Dans le contexte libanais, la peur de l’instauration d’une théocratie islamique, qu’elle soit sunnite ou chiite, est régulièrement agité dans les discours politiques. Cette crainte est souvent utilisée pour mobiliser certaines communautés, en particulier les chrétiens, contre des adversaires politiques, et pour justifier des positions intransigeantes ou nationalistes.

L’Instrumentalisation de la Peur : Un Moyen de Mobilisation Politique

Dans l’histoire moderne du Liban, les menaces de domination religieuse ou de théocratie ont souvent été brandies par des partis politiques pour mobiliser leurs bases électorales. En particulier, les partis chrétiens, tels que les Forces Libanaises ou le Courant Patriotique Libre, ont régulièrement évoqué la possibilité d’une prise de contrôle par les islamistes sunnites ou le Hezbollah chiite pour susciter la peur au sein de la communauté chrétienne.

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Ces discours reposent sur la crainte que le Liban, un pays pluraliste et multiconfessionnel, puisse basculer vers un régime théocratique, semblable à celui de l’Iran avec la wilaya al-faqih chiite ou à un califat sunnite comme celui que Daesh tentait d’établir en Syrie et en Irak. L’idée de la wilaya al-faqih, qui confère un pouvoir suprême à un juriste-théologien, souvent associée au Hezbollah en raison de ses liens avec l’Iran, est régulièrement utilisée comme épouvantail politique par les partis chrétiens.

Selon le politologue Joseph Bahout, « la crainte de la théocratie, qu’elle soit chiite ou sunnite, est utilisée de manière opportuniste par certains acteurs politiques libanais pour se présenter comme des défenseurs de la liberté et de la souveraineté nationale. Cependant, cette peur est souvent déconnectée des réalités politiques et sociales du Liban ». En effet, le système libanais, fondé sur le confessionnalisme politique, rend pratiquement impossible l’instauration d’un tel régime.

La Peur de la Wilaya al-Faqih : Une Manipulation du Rôle du Hezbollah

Le Hezbollah, en tant que principal acteur chiite au Liban, est souvent la cible de ces discours alarmistes. Fondé en 1982 en réponse à l’invasion israélienne, le Hezbollah a consolidé sa position militaire et politique au Liban, tout en affirmant son attachement au concept de la wilaya al-faqih. Toutefois, bien que le Hezbollah soit idéologiquement aligné avec l’Iran, il n’a jamais cherché à imposer un régime théocratique au Liban. Ses priorités sont davantage stratégiques, centrées sur la lutte contre Israël et l’influence régionale.

Le politologue Ghassan Salamé, ancien ministre libanais, explique que « la wilaya al-faqih est un concept adapté à l’Iran, mais il est très difficilement transposable au Liban en raison de la diversité religieuse et de la complexité du système confessionnel. L’idée que le Hezbollah pourrait transformer le Liban en une théocratie chiite relève davantage de la fiction que de la réalité ». En effet, les chiites ne représentent qu’environ 27 à 30 % de la population libanaise, et il serait politiquement impossible d’imposer un tel système sans l’opposition farouche des autres communautés religieuses.

Pourtant, cette peur est souvent évoquée par les adversaires politiques du Hezbollah, notamment du côté chrétien, pour justifier une ligne dure et mobiliser leurs bases électorales. Michel Aoun, avant son alliance avec le Hezbollah, avait lui-même exprimé cette crainte, avant de revoir sa position en 2006 lors de la signature du « document d’entente » avec Hassan Nasrallah.

L’Utilisation de la Menace Islamiste Sunnite

Du côté sunnite, l’idée d’une prise de contrôle par des mouvements islamistes radicaux comme Daesh ou Al-Qaïda a également été utilisée comme un argument politique, cette fois pour mobiliser les communautés chiites et chrétiennes contre l’idéologie salafiste. Les événements de 2007, avec la bataille de Nahr al-Bared contre Fatah al-Islam, un groupe extrémiste sunnite, et les incursions de Daesh dans la vallée de la Békaa en 2014-2017, ont alimenté cette peur.

Bien que ces groupes aient été largement défaits au Liban, la crainte d’un retour de l’islamisme radical reste présente dans les discours politiques. Le politologue Bernard Rougier, dans son ouvrage Le Jihad au quotidien, explique que « les partis chiites et chrétiens ont souvent utilisé la menace islamiste sunnite pour justifier un renforcement de la présence militaire du Hezbollah dans le sud du Liban ou pour légitimer l’intervention du Hezbollah en Syrie aux côtés de Bachar el-Assad ».

Cette instrumentalisation de la menace islamiste sunnite a également permis de renforcer l’image du Hezbollah comme un « protecteur » des communautés chrétiennes contre l’extrémisme sunnite. Cela explique en partie pourquoi le Hezbollah a réussi à forger des alliances avec certains partis chrétiens, malgré les tensions idéologiques. Cependant, cela contribue également à exacerber les divisions sectaires au sein du pays.

Les Conséquences de Ces Discours sur la Politique Libanaise

L’utilisation de la peur de la théocratie, qu’elle soit chiite ou sunnite, a des conséquences directes sur la politique libanaise. Elle contribue à perpétuer les divisions confessionnelles en renforçant les craintes existentielles de chaque communauté. Ces discours nourrissent également une rhétorique de défense de la « souveraineté nationale » et des « libertés », mais sans offrir de véritables solutions aux défis économiques et sociaux auxquels le pays est confronté.

Le philosophe français Paul Ricoeur, dans ses réflexions sur la peur et la politique, affirme que « la peur est souvent utilisée dans les sociétés comme un outil de manipulation, permettant aux élites de détourner l’attention des véritables problèmes pour se concentrer sur des menaces souvent exagérées ou fictives ». Cela s’applique parfaitement à la situation libanaise, où les discours de peur de la théocratie servent souvent à détourner l’attention de la population des problèmes économiques, de la corruption, et de l’incapacité des autorités à gouverner efficacement.

La paralysie politique que connaît régulièrement le Liban, avec des périodes prolongées sans président ou sans gouvernement, est en partie due à ces divisions confessionnelles, exacerbées par des discours alarmistes. Cela rend difficile toute tentative de réforme du système politique, car chaque communauté craint que les réformes n’entraînent une diminution de ses privilèges ou de sa représentation.

Le Rôle des Médias et des Réseaux Sociaux dans la Diffusion de la Peur

Les médias jouent également un rôle central dans la diffusion de ces discours de peur. En période de crise, certains médias, affiliés à des partis politiques ou des groupes religieux, amplifient les menaces de théocratie ou d’extrémisme pour mobiliser leurs audiences. Les réseaux sociaux, quant à eux, facilitent la propagation de ces discours, souvent sous forme de rumeurs ou de désinformation.

L’analyste en médias Lina Khatib note que « la polarisation médiatique au Liban est une source majeure de division, et la peur est souvent utilisée comme une stratégie pour maintenir l’engagement des audiences et renforcer la loyauté envers des partis politiques spécifiques ». Cette dynamique empêche l’émergence d’un débat public constructif sur les véritables enjeux du pays, et renforce les stéréotypes et la méfiance entre les communautés.

Peut-on Surmonter la Peur de la Théocratie ?

Pour dépasser cette rhétorique de la peur, il est nécessaire de promouvoir un débat politique axé sur des solutions concrètes aux problèmes économiques et sociaux du pays, plutôt que sur des menaces religieuses souvent exagérées. Le philosophe libanais Nassif Nassar, dans ses réflexions sur la citoyenneté au Liban, soutient que « le Liban doit dépasser ses divisions confessionnelles en construisant un État fondé sur la citoyenneté et le droit, où la religion ne serait plus un facteur de division politique, mais une composante de la diversité culturelle ».

Cela nécessiterait des réformes profondes du système confessionnel libanais, ainsi qu’un engagement à long terme pour dépolitiser les identités religieuses. Les initiatives de dialogue interconfessionnel, comme celles menées par des ONG telles que la Fondation Adyan, sont essentielles pour réduire la méfiance entre les communautés et promouvoir une citoyenneté inclusive.

La peur de la théocratie, qu’elle soit chiite ou sunnite, est un outil de manipulation politique couramment utilisé au Liban pour mobiliser les bases électorales et maintenir les divisions confessionnelles. Bien que ces menaces soient souvent exagérées, elles contribuent à la paralysie politique du pays et empêchent toute réforme significative. Pour dépasser ces discours de peur, il est essentiel de promouvoir un débat politique axé sur les enjeux réels du Liban, tels que l’économie, la corruption, et la citoyenneté, plutôt que sur des menaces religieuses fictives ou déconnectées des réalités du pays.

Newsdesk Libnanews
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