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Robi Morder, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay and Paolo Stuppia, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Après les campus américains, le mouvement contre la guerre à Gaza est-il en train de gagner les universités françaises ? L’actualité semble le suggérer : les événements à Sciences Po et une brève occupation de la Sorbonne ces derniers jours ont impulsé une dynamique dans d’autres sites, à Paris comme en province. Après les organisations étudiantes, un syndicat lycéen appelle désormais à l’action pour cette semaine. Ces protestations semblent néanmoins limitées pour l’instant, surtout en comparaison avec ce qui se passe outre-Atlantique.

Un obstacle à la mobilisation, c’est sa temporalité. La période de partiels de fin de semestre (voire de vacances scolaires pour certains établissements) pourrait freiner son amplification. Certes, nul ne peut prédire actuellement son évolution, qui dépendra tant des décisions internationales (comme une attaque israélienne à Rafah) que de mesures internes (fermeté ou non dans la répression de la contestation, ce qui serait susceptible d’élargir la mobilisation). Mais, à l’exception de mai-juin 1968, tous les mouvements étudiants qui ont « pris » en France l’ont fait en dehors des sessions d’examens.

S’ajoute une variable plus contemporaine, celle de la présence physique d’étudiants et de personnel in situ : aujourd’hui, même en cas de blocage ou d’occupation – outils traditionnels du répertoire d’action estudiantin –, le recours au distanciel pour remplacer les cours ou les partiels peut rendre vain tout effort d’empêcher la vie normale à l’université. Sauf élargissement à d’autres espaces et publics, restent alors les « manifestations de papier », pour atteindre l’opinion par la presse. Les nouveaux médias amplifient le phénomène : livestreams et images sur les réseaux sociaux, commentaires et polémiques sur les chaînes d’information en continu, particulièrement prégnants à propos du conflit israélo-palestinien.

Une mobilisation étudiante qui suscite des polémiques

La sensibilité française au conflit israélo-palestinien ne date pas d’hier, d’autant que la présence dans l’Hexagone des communautés juive et musulmane est la plus importante du continent. Cependant, le mouvement étudiant actuel suscite de vives réactions, notamment de la part du personnel politique.

Les étudiants actuellement mobilisés sur les campus français sont régulièrement accusés d’« islamo-gauchisme », de « wokisme », voire d’« antisémitisme », mais aussi d’« élitisme » et d’« intellectualisme ». Sans oublier les reproches de manipulation par des partis politiques d’opposition, par des « minorités agissantes » ou par des puissances étrangères.

Cette rhétorique est récurrente à l’encontre de la jeunesse scolarisée lorsqu’elle s’engage, dans les démocraties occidentales, mais aussi en Chine ou en Iran. Dans notre pays, dans les années 1968, le pouvoir disqualifiait déjà les « minorités agissantes », la « chienlit » estudiantine et gauchiste, la « subversion » dans laquelle on était censé reconnaître la main de Moscou, de Pékin ou de Cuba, alors que la « majorité silencieuse » réclamait un « retour à l’ordre ». De l’autre côté du spectre politique, le PCF voyait dans ces « groupuscules » des ennemis de classe soupçonnés à la fois d’être le produit (ou des alliés objectifs) de la bourgeoisie et d’être manipulés par d’autres puissances étrangères. Des discours qui résonnent étrangement aujourd’hui avec les accusations portées aux « élites de Sciences Po » d’importer une vision conflictuelle et communautariste d’outre-Atlantique ou d’être à la solde du Hamas.

Pour remonter encore un peu dans la chronologie, pendant la guerre d’Algérie, l’UNEF était aussi accusée de « trahir le pays », voire de complicité avec « l’ennemi », pour avoir ne serait-ce que maintenu des relations avec les étudiants de l’autre côté de la Méditerranée. Décidément, lorsque le pouvoir et les forces politiques traditionnelles se trouvent contestés par les étudiants, la tendance est de les disqualifier en retour.

Toutefois, dans le cas actuel, on ne peut pas faire abstraction de la violence du vocabulaire utilisé, à la mesure du conflit en cours pour lequel la Cour pénale internationale a décelé « un risque de génocide » et des divisions qu’il engendre : (apologie de) « terrorisme », assimilation entre « antisémitisme » et « antisionisme »…

Guerres et colonialisme, objets traditionnels de lutte dans les campus

Columbia, Californie… Qui ne pense pas à la contre-culture des années 1960 ? Au Free Speech Movement de Berkeley ? Mais, surtout, à la guerre du Vietnam et aux occupations des campus, de Chicago en 1968 au massacre de la Kent State University en 1970 ?

La dimension de la mondialisation de la colère étudiante face aux événements à Gaza et en Cisjordanie est à prendre en compte, à condition de ne pas y voir une nouveauté absolue. D’abord, car l’antimilitarisme (ou au contraire, le soutien à l’armée) et l’anticolonialisme ont été l’un des vecteurs de politisation des mouvements étudiants, partout dans le monde, de la veille du Premier Conflit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre froide, le pacifisme et l’opposition à l’arme nucléaire d’abord, les luttes de libération nationale ensuite, ont suscité une intense mobilisation transnationale. La contestation d’un conflit n’est donc pas une innovation récente, pas plus que le soutien à certains groupes vus comme libérateurs, ni la dénonciation des politiques coloniales et discriminatoires.

Pour retrouver la trace d’un mouvement international étudiant contre une guerre après 1989, il faut remonter à l’intervention américaine en Irak en 2003. Un mouvement plus faible en France, en raison du positionnement politique de l’époque du gouvernement Chirac-Villepin, mais fort ailleurs dans les pays impliqués (États-Unis, Espagne, Italie, Royaume-Uni…). En revanche, les conflits ultérieurs n’ont souvent pas été mobilisateurs, comme on le constate aujourd’hui vis-à-vis de l’Ukraine ou hier de la Syrie. Il y a eu également de grands silences, comme sur la question rwandaise en 1994, et plus récemment de la répression du mouvement « Femme, vie, liberté » en Iran.

Le constat d’une alternance entre périodes de « défection » et de « prise de parole » peut donc être dressé. Tout comme sur la question spécifique israélo-palestinienne : à l’international, du point de vue des mouvements étudiants, l’intérêt pour la question palestinienne émerge véritablement après la guerre des Six Jours en 1967. Depuis, on a vu apparaître la cause dans les universités avec une intensité diverse. Des comités Palestine dans les années 1970 aux appels au boycott d’Israël pendant la seconde Intifada au tournant du millénaire, jusqu’à la valorisation de l’engagement d’Israéliens contestant la colonisation en refusant de servir dans l’armée (Refuznik), les actions et surtout les débats sont récurrents. On l’aura compris : ce conflit fait apparaître et attise des tensions anciennes, sur les campus et ailleurs.

Robi Morder, Chercheur Associé au Laboratoire Printemps, UVSQ/Paris-Saclay, co-président du Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants (Germe), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay and Paolo Stuppia, Sociologue, membre du CESSP (Centre Européen de Sociologie et de Science Politique), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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