Edward Said (1935 – 2003) : réflexions sur la condition arabe

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J’ai l’impression que beaucoup d’Arabes aujourd’hui estiment que ce qui s’est passé en Irak depuis deux mois est proche de la catastrophe. Oui, le régime de Saddam Hussein était méprisable à tous égards et méritait d’être renversé. Oui, beaucoup sont ulcérés de son despotisme, de son extraordinaire cruauté et des terribles souffrances qu’il a infligées au peuple irakien. Il ne semble guère douteux que trop de gens et de gouvernements ont contribué à maintenir Saddam Hussein au pouvoir : ils regardaient ailleurs, tout en poursuivant leurs petites affaires. Mais ce qui a permis aux Etats-Unis de bombarder le pays et de détruire son régime n’est ni un droit moral ni un argument rationnel, c’est la pure et simple puissance militaire.
 
Alors qu’avec la Grande-Bretagne ils ont soutenu l’Irak baasiste et Saddam Hussein personnellement pendant des années, voilà qu’ils s’arrogent le droit de nier leur propre complicité dans sa dictature et de proclamer qu’ils ont libéré l’Irak de sa tyrannie détestée. Et ce qui semble émerger à présent dans le pays, pendant comme après la guerre anglo-américaine illégale contre le peuple et la civilisation qui sont l’essence de l’Irak, constitue une menace très grave pour le peuple arabe dans son ensemble.
 
Il est donc primordial de rappeler qu’en dépit de leurs nombreuses divisions et disputes, les Arabes sont vraiment un peuple, pas un ramassis disparate de pays passivement exposés à l’intervention et à la domination étrangères. Certes, ils ont une histoire continue de présence impérialiste, qui va de la domination ottomane établie sur les Arabes au XVIème siècle jusqu’à notre époque. Après les Ottomans sont venus les Britanniques et les Français durant la Première Guerre mondiale, puis l’Amérique et Israël après la Seconde.
 
L’un des fils conducteurs les plus insidieusement influents de l’orientalisme américain et israélien récent, évident dans la politique de deux pays depuis la fin des années 40, est une hostilité virulente, extrêmement profonde, au nationalisme arabe, et la détermination à lui faire obstacle et à le combattre par tous les moyens. Le postulat de base du nationalisme arabe au sens large est que, malgré toute la diversité et le pluralisme de leurs réalités et de leurs styles, les peuples de langues et de cultures arabes et musulmanes (appelons-les « peuples arabophones », comme le fait Albert Hourani dans son dernier livre) constituent une nation, et pas seulement un ensemble d’Etats égrenés de l’Afrique du Nord à la frontière occidentale de l’Iran. Toute expression indépendante de ce postulat a été ouvertement attaquée, comme dans la guerre de Suez en 1956, la guerre coloniale française contre l’Algérie, les guerres israéliennes d’occupation et de dépossession.
 
Dans la campagne contre l’Irak, si l’objectif affiché est de renverser un régime, le but réel est la dévastation du plus puissant des pays arabes. Et, de même que la campagne française, britannique, israélienne et américaine contre Nasser visait à abattre un pays dont l’ambition déclarée était l’unification des Arabes en une force politique indépendante très puissante, les Etats-Unis entendent aujourd’hui redessiner la carte du monde arabe dans leur intérêt, et pas dans celui des Arabes. Le succès de la politique américaine repose sur le morcellement, l’inaction collective et la faiblesse militaire et économique arabes.
 
Quelle folie de penser que le nationalisme individuel et la séparation sectaire des Etats arabes – qu’il s’agisse de l’Egypte, de la Syrie, du Koweït ou de la Jordanie – sont meilleurs et plus utiles politiquement qu’un projet de coopération interarabe en matière économique, politique et culturelle ! Nul besoin, bien sûr, d’intégration totale, mais, à mon sens, n’importe quelle forme de coopération utile et planifiée vaudrai mieux que ces sommets scandaleux qui ont déshonoré notre vie nationale, par exemple pendant la crise irakienne. Une question s’impose à tous les Arabes comme à tous les étrangers : pourquoi les Arabes ne mettent-ils jamais en commun leurs ressources pour défendre des causes qu’officiellement, au moins, ils disent soutenir, et auxquelles, dans le cas de la Palestine, leur peuple croit activement et, pour tout dire, passionnément ?
 
Je ne perdrai pas mon temps à soutenir que tous les efforts qui qui ont lieu pour promouvoir le nationalisme arabe doivent être exonérés de leurs abus, de leur courte vue, de leurs gaspillages, de leurs répressions et de leurs folies. Le bilan n’est pas bon. Mais voici ce que j’affirme catégoriquement : si, depuis le début du XXème siècle, les Arabes n’ont jamais pu obtenir leur indépendance collective, ni ensemble ni séparément, c’est à cause des desseins de puissances étrangères, conscientes de l’importance stratégique et culturelle de leurs pays. Aujourd’hui, aucun Etat arabe n’est libre de disposer de ses ressources comme il l’en entend, ni de prendre des positions conformes à ses propres intérêts, notamment lorsque ceux-ci semblent menacer la politique des Etats-Unis.
 
Pendant plus de cinquante années de domination mondiale, et davantage encore après la fin de la guerre froide, l’Amérique a fondé sa politique moyen-orientale sur deux piliers et deux seulement : la défense d’Israël et la libre exportation du pétrole arabe. Sur tous les plans cruciaux, à peu d’exceptions près, les Etats-Unis ont suivi à l’égard des aspirations du peuple arabe une politique du mépris et de l’hostilité ouverte. Avec un succès surprenant : depuis la mort de Nasser, ils n’ont guère rencontré de résistance chez les dirigeants arabes, qui se sont pliés à toutes leurs exigences.
 
Pendant les périodes d’extrême pression sur tel ou tel d’entre eux (l’invasion israélienne du Liban en 1982 ; les sanctions contre l’Irak ; conçues pour affaiblir globalement le peuple et l’Etat ; les bombardements de la Libye et du Soudan ; les menaces contre la Syrie ; les pressions sur l’Arabie Saoudite), la faiblesse collective des Etats arabes a été presque ahurissante. Ni leur énorme puissance économique collective ni la volonté de leur peuple ne leur ont inspiré le moindre geste de défi. La politique impérialiste du diviser pour régner a parfaitement fonctionné : chaque gouvernement a eu peur de prendre le risque d’une possible dégradation de ses relations bilatérales avec les Etats-Unis. Cette crainte l’a emporté sur toute autre considération, si pressante fût-elle.
 
Certains pays dépendent de l’aide économique des Etats-Unis, d’autres, de leur protection militaire. Mais ils ont tous décidé de ne se faire aucune confiance entre eux et de ne guère se soucier du bien-être de leurs peuples respectifs (ils s’en soucient vraiment très peu), préférant la hauteur et la morgue des Américains, dont le comportement à l’égard des Etats arabes a empiré avec la montée de leur arrogance de seule superpuissance. Il est d’ailleurs remarquable que les pays arabes se soient battus entre eux bien plus ardemment que contre les vrais agresseurs extérieurs.
 
Le résultat aujourd’hui, après l’invasion de l’Irak, est une nation arabe extrêmement démoralisée, écrasée, abattue, qui ne peut pratiquement rien faire d’autre que d’acquiescer aux plans annoncés par les Etats-Unis et faire de la figuration dans toutes sortes d’efforts pour redessiner la carte du Moyen-Orient en fonction des intérêts américains et, bien évidemment, israéliens. Même ce projet extraordinairement grandiose n’a toujours pas suscité la plus bague réaction collective des Etats arabes : ils semblent attendre qu’il y ait du nouveau, tandis que Bush, Rumsfeld, Powell et autre naviguent des menaces aux plans, visites, rebuffades, bombardements et communiqués unilatéraux. C’est d’autant plus exaspérant que les Arabes ont entièrement accepté la Feuille de route américaine (ou du quartette), apparemment née du rêve éveillé de George W. Bush, alors que les Israéliens ont tranquillement remis leur réponse à plus tard. Qu’est-ce que cela fait à un Palestinien de voir un dirigeant de second ordre comme Abou Mazen, qui a toujours été un fidèle subordonné d’Arafat, embrasser Colin Powell et les Américains, quand il est clair pour le premier enfant venu que la Feuille de route est conçue a) pour provoquer une guerre civile interpalestinienne, et b) pour obtenir la soumission des Palestiniens aux exigences israélo-américaines sur les « réformes » sans rien céder en échange, ou pratiquement rien ? Jusqu’où allons-nous couler ?
 
Quant aux plans américains en Irak, il est maintenant parfaitement clair que ce qui va se passer n’est rien de moins qu’une occupation coloniale à l’ancienne, assez proche de celle qu’Israël poursuit depuis 1967. Importer la démocratie à l’américaine en Irak, cela veut essentiellement dire aligner le pays sur la politique des Etats-Unis : traité de paix avec Israël, les profits des marchés pétroliers aux Américains et un ordre public vraiment minimal, qui ne permette ni une opposition réelle ni la mise en place d’institutions véritables. Peut-être l’idée est-elle même de faire de l’Irak un nouveau Liban ravagé par la guerre civile. Je n’en suis pas certain.
 
Mais voici un petit exemple du type de mesure qu’on est en train de prendre. On a récemment appris par la presse américaine qu’un assistant de droit de trente-deux ans, Noah Feldman, de l’université de New York, avait été chargé de rédiger la nouvelle Constitution irakienne. Tous les articles consacrés à cette nomination majeure ont précisé que Feldman était un expert particulièrement brillant de la Loi islamique, qu’il étudiait l’arabe depuis l’âge de quinze ans et qu’il avait reçu une éducation de Juif orthodoxe. Mais il n’a jamais pratiqué le droit dans le monde arabe, ne s’est jamais rendu en Irak et ne semble avoir aucune connaissance pratique des problèmes de l’après-guerre dans ce pays. Quel camouflet ostentatoire, non seulement à l’Irak lui-même, mais aussi aux légions de juristes arabes et musulmans qui auraient pu accomplir un travail parfaitement acceptable au service de son avenir ! Mais non, l’Amérique veut que la tâche soit menée à bien par un jeune homme, afin de pouvoir dire : « C’est nous qui avons donné à l’Irak sa nouvelle démocratie. » Du mépris à couper au couteau.
 
Ce qui est si décourageant, c’est l’impuissance manifeste des Arabes face à tout cela, et pas seulement parce qu’aucun effort réel n’a été fait pour y réagir collectivement. Moi qui vois la situation de l’extérieur, je trouve stupéfiant qu’en ce moment critique les dirigeants ne se soient pas adressés à leur peuple pour lui demander son soutien face à ce qu’il faut bien considérer comme une menace contre toute la nation. Les stratèges militaires américains n’en ont pas fait mystère : ce qu’ils préparent, c’est un bouleversement radical du monde arabe, qu’ils peuvent imposer parce qu’ils ont la force des armes et qu’il n’y a guère d’opposition. De plus, il semble bien que leur but profond soit de détruire une fois pour toutes l’unité fondamentale du peuple arabe, de changer irrémédiablement les bases de son existence et de ses aspirations.
 
Devant une telle démonstration de force, j’aurais cru qu’une alliance sans précédent entre peuples et dirigeants arabes représentait la seule dissuasion possible. Mais cela aurait supposé, bien sûr, que chaque Etat arabe décide d’ouvrir sa société au peuple, de le faire entrer dedans, si j’ose dire, d’abroger toutes les mesures répressives de sécurité, afin d’opposer une force organisée au nouvel impérialisme. Un peuple contraint à faire la guerre ou un peuple réduit au silence et réprimé ne sera jamais à la hauteur de ce genre de situation. Ce qu’il nous faut, ce sont des sociétés arabes enfin libérées de cet état de siège auto-imposé entre gouvernants et gouvernés. Pourquoi ne pas adopter la démocratie pour défendre la liberté et l’autodétermination ? Pourquoi ne pas dire : nous souhaitons que chaque citoyen participe volontairement au front commun contre un ennemi commun, nous avons besoin de tous les intellectuels, de toutes les forces politiques pour agir avec nous contre le projet impérialiste de remodeler nos vies sans notre accord ? Pourquoi laisser la résistance à l’extrémisme et aux désespérés des attentats-suicides ?
 
[…]
 
Combien la position palestinienne serait aujourd’hui plus forte face à l’assaut américano-israélien s’il y avait eu une démonstration d’unité commune, et non une indigne ruée à qui serait le mieux placé dans la délégation envoyée à Colin Powell ! Je n’ai jamais compris pourquoi les dirigeants palestiniens ont été incapables d’élaborer en commun une stratégie unifiée pour résister à l’occupation, sans se laisser enferrer dans un quelconque plan Mitchell, Tenet, ou du quartette. Pourquoi ne pas dire à tous les Palestiniens : Nous sommes confrontés à un seul ennemi, dont les visées sur nos terres et sur nos vies sont bien connues, et nous devons le combattre tous ensemble ?
 
La racine du problème – partout et pas seulement en Palestine –, c’est cet abîme structurel entre gouvernants et gouvernés qui est l’un des sinistres héritages de l’impérialisme, cette peur fondamentale de la participation démocratique, comme si, en laissant trop de liberté, l’élite coloniale au pouvoir risquait de perdre les faveurs de l’autorité impériale. Le résultat n’est pas seulement l’absence d’une vraie mobilisation générale dans la lutte commune, mais aussi la persistance du morcellement et des petites querelles mesquines. Au point où en sont les choses, il y a dans le monde d’aujourd’hui beaucoup trop de citoyens arabes qui ne s’engagent pas et ne participent pas.
 
Qu’il le veuille ou non, le peuple arabe est aujourd’hui confronté à un assaut général lancé contre son avenir par une puissance impérialiste, l’Amérique, qui agit de concert avec Israël pour le pacifier, le soumettre et finalement le réduire à un ensemble de petits fiefs en guerre entre eux, sous des chefs dont l’allégeance première n’ira pas à leur peuple mais à la grande superpuissance et à son représentant local. Ne pas comprendre que tel est le conflit qui va déterminer le destin de notre région pour des décennies, c’est s’aveugler volontairement. Nous devons à présent briser les tristes chaînes qui enserrent les sociétés arabes : le mécontentement du peuple, l’insécurité des gouvernants, la frustration des intellectuels. Cette crise est sans précédent. Il faut donc pour l’affronter des moyens sans précédent. Le premier pas est de mesurer l’ampleur du problème, après quoi nous devrons surmonter ce qui nous réduit à la rage impuissante et à la marginalisation, qu’il n’est pas question d’accepter avec le sourire. Il y a une alternative à une condition aussi peu séduisante, et elle offre beaucoup plus d’espoir.
 
Al-Ahram, 22-28 mai 2003.
Al-Hayat, 26 mai 2003.
 
 
 
Edward W. Said,
 
D’Oslo à l’Irak,
 
Fayard, 2005.   
 
Traduit de l’anglais (américain) par Paul Chemla.
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