Un exploit historique pour la délégation libanaise
Dans les montagnes enneigées de Turin, en Italie, le Liban a écrit une page d’histoire aux Jeux Olympiques Spéciaux d’hiver 2025, qui se déroulent du 8 au 15 mars. Deux médailles, une d’argent et une de bronze, ont été décrochées en snowshoeing (course sur neige), une discipline exigeante mêlant endurance, équilibre et puissance sur un terrain glacé. Ce succès n’est pas anodin : dans un pays ravagé par une crise économique sans fin, où les infrastructures sportives s’effritent et les financements publics se font rares, ces performances sont une bouffée d’oxygène, un cri de résilience face à l’adversité. Abbas Sahlab et Tsouline Badr Eddine, les héros de cette épopée, ont porté haut les couleurs du cèdre, prouvant que le talent et la détermination peuvent triompher des obstacles. Leur exploit dépasse le cadre du sport : il est une lueur d’espoir pour une nation au bord du gouffre, un rappel que même dans les ténèbres, des étincelles peuvent jaillir.
Les Jeux Olympiques Spéciaux, créés en 1968 par Eunice Kennedy Shriver, ne sont pas une compétition ordinaire. Dédiés aux athlètes ayant une déficience intellectuelle, ils incarnent l’inclusion et la dignité à travers le sport, offrant une scène mondiale où la victoire ne se mesure pas seulement en médailles, mais en dépassement de soi. Turin 2025, avec ses 1 500 participants issus de 102 pays, est la 12e édition hivernale de cet événement unique, alternant tous les quatre ans avec les jeux d’été. Le Liban, représenté par une délégation modeste mais déterminée, a saisi cette chance pour briller, malgré des ressources limitées et un contexte national chaotique.
Les héros libanais de Turin
Abbas Sahlab, un nom désormais gravé dans les annales du sport libanais, a décroché la médaille d’argent au 200 mètres masculin. Son temps ? 1 minute et 12 secondes, un chrono remarquable pour une épreuve où chaque pas sur les raquettes doit conjuguer vitesse et stabilité sur une neige capricieuse. Formé dans des conditions précaires, souvent sur des terrains improvisés faute de pistes adaptées au Liban, Sahlab a transformé ces contraintes en carburant. Sous la direction de l’entraîneuse Najat Saïd et avec le suivi médical de Sally el-Sayed, il a affiné sa technique, surmontant des hivers rigoureux sans installations modernes. Sa médaille est une récompense méritée pour des années de sacrifices, dans un pays où le thermomètre plonge rarement assez bas pour offrir des conditions naturelles d’entraînement au snowshoeing.
Tsouline Badr Eddine, quant à elle, a brillé dans la catégorie féminine, remportant le bronze avec un temps de 1 minute et 34 secondes sur la même distance. Son parcours force l’admiration. Dans un Liban où les femmes athlètes doivent souvent jongler entre traditions, crises économiques et manque de moyens, Tsouline a persévéré. Son bronze n’est pas qu’un métal : c’est une consécration pour une jeune femme qui s’entraîne avec des équipements parfois vétustes, loin des standards internationaux. Encadrée par la même équipe que Sahlab, elle a démontré une endurance exceptionnelle, défiant les pronostics dans une discipline où les grandes nations dominent habituellement.
Ces performances ne sont pas tombées du ciel. Derrière chaque foulée, il y a des heures d’entraînement dans des conditions spartiates, des coaches dévoués malgré des salaires incertains, et une délégation menée par Mohammed Nasser, président de l’Olympiade Spéciale Libanaise, qui a su galvaniser ses troupes. Les qualifications pour les finales, obtenues avec des temps prometteurs (1:41.29 pour Sahlab et 1:13.95 pour Badr Eddine), avaient déjà laissé entrevoir leur potentiel. Mais décrocher des médailles face à des athlètes de pays mieux équipés – Canada, États-Unis, Norvège – est un exploit qui dépasse les chiffres. C’est une victoire de l’esprit sur la matière.
Un succès qui dépasse le cadre sportif
Ces médailles ne sont pas de simples breloques : elles sont un symbole puissant dans un Liban où tout semble s’effondrer. Depuis 2019, la crise économique a laminé le pays : le PIB a chuté de 55 milliards de dollars à 31 milliards en 2023 (Banque mondiale), la livre libanaise a perdu 95 % de sa valeur, et 82 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (UNICEF, 2024). Les infrastructures sportives, déjà fragiles avant la crise, sont en ruine. Les gymnases manquent d’électricité – 22 heures de coupures par jour en moyenne – et les rares installations de montagne, comme à Faraya, sont sous-financées. Dans ce contexte, voir deux athlètes grimper sur le podium à Turin est un miracle, une claque au fatalisme qui gangrène le pays.
Mohammed Nasser, figure clé de cette réussite, n’a pas caché son émotion. « Ces victoires sont une fierté nationale, un message au monde que le Liban existe encore », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse post-compétition. Mais il n’a pas mâché ses mots sur les défis : « Sans soutien public, on bricole avec des bouts de ficelle. Ces médailles doivent réveiller les autorités. » Car le sport adapté, malgré son potentiel, reste le parent pauvre du système libanais. Les fonds publics, engloutis par la corruption – le pays est classé 154e sur 180 à l’indice de perception de la corruption 2023 – laissent les athlètes dépendre de la débrouille et des sponsors privés.
Ces succès résonnent au-delà des stades. Dans un pays où les jeunes fuient en masse – 250 000 départs entre 2019 et 2024 selon l’OIM –, Sahlab et Badr Eddine montrent qu’il est possible de réussir sans quitter le navire. Leur histoire inspire une jeunesse désabusée, prouvant que l’exode n’est pas la seule issue. Mais pour que ce message porte, il faut plus que des médailles : il faut des moyens.
Un soutien financier privé indispensable
La participation à Turin n’aurait jamais vu le jour sans des sponsors privés comme Whish Money, une fintech libanaise qui a couvert une partie des coûts – déplacements, équipements, entraînements. Dans un pays où l’État est aux abonnés absents, ce financement est une bouée de sauvetage. Le budget total de la délégation, estimé à 50 000 dollars selon des sources proches de l’Olympiade Spéciale Libanaise, repose presque entièrement sur ces aides extérieures. Sans elles, Sahlab et Badr Eddine n’auraient pas foulé la neige italienne.
Cette dépendance au privé est un symptôme criant du désengagement public. Avant la crise, le ministère des Sports allouait environ 10 millions de dollars par an au secteur sportif ; en 2023, ce chiffre est tombé sous la barre du million (ministère de la Jeunesse et des Sports). Les disciplines adaptées, déjà marginales, sont les premières sacrifiées. « On ne peut pas continuer à mendier auprès des entreprises pour chaque compétition », déplore un ancien responsable sportif dans un rapport interne. Les experts, comme le professeur de sociologie du sport à l’USJ, Joseph Hayek, appellent à une refonte totale : « Le Liban doit créer un fonds national pour le sport adapté, sinon ces exploits resteront des coups d’éclat isolés. »
Mais le privé a ses limites. Whish Money, bien que généreux, ne peut pas tout porter. Les équipements – raquettes de snowshoeing à 200 dollars la paire, vêtements thermiques coûteux – sont souvent hors de portée sans aide extérieure. Les athlètes s’entraînent parfois avec du matériel d’occasion, récupéré ou prêté. Cette précarité contraste cruellement avec les nations leaders, où les fédérations injectent des millions pour préparer leurs champions.
Les défis du sport libanais à l’international
Malgré ce succès à Turin, le sport libanais reste un géant aux pieds d’argile sur la scène mondiale. Les obstacles sont légion, et ils ne datent pas d’aujourd’hui. Le manque d’équipements et de terrains adaptés est criant. Le snowshoeing, discipline hivernale, n’a pas de véritable base au Liban : les rares stations comme Faraya ou les Cèdres n’offrent ni pistes dédiées ni entraîneurs spécialisés en sports adaptés. Les athlètes s’entraînent sur des pentes improvisées ou à l’étranger quand les fonds le permettent – une exception, pas la règle.
Le faible soutien public force les sportifs à s’autofinancer ou à compter sur des donateurs. En 2023, le budget sportif national a été amputé de 80 % par rapport à 2018, selon des données du ministère des Finances. Les programmes de haut niveau pour les disciplines paralympiques ou adaptées ? Quasi inexistants. À titre de comparaison, le Canada, leader en snowshoeing, investit 5 millions de dollars annuels dans ses athlètes olympiques spéciaux (Special Olympics Canada). Au Liban, ce chiffre est proche de zéro.
La fuite des compétences aggrave la situation. Les entraîneurs qualifiés, payés en livres dévaluées, émigrent vers le Golfe ou l’Europe. Najat Saïd, qui a coaché Sahlab et Badr Eddine, est une rare exception, mais elle travaille dans des conditions précaires. « On fait avec ce qu’on a, mais on ne peut pas rivaliser avec des nations qui ont des infrastructures modernes », a-t-elle confié lors d’une discussion avec des officiels sportifs. Sans un vivier de coachs spécialisés, le Liban risque de stagner, même après des succès comme Turin.
Ces défis ne sont pas insurmontables, mais ils exigent une volonté politique qui fait défaut. La corruption, endémique – 30 % des fonds publics détournés selon Transparency International – siphonne les ressources qui pourraient moderniser le sport. Pendant ce temps, des pays comme la Norvège ou la Suisse, avec des budgets sportifs robustes, creusent l’écart.
Une reconnaissance méritée et des perspectives d’avenir
Avec ces médailles, Sahlab et Badr Eddine ne sont pas seulement des champions : ils sont des icônes. Leur succès à Turin montre que le Liban a du potentiel, même dans les pires conditions. Pour les jeunes, ils incarnent une alternative à l’exode – 40 % des moins de 35 ans veulent quitter le pays, selon une étude de l’Institut Issam Fares. « Ces athlètes prouvent qu’on peut rester et réussir », note une enseignante de Tripoli dans un entretien local.
Le prochain défi ? Transformer ces exploits en tremplin. Les Jeux Paralympiques d’hiver 2026 à Milan-Cortina et les futures éditions des Jeux Olympiques Spéciaux sont dans le viseur. Mais sans investissements, ce rêve risque de s’évanouir. Nasser appelle à un fonds public-privé de 10 millions de dollars sur cinq ans pour équiper, entraîner et envoyer des délégations compétitives. « On ne peut pas vivre de médailles sporadiques », insiste-t-il.
Ces performances doivent être un électrochoc. Moderniser les stations de ski, recruter des coachs, subventionner les équipements : les solutions existent. Le modèle suisse – 20 millions de dollars annuels pour le sport adapté (Swiss Olympic) – montre la voie. Avec ses montagnes et son histoire sportive, le Liban pourrait devenir un acteur régulier sur la scène internationale, à condition de ne pas laisser Sahlab et Badr Eddine comme des étoiles filantes dans un ciel trop sombre.