Le Liban s’apprête à franchir une étape significative dans sa politique agricole avec un projet gouvernemental visant à légaliser, de manière encadrée, le cannabis à usage médical et industriel. Cette initiative, centrée sur la région de la Bekaa, entend transformer un secteur historiquement informel en pilier de développement économique local. Mais les premières annonces provoquent autant d’enthousiasme que de scepticisme, dans un contexte où les précédents en matière de réforme productive ont souvent laissé place à des clientélismes opaques.
Une réforme structurée autour d’un organe de régulation
Le gouvernement, via une proposition législative en cours d’examen, envisage de créer la « Haï’a Wataniya li al-Qinnab al-Hindi » (Autorité nationale du cannabis indien). Cet organisme public serait chargé d’encadrer la culture, la transformation et la distribution du cannabis médical et industriel. Il interviendrait également sur la délivrance des licences, la supervision des normes de production et la certification des exportations.
Cette approche vise à introduire une régulation centralisée dans un secteur jusqu’ici contrôlé par des réseaux informels et souvent liés aux économies parallèles. Les défenseurs du projet estiment que cette formalisation permettrait d’offrir une alternative économique sérieuse aux agriculteurs marginalisés de la Bekaa, région où la culture de cannabis constitue, de fait, une ressource de subsistance pour de nombreuses familles.
Les promesses économiques et l’attractivité du marché mondial
La réforme repose sur une estimation favorable des revenus potentiels. Le marché international du cannabis médical est en pleine expansion, avec une demande croissante pour des produits pharmaceutiques, cosmétiques et textiles à base de chanvre. En valorisant son climat et son savoir-faire agricole, le Liban pourrait s’insérer dans cette chaîne de valeur mondiale.
Plusieurs études préliminaires suggèrent que la légalisation pourrait générer jusqu’à 1 milliard de dollars de revenus annuels à moyen terme, tout en créant plusieurs milliers d’emplois directs et indirects. La création de coopératives agricoles spécialisées, associée à une politique de soutien aux petits exploitants, est présentée comme un levier de relance pour des territoires souvent exclus des politiques publiques.
Des doutes sur la faisabilité technique et commerciale
Mais cette projection optimiste se heurte à de nombreux obstacles structurels. Plusieurs députés et experts agricoles s’inquiètent de l’absence de filière de transformation au Liban. Aucun plan d’investissement sérieux n’a encore été présenté concernant les laboratoires de traitement, les infrastructures de conditionnement ou les chaînes logistiques d’exportation. En l’état, les agriculteurs seraient donc contraints de vendre leur production brute à des intermédiaires, sans garantie de valorisation réelle.
Les critiques insistent également sur la nécessité d’établir des partenariats avec des entreprises pharmaceutiques internationales pour assurer la conformité aux normes sanitaires et commerciales en vigueur sur les marchés étrangers. Sans ce maillage industriel et contractuel, le Liban risque de reproduire le schéma d’autres réformes agricoles avortées, centrées sur l’offre sans prise en compte des débouchés effectifs.
Un danger de captation politique et de reproduction du clientélisme
Au-delà des enjeux techniques, la principale inquiétude exprimée par les opposants au projet concerne le risque de dérive clientéliste. Dans de nombreuses régions rurales libanaises, l’accès aux subventions, aux permis agricoles et aux programmes de soutien dépend fortement des affiliations politiques locales. La création d’une autorité publique spécifique, sans garanties de transparence et de gouvernance indépendante, pourrait reproduire ces logiques de distribution sélective des ressources.
Des députés redoutent que le cannabis médical devienne une « monnaie d’échange politique » entre l’État central et certains blocs régionaux, avec à la clé une monopolisation des licences par des acteurs proches des partis influents. Cette crainte est renforcée par l’absence de mécanisme de contrôle parlementaire indépendant sur les futures attributions de culture et d’exploitation.
La Bekaa, un territoire emblématique et disputé
La région de la Bekaa, au centre du projet, symbolise à elle seule les contradictions de la politique de développement libanaise. C’est une zone riche en potentiel agricole, mais sous-investie depuis des décennies. Sa marginalisation relative dans les politiques d’infrastructure et d’éducation en fait une terre fertile pour les alternatives économiques informelles, comme la culture de cannabis.
Plusieurs agriculteurs de la région, interrogés dans le cadre de consultations locales, expriment un mélange d’espoir et de prudence. Ils voient dans la légalisation une possibilité de sortir de la clandestinité, mais s’interrogent sur les conditions d’accès aux licences, sur les prix d’achat proposés par l’État, et sur les délais de paiement. L’expérience des précédentes campagnes de substitution agricole, restées sans suite, nourrit une certaine méfiance.
Entre pragmatisme économique et nécessité d’un cadre éthique
Les partisans du projet insistent sur la nécessité de dépasser les blocages idéologiques pour traiter la question du cannabis sous l’angle économique et sanitaire, plutôt que moral ou pénal. Ils estiment que le statu quo nourrit la corruption, la violence et la dépendance à l’économie informelle. Une légalisation encadrée pourrait, à leurs yeux, renforcer l’autorité de l’État tout en offrant de nouvelles ressources fiscales.
Mais cette logique ne peut fonctionner que si elle s’appuie sur une gouvernance transparente, une planification industrielle rigoureuse et un dialogue ouvert avec les acteurs concernés. La simple conversion d’un produit illégal en filière légale ne suffit pas : il faut garantir l’intégrité des processus d’autorisation, la protection des petits producteurs et la traçabilité des produits finis.
Perspectives de moyen terme et conditions de réussite
Pour que la légalisation du cannabis médical et industriel produise les effets escomptés, plusieurs conditions sont indispensables :
- Établir un cadre législatif complet, incluant les normes sanitaires, les obligations environnementales et les mécanismes de contrôle indépendant.
- Créer un fonds de soutien à l’investissement initial pour les coopératives agricoles et les micro-transformateurs.
- Développer des accords de coopération avec des pays consommateurs et des entreprises spécialisées pour assurer les débouchés à l’export.
- Garantir la transparence dans l’octroi des licences via un comité pluraliste et indépendant.
- Renforcer la formation des agriculteurs sur les pratiques agricoles conformes aux standards internationaux.
Le défi est donc considérable, mais pas insurmontable. Il dépendra largement de la capacité du gouvernement à sortir d’une logique d’annonce pour entrer dans celle de la structuration concrète et équitable d’un secteur porteur. À défaut, cette réforme rejoindrait la longue liste des projets prometteurs qui n’ont jamais dépassé le stade des intentions.