Je passe mon temps à écouter le pépiement des oiseaux. Je me suis donnée également comme  mission, chaque jour ou un jour sur deux, selon la possibilité, de cueillir des fleurs autour de moi, là où j’en trouve pour me rappeler le vivant et la vie et je les contemple. Tous les jours, je vais vers elles. Heureusement que j’ai pu fleurir la maison, vu le temps que nous devons y passer. Je n’ai pas assez de vases et il n’est pas possible d’en acheter. J’ai transformé les bocaux de Nescafé  et les bouteilles de Sohat en verre, en vases.

Hier les coquelicots ont fait ma joie, ils étaient autrement plus explosifs que les jonquilles, je les ai cueillis dans le square en face du Musée, ce lieu de sérénité sous les colonnes romaines que nul ne regardent. J’en ai besoin en ce moment, de cette pierre ancienne qui dit les âges, la vie au-delà des vicissitudes, les générations, tout comme ces pierres millénaires à Beit Mery. Je vais les voir, m’imprégner de leur silence, avenant ; les pins, les pierres, les fleurs et le ciel. J’ai besoin de voir le ciel. J’ai changé de chambre pour travailler pour voir le ciel ; il y a plus de lumière. Mon frère de son côté, monte s’installer sur le toit de la maison parentale, pour voir  le ciel, pour être en plein air, il lit sur le toit. Il a mis un ou deux coussins sur lesquels il prend appui. Quelle force avaient-ceux qui ont vécu dans les cachots sans voir le ciel et qui s’en sont sortis… Je ne peux m’empêcher de penser à Samir Geagea (1)  qui avait été incarcéré onze ans dans un sous-sol; il y a longtemps que j’avais envie de lire son livre; je ne savais pas que nous arriverions au confinement,  au préalable. Comment a-t-il fait pour sortir vivant après onze ans ? Etait-ce la foi ? 

J’ai été chercher la mer, j’ai été pour voir la mer, les forces de l’ordre m’ont signalé qu’il n’était pas possible de m’en rapprocher, je ne comprends pas pourquoi. La mer ne porte pas le virus, à ce que l’on sache… J’ai choisi tout de même cette fois-ci de me conformer, de ne pas tenter de braver l’interdit.  Soudain, même si je n’ai pu approcher la mer, le pépiement des oiseaux s’est fait plus intense; quand je les entends bruyamment, je me dis que la vie reste, que la vie est là. Je m’inquiète de leur silence à certains moments, je crains alors qu’il y ait malheur sur terre; comme quand les chiens du quartier se mettent à aboyer tous de concert. J’ai toujours écouté les oiseaux dans mon lit au matin ; maintenant je tends l’oreille où que je sois pour les entendre, pour rester en lien avec l’allégresse ou avec une promesse d’allégresse. Et à mon grand bonheur, en dépit de la pollution, en dépit de la violence de cette ville, en dépit de coronavirus, je les entends presque partout. 

J’ai déplacé quelques objets dans l’appartement, pour une autre perspective. Dans la chambre, j’ai remplacé une photographie de Helmut Newton par une toile en cuir d’Argentine que j’avais reçu en cadeau  il y a des années. Des animaux y sont représentés. Il y a quelque chose d’archaïque, de stable de plus rassurant dans le cuir et les animaux plus que dans les deux corps nus  sans tête de Newton, qui me font  aujourd’hui le sentiment d’une errance. Ici les animaux avec leur marche l’un à côté de l’autre ou l’un à la suite de l’autre ont quelque chose de l’ordre du monde.

 Il  y a quelque chose de l’ordre du monde, quelque chose de chaleureux et non seulement de menaçant dans le silence de ce matin du 25 mars. Peut-être est-ce une résonance du fond des siècles du oui de Marie et de tous ces priants dans le monde qui élèvent leurs voix au même moment vers Dieu sur l’invitation du Pape François. Il est difficile quand le silence a toujours été menaçant, réprobateur d’y entendre de l’espace, un consentement. Ce matin-là, cela est possible… malgré coronavirus.

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Des haut-parleurs rompent le silence : une voiture qui passe et une voix qui invoque la Vierge de nous protéger tout en invitant les « honorables citoyens » de rester à domicile sauf cas d’extrême urgence. Etonnant que les forces de l’ordre ou de la municipalité invoquent la Vierge. Ou est-ce encore une compagnie de taxis qui veut faire  sa pub comme cette compagnie qui avait coutume de sillonner la ville, statue géante de la Vierge brandie sur le capot et chants tonitruants à l’appui? Car nombreux sont ceux qui veulent saisir cette crise pour  vendre encore leurs services, vendre tout de suite, réagir tout de suite. Incapables de s’arrêter pour vivre le moment comme il est, l’écouter;  cherchant sans cesse à faire usage, profit… Incessante injonction du siècle au profit, à « profiter », comme s’il n’y avait que ça.  Des gens meurent tous les jours en masse, des médecins s’exposent tous les jours et doivent faire des choix insupportables, des vieux s’étouffent, des moins vieux aussi, des gens tombent dans la précarité… et l’on continue à vous enjoindre  à tout instant de meubler l’instant, de « profiter ».

Ces hauts parleurs qui braillent m’angoissent; quelque chose de solennel dans ces annonces qui émanent d’on ne sait qui, quelque chose  qui ne prête pas à discussion. 

Vers 18, l’heure où tout s’apaise, du moins où la lumière s’adoucit, des voisins que je ne connais pas chantent sur leurs balcons. Il y en a un qui chante à plein poumons La vie en rose, sur fond de CD ou autre, et puis il enchaine tout Piaf. Comme la rue est calme, on entend tout ; c’en est presqu’agaçant, le choix de La vie en rose, tout en étant attendrissant. Le lendemain, depuis un autre balcon, j’entends une voix féminine, bien moins puissante mais qui voyage aussi, et qui chante « sorry seems to be the hardest word ». Il est vrai que c’est le moment de la réconciliation ; approche de grands moments, de la mort possible, de la séparation, de Pâques pour ceux concernés. Il me semble deviner une guitare derrière « sorry seems to be the hardest word » à moins que je prenne mes désirs pour des réalités. J‘ai presqu’envie d’aller les voir, quitte à chanter d’en bas, depuis la rue – distanciation oblige. Juste pour sentir ma voix, pour chanter avec des gens, pas la vie en rose, mais la vie un peu tout de même, à voix haute. 

(1) chef des Forces Libanaises 

(2) le maitre zen bouddhiste, activiste de la paix.

Article paru dans l‘Agenda Culturel avec l’aimable autorisation de son auteur.

Nicole Hamouche
Consultante et journaliste, avec une prédilection pour l’économie créative et digitale, l’entrepreneuriat social, le développement durable, l’innovation scientifique et écologique, l’édition, les medias et la communication, le patrimoine, l’art et la culture. Economiste de formation, IEP Paris ; anciennement banquière d’affaires (fusions et acquisitions, Paris, Beyrouth), son activité de consulting est surtout orientée à faire le lien entre l’idée et sa réalisation, le créatif et le socio-économique; l’Est et l’Ouest. Animée par l’humain, la curiosité du monde. Habitée par l’écriture, la littérature, la créativité et la nature. Le Liban, tout ce qui y brasse et inspire, irrigue ses écrits. Ses rubriques de Bloggeur dans l’Agenda Culturel et dans Mondoblog-RFI ainsi que ses contributions dans différentes publications - l’Orient le Jour, l’Officiel Levant, l’Orient Littéraire, Papers of Dialogue, World Environment, etc - et ses textes plus littéraires et intimistes disent le pays sous une forme ou une autre. Son texte La Vierge Noire de Montserrat a été primé au concours de nouvelles du Forum Femmes Méditerranée.

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