dans tous ses États : l’espace soudanais Ă  l’épreuve du temps» -Paris Karthala 2012 et de «TempĂȘte sur le Grand Moyen Orient» – Ellipses 2015. Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue Afrique Asie.

La Syrie, un pays qui a plié sans rompre

AprÚs cinq ans de guerre totale contre la Syrie, le pays a plié sans rompre. Ceux qui avaient parié sur sa reddition en auront été pour leurs frais.
Conçue dans les annĂ©es 1980 et appliquĂ©e sans faiblir depuis le 11 Septembre 2001 par les nĂ©oconservateurs amĂ©ricains pour reconfigurer la rĂ©gion en plusieurs micro-États faibles et dĂ©pendants, la thĂ©orie du chaos donne aujourd’hui la pleine mesure du dĂ©sastre.

Retour sur des dĂ©cennies de carnage en Irak, Libye et Syrie. Un chaos qui s’étend dĂ©sormais Ă  ses initiateurs, les États-Unis et leurs alliĂ©s europĂ©ens et moyen-orientaux.
Le conflit de Syrie est entrĂ© dans sa sixiĂšme annĂ©e. Quelle en sera l’issue, alors que s’affrontent le camp de la guerre Ă  tout prix, celui de la paix coĂ»te que coĂ»te et les partisans d’une solution juste et morale ? On trouve aujourd’hui encore des naĂŻfs qui veulent se persuader et persuader l’opinion qu’il y aurait des opposants modĂ©rĂ©s parmi les terroristes, des «dĂ©mocrates» au sein des 2 000 groupes djihadistes recensĂ©s, de nobles patriotes pur jus parmi les mercenaires aux 100 nationalitĂ©s qui sĂšment mort et destruction en Syrie, en Irak, en Libye ou ailleurs.
Dans les milieux oĂč l’on s’est amourachĂ© des «printemps» au jasmin ou Ă  l’hibiscus, l’égarement dans les impasses du conditionnel passĂ© amĂšne Ă  Ă©voquer sans fin, avec des sanglots dans la barbe, les pionniers de la cyber-rĂ©volution de l’hiver 2010-2011, mais Ă  ignorer le chaos gĂ©nĂ©ralisĂ© qui gagne pays aprĂšs pays l’ensemble du Grand Moyen-Orient.

Ce n’est pas pour dĂ©plaire aux idĂ©ologues nĂ©oconservateurs (nĂ©ocons) Ă©tasuniens qui, dĂšs les annĂ©es 1990, enivrĂ©s par le triomphe sur l’axe du Mal communiste, rĂ©sumaient Ă  l’attention des EuropĂ©ens leur conception du partage des tĂąches : «Pendant que vous analysez et commentez le passĂ©, nous, nous crĂ©ons l’Histoire ».
La formule est cynique, mais bien vue : tandis que dans nos instituts et autres «chars d’assaut de la pensĂ©e», les intellectuels de France et de Navarre philosophent sur les printemps arabes, y voyant une suite de rendez-vous manquĂ©s avec la dĂ©mocratie, leurs collĂšgues des think tanks anglo-amĂ©ricains approvisionnent en arguments, en idĂ©es et en projets l’entreprise de dĂ©construction et de dislocation lancĂ©e par l’Empire atlantique sur le monde arabe et musulman, depuis que la disparition de l’URSS laisse le champ libre Ă  l’axe du Bien.

Barack Obama, un nĂ©oconservateur qui s’ignore

Barack Obama a entamĂ© sa derniĂšre ligne droite. Son «testament», publiĂ© ces jours-ci sous forme d’entretiens avec le journaliste amĂ©ricain Jeffrey Goldberg, fait grand bruit, notamment ses petites phrases. Erdogan est un «raté», un «tyran» ou un «autoritaire» (au choix du traducteur).
L’Arabie saoudite est-elle un alliĂ© ? Obama rĂ©pond par une pirouette : «C’est compliqué», avant de rappeler que les terroristes du 11-Septembre sont «saoudiens plutĂŽt qu’iraniens» et qu’un «pays moderne ne peut marcher quand il brime la moitiĂ© de sa population». SuprĂȘme provocation : «L’Arabie Saoudite et l’Iran doivent se partager les rĂŽles au Moyen-Orient et instaurer entre eux une paix froide.»
Sur le fond, Obama ne paraĂźt pas avoir une estime dĂ©mesurĂ©e pour ses «alliĂ©s» les rois du pĂ©trole, et la dĂ©mocratie ne semble pas ĂȘtre son premier souci : il rĂȘve seulement d’«autocrates intelligents».

MalgrĂ© ces dĂ©tails croustillants, le discours du Nobel de la paix n’est pas fondamentalement diffĂ©rent de celui des prĂ©dĂ©cesseurs, rĂ©publicains ou dĂ©mocrates
 ProsaĂŻquement, un historien canadien, Michael Jabara Carley, qui enseigne Ă  l’universitĂ© de MontrĂ©al, se demandait rĂ©cemment s’il y a encore un pilote Ă  la Maison-Blanche. Il avançait trois hypothĂšses susceptibles d’éclairer l’approche ambiguĂ« d’Obama en matiĂšre de politique Ă©trangĂšre : doit-on l’imputer Ă  la faiblesse de celui qui passe face aux administrations qui restent, Ă  une certaine incompĂ©tence, ou Ă  une posture machiavĂ©lique consistant Ă  faire la guerre sans en avoir l’air ?
PrĂ©sentĂ© comme l’homme le plus puissant du monde, Obama n’est pas l’homme le plus puissant des États-Unis. On lui reconnaĂźt une grande intelligence et il inspire de la sympathie Ă  ceux-lĂ  mĂȘmes qui constatent ses faiblesses ou ses insuffisances.
Pourtant, dans le «testament», ces derniĂšres paraissent noyĂ©es et ballotĂ©es dans les mĂ©andres d’une vision stratĂ©gique Ă  laquelle ne peut Ă©chapper aucun prĂ©sident, dĂ©mocrate ou rĂ©publicain, puisqu’elle est celle du «pouvoir profond» Ă©tasunien, depuis plus de trente ans sous la coupe nĂ©oconservatrice. Cette vision nous renvoie Ă  la «logique du chaos», machiavĂ©lique par essence.

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p style=”text-align: justify;”>Le prĂ©sident amĂ©ricain Obama déçu de son alliĂ© turc Erdogan qu’il traite d’autocrate dans une interview au magazine amĂ©ricain «The Atlantic».‹Cette logique rend compte du double jeu hypocrite que l’on reproche souvent Ă  Washington.
Barack Obama fait siens tous les fondamentaux de ses prĂ©dĂ©cesseurs. L’AmĂ©rique est donc le meilleur pays au monde et son rĂŽle est par dĂ©finition bĂ©nĂ©fique. Il constate le chaos rĂ©gnant dans tous les États oĂč elle a voulu imposer sa dĂ©mocratie de marchĂ©, mais il ignore superbement qu’elle est Ă  l’origine de ce chaos, dĂ©plorant seulement que celui-ci «noircisse le bilan du travail accompli par l’AmĂ©rique» et la «dĂ©tourne de ses autres prioritĂ©s».

En Libye, les États-Unis ont soigneusement planifiĂ© l’intervention militaire et financĂ© la formation de la coalition, mais le pays est «une catastrophe», s’étonne Obama, estimant nĂ©anmoins «avoir empĂȘchĂ© une guerre civile prolongĂ©e et sanglante» (sic).
RĂ©signĂ© devant le chaos, en Libye et en Syrie par exemple, il se console en affirmant que le prix de l’action (une intervention directe) serait plus Ă©levĂ© que le prix de l’inaction (le refus d’intervenir qui lui est reprochĂ©). C’est le raisonnement mĂȘme des fervents du «chaos crĂ©ateur»: il est plus facile de conserver la maĂźtrise d’une situation chaotique que l’on a crĂ©Ă©e que de construire Ă  tout prix un ordre «amĂ©ricain» improbable dans une zone Ă©tendue, lointaine et Ă©trangĂšre.

Leo Strauss et les néocons, souvent de double nationalité israélo-américaine

En effet, inspirĂ©e par Leo Strauss (1899-1973), un philosophe juif allemand, la thĂ©orie en question est fondĂ©e sur un postulat : «C’est par la destruction de toute rĂ©sistance plutĂŽt qu’en construisant que le pouvoir s’exerce», ou «c’est en plongeant les masses (les pays vulnĂ©rables) dans le chaos que les Ă©lites (les pays dominants) peuvent aspirer Ă  la stabilitĂ© de leur position». LĂ©o Strauss prĂ©cise : «C’est dans cette violence que les intĂ©rĂȘts impĂ©riaux des États-Unis se confondent avec ceux de l’État juif.»
Ces principes seront adoptĂ©s au pied de la lettre par les stratĂšges qui, produits d’une symbiose historique entre sionisme et calvinisme, donneront naissance Ă  la pensĂ©e nĂ©oconservatrice.
La doctrine prend corps au dĂ©but des annĂ©es 1980, lorsque le chantre du nĂ©olibĂ©ralisme sauvage, le cow-boy Ronald Reagan (au pouvoir entre 1981 et 1989), met un terme Ă  la dĂ©tente pour revenir Ă  l’endiguement (les SoviĂ©tiques en Afghanistan) et au «double endiguement» (l’Irak de Saddam Hussein contre l’Iran de Khomeiny).
Les nĂ©ocons, souvent de double nationalitĂ© israĂ©lo-amĂ©ricaine, Ă©taleront leurs plans tordus visant au remodelage du Grand Moyen-Orient conformĂ©ment aux obsessions de Washington et de Tel-Aviv : le contrĂŽle des zones riches en hydrocarbures suppose une redĂ©finition des frontiĂšres, des États et des rĂ©gimes politiques. Le plan Yinon, rendu public en 1982, concoctĂ© par un stratĂšge israĂ©lien pour le gouvernement du Likoud de Menahem Begin, dĂ©finit ainsi «la stratĂ©gie pour IsraĂ«l dans les annĂ©es 1980».

Il propose sans ambiguĂŻtĂ© de «dĂ©construire tous les États arabes existants et de remodeler l’ensemble de la rĂ©gion en petites entitĂ©s fragiles, mallĂ©ables et incapables d’affronter les IsraĂ©liens».
Le complĂ©ment opĂ©rationnel du chaos crĂ©ateur est la «thĂ©orie du fou» de Nixon, prĂ©conisant que l’AmĂ©rique soit dirigĂ©e par «des cinglĂ©s au comportement imprĂ©visible, disposant d’une Ă©norme capacitĂ© de destruction, afin de crĂ©er ou renforcer les craintes des adversaires». Obama se rĂ©fĂšre Ă  cette thĂ©orie, sans y voir de malice


Depuis l’implosion de l’URSS et du bloc communiste (1989-1991), les États-Unis, qui «conservent la responsabilitĂ© de protĂ©ger le monde», ont plus que jamais une obsession (Brzezinski dans le Grand Échiquier, 1997) Ă©touffer l’émergence de toute puissance susceptible de contrarier leurs ambitions, conformĂ©ment Ă  la « doctrine de la domination Ă  spectre total» Ă©laborĂ©e par le Pentagone. Cette derniĂšre incarne le rĂȘve des nĂ©ocons et de leurs Ă©mules infiltrĂ©s dans les arcanes des «États profonds» de l’univers occidental : ban et arriĂšre-ban de la communautĂ© internationale, banques, entreprises transnationales ou ONG.

S’inspirant de la thĂ©orie du chaos et mise en Ɠuvre selon la thĂ©orie du fou, la politique impĂ©riale du moment unipolaire amĂ©ricain (Ă  partir de 1991) sera fondĂ©e sur les prĂ©ceptes suivants : faire n’importe quoi, pratiquer un «deux poids deux mesures» systĂ©matique, prĂȘcher la morale et agir de façon immorale, user d’un discours irrationnel, violer les principes du droit international et contourner les dĂ©cisions du Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies lorsqu’elles dĂ©rangent. Selon Noam Chomski, «ce mĂ©pris de la primautĂ© du droit est profondĂ©ment enracinĂ© dans la culture et les pratiques amĂ©ricaines». Le rĂ©sultat ne sera pas triste.

Heartland, Rimland and Muslim green belt

Mais la logique du chaos ne relĂšve pas du droit, on s’en serait doutĂ©, mais d’un choix stratĂ©gique dictĂ© par la gĂ©opolitique. Pour elle, la planĂšte est divisĂ©e en trois zones concentriques : au centre, le «heartland» eurasiatique (Chine, Russie) qui dĂ©tient les clĂ©s de la maĂźtrise du monde; Ă  la pĂ©riphĂ©rie les terres offshore oĂč ont leurs bases les empires de la mer guignant l’hĂ©gĂ©monie; entre les deux, un «rimland», dont une bonne partie est occupĂ©e par une «ceinture verte musulmane» qui constitue un espace riche et stratĂ©gique qu’il faut contrĂŽler. Le cocktail des deux thĂ©ories, le chaos et le fou, va s’avĂ©rer dĂ©tonnant pour les peuples de cette muslim green belt.
Dans une jungle oĂč l’on n’en est plus Ă  un mensonge prĂšs, prĂ©tendre combattre des mouvements terroristes que l’on a contribuĂ© Ă  crĂ©er (Al-QaĂŻda, Daech) et que l’on soutient sans trop se cacher est une simple peccadille. Que dire alors de l’iniquitĂ© des sanctions, arme favorite des Occidentaux, qui prĂ©tendent punir les «massacreurs» et les «rĂ©gimes», mais visent en rĂ©alitĂ© Ă  humilier, affamer, dĂ©sespĂ©rer les populations, tout en volant l’argent de leurs pays et – il n’y a pas de petit bĂ©nĂ©fice – en se dispensant de respecter les engagements pris ?

Les sanctions : arme de destruction massive ou coup de grĂące. Bien que l’efficacitĂ© testĂ©e des dĂ©fenses russo-syriennes ait sans doute pesĂ© lourd dans sa dĂ©cision, de mĂȘme que les rĂ©serves du CongrĂšs, Obama a Ă©vitĂ© le pire en aoĂ»t 2013 en renonçant Ă  dĂ©clencher des frappes punitives (?) sur la Syrie, Ă  la suite de l’affaire des armes chimiques.
En fait, cette dĂ©cision de «rompre avec les rĂšgles du jeu» semble avoir Ă©tĂ© inspirĂ©e, non pas par une logique de justice, mais par la volontĂ© d’affirmer son pouvoir face aux Ă©tats-majors, aux services et aux think tanks. Ceux-ci sont influencĂ©s et financĂ©s par l’Arabie et d’autres pays du Moyen-Orient – d’aprĂšs Goldberg, on le sait trĂšs bien Ă  la Maison-Blanche –, et la plupart travaillent pour leurs bailleurs de fonds arabes et pro-israĂ©liens. CQFD


Rien en tout cas qui puisse inciter les peuples du Grand Moyen-Orient Ă  contredire Paul Craig Roberts, ancien secrĂ©taire adjoint Ă©tasunien au TrĂ©sor, lorsqu’il Ă©crit de sa plume au vitriol (Blog de la rĂ©sistance, 12 janvier 2016): «Unique au milieu des pays de la Terre, le rĂ©gime US est l’organisation criminelle la plus achevĂ©e de l’histoire humaine.»

Bilan des pertes humaines et matérielles du printemps arabe

Commentant les bouleversements des annĂ©es passĂ©es, Ahmed Ben Saada, chercheur et politologue algĂ©rien installĂ© au Canada, rappelle dans son livre Arabesque$ qu’ils «n’ont gĂ©nĂ©rĂ© que le chaos, la mort, la haine, l’exil et la dĂ©solation [
]». Ce qu’il rapporte d’un bilan rĂ©cent portant sur «les seuls printemps arabes» fait frĂ©mir : 1,5 million de morts et blessĂ©s (chiffre Ă  rĂ©viser Ă  la hausse, ndlr), plus de 15 millions de rĂ©fugiĂ©s et dĂ©placĂ©s (en fait 18 ou 19 millions en incluant les guerres d’Irak, ndlr).
Il en aurait coĂ»tĂ© Ă  l’ensemble des pays arabes des pertes sĂšches de 833 milliards de dollars, dont plus de la moitiĂ© en infrastructures diverses et en sites archĂ©ologiques ou historiques. Les pays de «la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO) auraient perdu plus de 100 millions de touristes».
Ajoutons Ă  ces dĂ©vastations pharaoniques, financĂ©es par les États pĂ©troliers Ă  coups de dizaines de milliards, d’autres centaines de milliards de dollars «gelĂ©s» par les sanctions, c’est-Ă -dire purement et simplement volĂ©s. Pour la seule Syrie, des estimations rĂ©centes Ă©valuent Ă  300 milliards le coĂ»t des destructions et pillages, et certains avancent le chiffre de 1 000 milliards pour les dommages et intĂ©rĂȘts qu’elle pourrait demander (cf infra).

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p style=”text-align: justify;”>La «dĂ©mocratisation» amĂ©ricaine intĂšgre l’installation Ă  demeure de Daech.‹ Il est Ă©vident que ce ravage incommensurable – la pire des catastrophes qui pouvait frapper les Arabes et les musulmans – n’aurait pu ĂȘtre menĂ© Ă  bien sans le concours des alliĂ©s moyen-orientaux de l’Empire atlantique, trop connus pour qu’il soit nĂ©cessaire de les mentionner Ă  nouveau. Mais, en ce dĂ©but de saison 2016, il ne s’agit pas seulement de faire le bilan des «printemps arabes».
C’est un quart de siĂšcle de «dĂ©mocratisation» amĂ©ricaine, Ă  coups de bombardements humanitaires, de massacres, de dĂ©gĂąts collatĂ©raux, de stratĂ©gie du chaos qui nous contemple du haut des pyramides de ruines du Grand Moyen-Orient.

DĂ©sordre et anarchie se sont installĂ©s dans nombre de pays comme des donnĂ©es permanentes, et les visions Ă  la Yinon ne semblent plus dĂ©lirantes, une nouvelle gĂ©ographie se dessinant progressivement, conforme aux vƓux des stratĂšges nĂ©oconservateurs, amĂ©ricains ou israĂ©liens.
Cette cartographie, Ă©voquĂ©e par les politiciens, intĂšgre l’installation Ă  demeure de Daech (organisation de l’État islamique).
Enfin -et ce n’est pas le moindre des changements dans le paysage gĂ©opolitique du Grand Moyen-Orient-, une Ă©volution jadis ou naguĂšre impensable se profile rapidement dans l’atmosphĂšre trouble des «rĂ©volutions Ă  guillemets»: longtemps discret, mais vigilant et omniprĂ©sent dans l’entourage et le lobbying des «opposants armĂ©s», l’État hĂ©breu ne cache plus sa complicitĂ© avec l’Arabie wahhabite et les monarchies du Golfe.

Vers une normalisation généralisée entre Tel Aviv et la plupart des capitales arabes

L’idĂ©e d’une normalisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e entre Tel-Aviv et la plupart des capitales arabes fait son chemin. C’est lĂ  bien entendu l’une des rĂ©ussites les plus criantes de la stratĂ©gie nĂ©oconservatrice et la plus humiliante pour les Arabes.
Le rappel sommaire auquel nous nous limiterons ici porte sur trois pays oĂč le chaos s’est montrĂ© particuliĂšrement innovateur et crĂ©ateur : l’Irak, qui n’en finit pas de se fissurer et de compter ses morts depuis plus d’un quart de siĂšcle, la Libye dĂ©truite en neuf mois et devenue si plurielle qu’on en compte plusieurs, et la Syrie qui fait depuis des annĂ©es les frais d’un acharnement sadique.

Parmi les points communs, on relĂšvera : des rĂ©gimes rĂ©publicains sans charia, des intĂ©rĂȘts pĂ©troliers et gaziers qui s’affrontent, trois «politicides» incluant la destruction des institutions, des infrastructures, des Ă©conomies, des armĂ©es, le renversement des rĂ©gimes et l’installation d’un chaos permanent, marquĂ© par les tentatives de dĂ©peçage en entitĂ©s Ă  base ethnique ou confessionnelle, et l’implantation de Daech sur une partie des territoires de ces trois États.
Une entreprise bien avancĂ©e : la destruction de l’État-nation irakien. En aoĂ»t 1990, Saddam Hussein, Ă  peine sorti d’une longue guerre contre l’Iran et «encouragé» par une ambiguĂŻtĂ© de langage de l’ambassadrice amĂ©ricaine, envahit le KoweĂŻt qui refuse de «payer sa dette» Ă  Bagdad. Washington et Londres dĂ©crĂštent que l’Irak, qui a violĂ© le droit international, est un «État voyou».

L’URSS n’est plus qu’un État en perdition et Saddam se retrouvera seul, diplomatiquement et militairement, face Ă  l’AmĂ©rique triomphante et sa «coalition». L’Irak sera le premier objectif de la vindicte de l’axe du Bien, entamant – les Irakiens ne le savent pas encore – un chemin de croix qui dure depuis vingt-cinq ans.

En janvier 1991, l’opĂ©ration TempĂȘte du dĂ©sert destinĂ©e Ă  punir l’agression contre le KoweĂŻt et son annexion est lancĂ©e par les États-Unis avec le concours d’une large « coalition » arabo-occidentale, sous mandat de l’Onu. Trois mois plus tard, les hostilitĂ©s sont terminĂ©es. Le «chĂątiment» de l’Irak ne fait que commencer.

La dĂ©cennie 1991-2001 sera marquĂ©e par un acharnement maniaque visant Ă  Ă©touffer le pays et Ă  briser son peuple Ă  grand renfort d’embargos, de blocus et de sanctions. S’agissant de traiter un «État voyou», la recherche d’armes de destruction massive prend le relais des violations du droit international. Les exigences de Washington et du Conseil de sĂ©curitĂ© vont multiplier les provocations visant Ă  limiter la souverainetĂ© de l’État irakien par la crĂ©ation de zones d’exclusion aĂ©rienne (au nom de la responsabilitĂ© de protĂ©ger) et les inspections de l’Unscom.
C’est aussi la sinistre et honteuse opĂ©ration «pĂ©trole contre nourriture», visant Ă  humilier et affamer les populations.
SitĂŽt aprĂšs les attentats du 11 septembre 2001, les nĂ©oconservateurs montĂ©s en puissance vont convaincre Bush Junior, qui dit vouloir «venger son papa» (sic), de lancer une nouvelle agression pour en finir avec Saddam Hussein, au besoin sans la couverture lĂ©gale d’une rĂ©solution du Conseil de sĂ©curitĂ©.

Les rapports d’experts du renseignement adressĂ©s Ă  la Maison-Blanche aprĂšs le scandaleux discours de Colin Powell au Conseil de sĂ©curitĂ©, le 5 fĂ©vrier 2003, sont ignorĂ©s. Les «minutes de Downing Street» adressĂ©es par le chef de l’Intelligence Service (aprĂšs contact avec son collĂšgue de la CIA) informent Tony Blair en juillet 2003 que George Bush a dĂ©cidĂ© de se dĂ©barrasser de Saddam Hussein par une action militaire. Celle-ci sera justifiĂ©e par les armes de destruction massive, malgrĂ© des annĂ©es d’inspection tatillonne -et le terrorisme : la coopĂ©ration avec Al-QaĂŻda, crĂ©Ă©e en Afghanistan dans les annĂ©es 1980 avec le concours des États-Unis, des Pakistanais et des Saoudiens, afin de combattre les SoviĂ©tiques.
En mars 2003, passant outre l’opposition de la France, de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine, les États-Unis et leurs alliĂ©s envahissent l’Irak, rĂ©solus Ă  ramener ce pays Ă  l’ñge de pierre. La prise de Bagdad et la reddition de l’armĂ©e marquent le dĂ©but de la destruction de l’État baathiste, sous la direction d’un proconsul amĂ©ricain Ă©garĂ© dans ce pays inconnu.
Ignorant, Paul Bremer entame le dĂ©mantĂšlement des institutions et de l’armĂ©e, la mise en place d’un pouvoir chiite et «kurde» au lieu et Ă  la place du rĂ©gime renversĂ©. Une contre-insurrection «sunnite» Ă  base tribale, Ă  laquelle se joindront de nombreux baathistes de l’armĂ©e dissoute et des combattants islamistes proches d’Al-QaĂŻda, sera durement rĂ©primĂ©e. C’est la prison, oĂč les insurgĂ©s islamistes et les officiers baathistes feront connaissance, qui sera le creuset de Daech.
La capture et le traitement inique rĂ©servĂ© Ă  Saddam Hussein, ses procĂšs et son exĂ©cution en direct le jour de la FĂȘte musulmane, de mĂȘme que les abjectes pratiques de la soldatesque amĂ©ricaines sur les dĂ©tenus irakiens figureront au bilan moral de l’axe du Bien.
L’Irak Ă©chappera aux «printemps arabes» sous leur forme classique mais, en 2011, il a dĂ©jĂ  eu sa dose de printemps. Vingt-cinq ans aprĂšs le dĂ©but d’un calvaire qui se poursuit jusqu’à prĂ©sent sous des formes toujours renouvelĂ©es, il n’est pas trop tĂŽt pour dresser le bilan des acquis de la «dĂ©mocratisation» amĂ©ricaine de ce grand pays moderne que fut l’Irak.

La crĂ©ation de trois communautĂ©s (kurde, sunnite et chiite) sur des critĂšres en soi chaotiques, mi-ethniques mi-religieux, permet d’esquisser la division de l’Irak. La destruction du tissu national et institutionnel se traduira par la sĂ©dition ethnique entre les Kurdes et les Arabes, notamment l’affirmation rapide et encouragĂ©e du Kurdistan irakien, coqueluche des Occidentaux, et la sĂ©dition confessionnelle. Sur ce point, la marginalisation des sunnites a pour pendant la promotion de la majoritĂ© chiite, s’accompagnant de luttes de clans fĂ©roces.

Le peuple irakien sera livrĂ© Ă  une entreprise impunie ayant des accents de gĂ©nocide : selon les chiffres communĂ©ment admis, il y aura au moins 1 500 000 morts, dont 500 000 enfants, sans compter les sĂ©quelles sanitaires ou gĂ©nĂ©tiques des armes chimiques et des bombardements Ă  l’uranium appauvri (cancers, malformations) et l’exil massif de plusieurs millions d’Irakiens de toutes confessions (Syrie, Liban, Europe).

Le pillage du patrimoine archĂ©ologique et historique (sites et musĂ©es) sera banalisĂ© et pour ainsi dire ouvert au public. Il s’agit de dĂ©truire la mĂ©moire de ce trĂšs vieux peuple. La tĂąche sera perpĂ©tuĂ©e par Daech un peu plus tard.
Les soldats amĂ©ricains dĂ©boulonnent, en 2003, la statue de Saddam Hussein Ă  Bagdad. La «nouvelle Ăšre dĂ©mocratique» promise par l’occupant se traduit par un rĂ©gime qui gĂ©nĂ©ralise la pratique de la torture. Comme dans la prison d’Abou Ghreib.

Le potentiel Ă©conomique ne sera pas mĂ©nagĂ©, les infrastructures ayant subi durant des annĂ©es les bombardements et frappes des «amis de l’Irak». Le pillage des ressources pĂ©troliĂšres ira bon train, mais sous contrĂŽle : le ministĂšre du PĂ©trole aura Ă©tĂ©, dit-on, la seule administration protĂ©gĂ©e par les sbires de Bremer. Glissons dans l’inventaire «l’argent de Saddam Hussein», c’est-Ă -dire de l’Irak, qui aura connu le sort commun en la matiĂšre.
Politiquement, la redistribution des cartes sur le plan national provoquera une mutation imprĂ©vue et pourtant prĂ©visible sur le plan stratĂ©gique : c’est l’Iran, et non pas l’AmĂ©rique, qui deviendra l’interlocuteur privilĂ©giĂ© du «pouvoir chiite», l’Arabie ne gagnant rien Ă  l’affaire.

Enfin, produit direct de l’invasion amĂ©ricaine et jouissant de la protection de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite, Daech s’installe dans le nord de l’Irak en juin 2014, ouvrant une nouvelle phase dans le bouleversement de la gĂ©ographie irakienne. ProtĂ©gĂ© de Washington plus qu’ennemi Ă  abattre, l’organisation «État islamique» va travailler Ă  la destruction de l’État irakien et s’étendre rapidement vers la Syrie voisine.

Les Milliards de Kadhafi

DĂ©mantĂšlement, partition, pillage et chaos en Jamahiriya. Les courriels (piratĂ©s) de Hillary Clinton le confirment ce qu’on le savait dĂ©jĂ  : l’élimination de Kadhafi n’a rien Ă  voir avec une volontĂ© de dĂ©mocratisation de la Libye. Elle est inspirĂ©e par des intĂ©rĂȘts stratĂ©giques, Ă©conomiques et pĂ©troliers, et par l’existence des «milliards de Kadhafi».

Selon la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement (Pnud), la Libye bĂ©nĂ©ficie dĂ©but 2011 de «l’indice de dĂ©veloppement humain le plus Ă©levĂ© du continent africain», avec une croissance du PIB de 7,5 % par an, un revenu par habitant record (10 000 dollars amĂ©ricains par an), l’instruction primaire et secondaire pour tous et l’accĂšs d’un Ă©lĂšve sur deux Ă  l’enseignement supĂ©rieur.
Plus de 2 millions d’immigrĂ©s africains trouvent du travail dans la Jamahiriya. Facteur de stabilitĂ© et de dĂ©veloppement en Afrique du Nord, la Libye a multipliĂ© les investissements visant Ă  doter l’Union africaine de l’autonomie financiĂšre et d’une monnaie indĂ©pendante. C’est inacceptable pour les États-Unis et la France, Ă  en croire les emails de Hillary Clinton. Kadhafi aurait-il fait d’autres «investissements» en Europe ?
L’Occident est aux aguets. Les «rĂ©volutionnaires» libyens n’attendent pas longtemps pour l’appeler Ă  la rescousse contre Kadhafi qui «massacre son peuple». Ils auront vite satisfaction.

Les premiÚres sanctions diplomatiques sont le fait de la résolution 1970 adoptée par le Conseil de sécurité fin février 2011 : interdiction de voyager, embargos sur les armes et
 gel des avoirs, saisine de la Cour pénale internationale.
La rĂ©solution 1973 du 17 mars 2011 confirme et renforce les sanctions prĂ©cĂ©dentes (en y ajoutant une exclusion aĂ©rienne), tout en donnant le feu vert Ă  une intervention militaire au titre de la «responsabilitĂ© de protĂ©ger». LeurrĂ©es (par la France, dit-on), la Chine et la Russie s’abstiennent au lieu d’opposer un vĂ©to, ainsi que l’Allemagne. L’Otan, investie du travail par les Occidentaux en violation du mandat onusien, entame les bombardements dĂšs le lendemain. Toute diplomatie est Ă©cartĂ©e.
La France sera l’un des fers de lance de l’aventure. Des milliers de raids frapperont non seulement des objectifs militaires et des centres de commandement, mais aussi et surtout des zones rĂ©sidentielles, des sites industriels, des objectifs civils. On ne connaĂźtra jamais le bilan exact : des milliers et sans doute des dizaines de milliers de morts et blessĂ©s, mais peu de combattants, car il n’y a guĂšre eu d’affrontements militaires.
En fait, l’intervention «humanitaire» vise Ă  changer le rĂ©gime : Kadhafi sera torturĂ© et assassinĂ© en direct, devant les camĂ©ras de tĂ©lĂ©vision, fin octobre 2011.
La Libye sera détruite, ses infrastructures ravagées, ses institutions mises à bas, son armée démantelée et ses hommes démobilisés iront alimenter le flux des mercenaires et djihadistes dans tout le Sahel, y compris au Mali. Plongée dans un chaos généralisé et mise sous la coupe de plusieurs centaines de milices armées, la Libye est déjà scindée en trois ou quatre entités et le pouvoir y est disputé entre deux ou trois gouvernements.

Le terrain est propice Ă  l’installation de Daech, qui y trouvera son troisiĂšme point d’ancrage. La situation libyenne est prĂ©occupante pour la sĂ©curitĂ© et la stabilitĂ© de toute la rĂ©gion, notamment l’AlgĂ©rie, la Tunisie, le Sahel. Elle gĂ©nĂšre un trou noir sĂ©curitaire entre le sud de la Libye et le nord du Tchad


Au milieu de ce dĂ©sastre, les premiĂšres sanctions auront vite Ă©tĂ© oubliĂ©es. Si le «gel des avoirs», sanction classique, ne soulĂšve pas l’attention de tout le monde, il prĂ©sente un intĂ©rĂȘt majeur pour quelques-uns. N’est-il pas lĂ©gitime de «saisir l’argent de Kadhafi»? En fait, les «500 milliards de Kadhafi» rĂ©pertoriĂ©s en mars 2011 sont tout simplement 500 milliards d’avoirs libyens investis dans le monde (250 en AmĂ©rique, 250 en Europe et dans le reste du monde occidental) entre banques et entreprises.

Sans mĂȘme parler des investissements (50 milliards) effectuĂ©s par le Guide sur le continent africain, et du pillage Ă  venir du pĂ©trole libyen. Ils ne rĂ©apparaĂźtront jamais, Ă  l’exception de 11 Ă  34 milliards restituĂ©s au Conseil national de transition (CNT) par l’Otan et les Occidentaux (enquĂȘte de Pascal Henry : PiĂšces Ă  conviction sur France 3, le 29/01/2014). Quant aux milliards restants, qu’ils soient encore gelĂ©s ou dĂ©gelĂ©s, nul ne saurait dire oĂč ils sont passĂ©s, sauf qu’ils n’ont sĂ»rement pas Ă©tĂ© perdus pour tout le monde.

C’est le sort de tous les avoirs gelĂ©s sous chapitre 7 d’ĂȘtre mis au chaud quelque part (y compris en France).

Cinq ans aprĂšs, le chaos est tel que l’on s’apprĂȘte Ă  intervenir Ă  nouveau pour mettre fin au chaos. Signe que la coloniale est de retour, l’Italie est Ă  la pointe de l’entreprise, comme la France en Syrie


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p style=”text-align: justify;”>La Syrie en partie dĂ©truite, l’État syrien invaincu, mais toujours menacé‚. AprĂšs cinq ans d’une guerre d’une violence extrĂȘme, et bien qu’elle ait servi de terrain d’expĂ©rimentation Ă  toutes les ressources de la stratĂ©gie du chaos, la Syrie est toujours lĂ . L’État syrien ne s’est pas Ă©croulĂ©. Il paie les salaires et les retraites de ses fonctionnaires sans dĂ©faillance et ses institutions sont en place. Son armĂ©e a rĂ©sistĂ© face Ă  une agression alliant les grandes puissances occidentales aux rĂ©gimes fondamentalistes du Moyen-Orient.

DĂšs octobre 2011, le spectre d’un scĂ©nario Ă  la libyenne est Ă©cartĂ©, Moscou et PĂ©kin brisant par leur vĂ©to l’unanimitĂ© des membres permanents du Conseil de sĂ©curitĂ©. Des doigts accusateurs pointent «certains pays qui ne jouent pas le jeu», la Russie et la Chine refusant de «rejoindre la communautĂ© internationale» (sic), comme le voudraient JuppĂ© et Hague.

Mais cette mutation ne va pas empĂȘcher une escalade continue de la guerre universelle qui est imposĂ©e Ă  la Syrie. L’envoi massif de mercenaires djihadistes ayant leurs propres agendas va perpĂ©tuer le chaos, «ouvrant la voie Ă  l’organisation État islamique, constituĂ©e avec d’ex-officiers de l’armĂ©e irakienne radiĂ©s par Paul Bremer en 2003, des armes amĂ©ricaines et avec le soutien considĂ©rable de fonds saoudiens».

Dans ces conditions, à quoi servent les sanctions, devenues si banales pour les pays occidentaux qu’elles y passent inaperçues, d’autant plus qu’ils n’en souffrent jamais.

Cinq annĂ©es d’acharnement auront Ă©puisĂ© la Syrie dĂ©jĂ  dĂ©vastĂ©e par la guerre, en finissant d’asphyxier son Ă©conomie et en condamnant le peuple syrien Ă  vivre dĂ©sormais dans des conditions terrifiantes. Les sanctions classiques «de mise en situation» sont prises par l’Union europĂ©enne (UE) en mai 2011 : elles portent sur les interdictions de voyager (plus de visas) et le gel des avoirs de 150 personnalitĂ©s du «rĂ©gime syrien».

Une cinquantaine de sociĂ©tĂ©s «soutenant le rĂ©gime» sont soumises Ă  boycott, dont cinq organismes militaires, conformĂ©ment Ă  l’embargo «sur les exportations d’armes et de matĂ©riel susceptible d’ĂȘtre utilisĂ© Ă  des fins de rĂ©pression».

À partir de juillet 2011, la Syrie est la cible rĂ©guliĂšre de mesures de rĂ©torsion de la part de la «communautĂ© internationale». Il faut «punir et Ă©touffer Ă©conomiquement le rĂ©gime de Bachar al-Assad, qui rĂ©prime dans le sang ses opposants».

Le 10 aoĂ»t 2011, le gouvernement amĂ©ricain prend des sanctions contre les sociĂ©tĂ©s de tĂ©lĂ©communication syriennes et les banques liĂ©es Ă  Damas, empĂȘchant les citoyens Ă©tasuniens de mener des affaires avec les banques syriennes ou Syriatel. Les avoirs de ces sociĂ©tĂ©s aux États-Unis sont gelĂ©s, autant dire volĂ©s. Hillary Clinton annonce un embargo total sur les importations de produits pĂ©troliers syriens. Imitant aussitĂŽt ses maĂźtres, l’Union europĂ©enne dĂ©cide de sanctions supplĂ©mentaires, y compris un embargo sur le pĂ©trole. Comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Suisse, la Turquie et la Ligue arabe (kidnappĂ©e par le Qatar et les rĂ©gimes du Golfe), Bruxelles renouvellera et renforcera les sanctions sans dĂ©semparer, Ă  dix-sept reprises pour la seule annĂ©e juillet 2011-juillet 2012.

La fermeture de la Syrianair Ă  Paris et l’interdiction de toute liaison aĂ©rienne entre la France et la Syrie seront dĂ©cidĂ©es Ă  l’étĂ© 2012, de mĂȘme que l’arrĂȘt des vols entre les capitales europĂ©ennes et Damas.

Les sanctions diplomatiques sont dĂ©cidĂ©es dĂšs l’automne 2011, aprĂšs le vĂ©to russo-chinois. Les États-Unis ayant rappelĂ© de Damas leur ambassadeur agitateur, plusieurs États de l’UE rappellent les leurs et le ministre français des Affaires Ă©trangĂšres Alain JuppĂ© le sien, une premiĂšre fois le 17 novembre 2011, puis dĂ©finitivement en fĂ©vrier 2012. NommĂ© en mai 2012, Fabius fera mieux : Ă  peine intronisĂ©, il expulsera l’ambassadrice de Syrie, mais celle-ci, reprĂ©sentante auprĂšs de l’Unesco, ne peut pas ĂȘtre expulsĂ©e.

Les «grandes démocraties» et leurs alliés moyen-orientaux sont toujours au travail. Les dégùts sont immenses, un pays naguÚre prospÚre, autosuffisant et sans endettement est en ruine, ses infrastructures sont dévastées, ses services sociaux souvent endommagés.

Avec plus de 300 000 morts (dont 100 000 membres de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre), 1 million de handicapĂ©s et 14 millions de rĂ©fugiĂ©s ou dĂ©placĂ©s (plus d’un Syrien sur deux), le tissu national est fragilisĂ© par la prolifĂ©ration des groupes armĂ©s et minĂ© par l’invasion des mercenaires accourus pour le djihad, ainsi que par certaines revendications ethniques. Il a fallu beaucoup d’efforts des «amis de la Syrie» pour installer mois aprĂšs mois ce chaos qui rĂšgne dans une bonne partie de la Syrie, «mĂšre de notre civilisation».

Bernard Cornut, expert en Moyen-Orient, Ă©crit Ă  juste titre le 11 mars 2016 : «Vu qu’il est de plus en plus connu et avĂ©rĂ© que plusieurs pays ont soutenu et financĂ© des groupes rebelles armĂ©s dans le but affirmĂ© et partagĂ© de changer le rĂ©gime, et notamment de faire partir le prĂ©sident en place, y compris la France, les USA, la Grande-Bretagne et bien sĂ»r le Qatar, l’Arabie, la Turquie, ces pays, voire d’autres que la Syrie connaĂźt, sont tous coresponsables Ă  divers degrĂ©s des dommages encourus par la Syrie, estimĂ©s rĂ©cemment Ă  1 000 milliards de dollars.»

Et de conclure : «Ils devront donc faire face Ă  des actions en justice internationale de la Syrie pour qu’elle obtienne des indemnitĂ©s de guerre lĂ©gitimes.» Afin de les financer, il propose de crĂ©er une taxe sur le pĂ©trole et le gaz, qui serait affectĂ©e Ă  «un fonds d’indemnisation des victimes et de reconstruction de la Syrie sur tous les plans, Ă  gĂ©rer par l’Onu».

Comme le constate Jeffrey Sachs, directeur du Earth Institute Ă  la Columbia University de New York, consultant auprĂšs du secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies, «la politique amĂ©ricaine a Ă©tĂ© un Ă©chec massif et terrible». Assad n’est pas parti et n’a pas Ă©tĂ© vaincu, grĂące Ă  l’aide de la Russie et de l’Iran. La perspective nĂ©oconservatrice est compromise. D’oĂč la fureur des «amis de la Syrie», leur fuite en avant et leur violence folle
 devant l’avance de l’armĂ©e syrienne sur tous les fronts.

Il n’y aura pas d’autres «printemps». Il reste que le chaos est omniprĂ©sent, de l’Irak Ă  la Syrie, de la Tunisie Ă  l’Égypte, de la Libye au YĂ©men, de la Palestine au Liban.

Sauf qu’il y a une nouveautĂ© : les complices et agents moyen-orientaux de la stratĂ©gie impĂ©riale sont dĂ©sormais aux prises avec ce dĂ©sordre et cette sauvagerie qu’ils ont contribuĂ© Ă  propager.

L’Arabie saoudite, la Turquie sont devenues des cibles pour les groupes extrĂ©mistes et terroristes qu’ils ont parrainĂ©s et protĂ©gĂ©s. Des regrets, des regrets


Hillary Clinton, la virago de la diplomatie

Que sont devenus les responsables occidentaux de la «démocratisation»?

  • Colin Powell, l’homme qui avait ramenĂ© sa fiole au Conseil de sĂ©curitĂ©, s’est dit mal informĂ© par les services amĂ©ricains : il exprime des regrets plusieurs annĂ©es aprĂšs les faits.
  • Madeleine Albright pour qui les centaines de milliers d’enfants irakiens morts Ă©taient le «prix Ă  payer pour la dĂ©mocratisation de l’Irak» ou Condoleeza Rice qui voyait dans les convulsions du Liban en 2006 les «contractions prĂ©sidant Ă  la naissance de la dĂ©mocratie» se consacrent sans doute Ă  leurs bonnes Ɠuvres. Debeliou Bush file une retraite paisible et peint de jolis petits moutons dans son ranch : peut-ĂȘtre a-t-il Alzheimer ?

  • Blair et Bush : aprĂšs le mensonge et l’horreur, des retraites dorĂ©es
‹Tony Blair fait des confĂ©rences royalement payĂ©es. L’ex-premier ministre britannique exprime lui aussi des regrets, onze ou douze ans aprĂšs les faits. Selon Jeremy Corbin, postulant Ă  la direction du Parti travailliste, il doit ĂȘtre traduit en justice pour crimes de guerre, «suite Ă  l’invasion illĂ©gale de l’Irak, une guerre catastrophique, qui a coĂ»tĂ© beaucoup d’argent et de vies humaines, dont on voit encore aujourd’hui les consĂ©quences».
  • Quant Ă  Hillary Clinton la femme du «veni, vidi, vici», qui ricanait sur l’assassinat de Kadhafi en direct («un jour heureux pour l’humanité»), elle est accablĂ©e par certains journalistes amĂ©ricains.

Jeffrey Sachs (22 fĂ©vrier 2016) l’accuse d’avoir contribuĂ© Ă  provoquer et entretenir le bain de sang en Syrie, portant ainsi une lourde responsabilitĂ© dans le carnage. «Danger pour la paix mondiale», elle aura Ă  «rĂ©pondre de beaucoup de choses concernant la guerre de Syrie», conclut-il. Candidate Ă  l’investiture dĂ©mocrate Ă  la prĂ©sidence, elle doit penser plus souvent Ă  Donald Trump qu’à Kadhafi. Si par un coquin de sort (une machine Ă  voter dont les trous seraient bouchĂ©s, par exemple), la virago de la diplomatie Ă©tait Ă©lue, les Syriens que la guerre a Ă©pargnĂ©s jusqu’ici n’auraient plus qu’à bien s’accrocher.
Quid de la France et de ses dirigeants de tout bord qui se fĂ©licitaient du bilan de la grande mĂ©harĂ©e libyenne et pontifiaient – pontifient toujours – sur l’avenir de la Syrie et le destin de son prĂ©sident ? Ne devraient-ils pas tempĂ©rer leur arrogance d’ignorants, leur outrecuidance de privilĂ©giĂ©s ? Au lieu de continuer Ă  tirer d’un air las des plans vicieux, ne leur faudrait-il pas plutĂŽt s’interroger sur leur responsabilitĂ© Ă©crasante dans les malheurs du peuple syrien et l’abaissement de la diplomatie française ?

L’avenir de la Syrie ne les regarde aucunement. Le plus grand service qu’ils puissent rendre Ă  la «mĂšre de la civilisation», la «seconde patrie de tout ĂȘtre civilisé» objet de leur acharnement, c’est de la laisser en paix, Ă  tous les sens du terme.

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Michel Raimbaud Ă  propos de la Syrie : Le mensonge, la nausĂ©e et les sanctions
http://www.madaniya.info/2016/04/08/syrie-mensonge-nausee-sanctions/

ILLUSTRATION
  • © YASIN AKGUL / AFP | Un enfant sur un char Ă  Kobane, en Syrie, mars 2015
ReneNaba
RenĂ© Naba | Journaliste, Ecrivain, En partenariat avec https;//www.Madaniya.info Français d’origine libanaise, jouissant d’une double culture franco arabe, natif d’Afrique, juriste de formation et journaliste de profession ayant opĂ©rĂ© pendant 40 ans au Moyen Orient, en Afrique du Nord et en Europe, l’auteur dont l’expĂ©rience internationale s’articule sur trois continents (Afrique Europe Asie) a Ă©tĂ© la premiĂšre personne d’origine arabe Ă  exercer, bien avant la diversitĂ©, des responsabilitĂ©s journalistiques sur le Monde arabo-musulman au sein d’une grande entreprise de presse française de dimension mondiale.

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