L’expression libanaise « Iza Allah be rid », signifiant « si Dieu le veut », reflète une vision du monde profondément ancrée dans une forme de soumission au destin. Cette mentalité, qui fait souvent écho dans la vie quotidienne des Libanais face aux tragédies ou aux difficultés, traduit une croyance en l’intervention divine comme seule explication possible aux événements, aussi tragiques soient-ils. Bien que cette approche ait une origine religieuse et culturelle compréhensible, elle peut également induire une certaine paralysie, un immobilisme qui empêche l’individu ou la société de prendre en main son propre avenir.
Ce fatalisme a des conséquences profondes, surtout dans le contexte actuel du Liban, où crises économiques, politiques et sociales se succèdent. Cette attitude, qui justifie l’inaction en invoquant la volonté divine, conduit souvent à une forme de résignation face à l’adversité. Cette acceptation passive d’un destin immuable contraste avec une autre conception de la vie, plus répandue en Occident, où l’on prône l’action individuelle et collective face aux difficultés, comme le résume l’expression « aide-toi, et le ciel t’aidera », attribuée à Jean de La Fontaine.
Le contraste entre fatalisme et action : une opposition philosophique
Cette différence entre soumission et action a été largement explorée par les philosophes. Jean de La Fontaine, dans sa fable Le Chartier embourbé, exprime cette idée de manière claire en écrivant : « Le Ciel ne veut pas qu’on se repose. » L’effort personnel, l’initiative, et la lutte sont des prérequis à toute aide divine, selon cette perspective. Cela met en avant une vision du monde où la volonté humaine, loin d’être une simple soumission à une force supérieure, est un levier essentiel pour surmonter les obstacles.
Jean-Paul Sartre, l’un des penseurs les plus influents de l’existentialisme, développe cette idée dans L’Existentialisme est un humanisme. Pour Sartre, « l’homme est condamné à être libre ». Cette affirmation signifie que chaque individu est responsable de ses propres choix et de son propre destin. Sartre rejette toute idée de fatalisme ou de destin prédéterminé : l’être humain n’a pas de nature imposée de l’extérieur, mais il se définit par ses actions et ses décisions. En ce sens, l’homme ne peut pas se réfugier derrière la volonté divine pour justifier son inaction ou sa passivité. Il doit, au contraire, assumer la responsabilité de ses choix, même dans les moments les plus difficiles.
Cette vision existentialiste s’oppose radicalement à celle véhiculée par l’expression « Iza Allah be rid », qui peut parfois servir de justification à l’inaction. Dans un contexte comme celui du Liban, où les crises sont nombreuses, ce fatalisme collectif devient un obstacle à tout changement. L’acceptation de la souffrance et des tragédies comme étant la volonté de Dieu limite la capacité de la société à se mobiliser pour transformer la situation.
L’importance de l’action face à la souffrance
Viktor Frankl, psychologue autrichien et survivant des camps de concentration nazis, a exploré cette tension entre fatalisme et action dans son ouvrage Man’s Search for Meaning. Selon lui, même dans les circonstances les plus tragiques, l’homme conserve toujours une liberté intérieure, celle de choisir comment il réagit face aux événements. Frankl a observé que ceux qui survivaient aux conditions extrêmes des camps étaient souvent ceux qui parvenaient à trouver un sens à leur souffrance, à agir d’une manière qui leur donnait le contrôle, même minime, sur leur propre destin. Cette philosophie du sens et de l’action dans la souffrance s’oppose à une passivité face au malheur : agir, même dans l’adversité, est ce qui donne à l’humain sa dignité et sa liberté.
De même, Emmanuel Kant, dans La Critique de la raison pratique, développe l’idée de la responsabilité morale individuelle. Selon Kant, l’être humain est un agent autonome, capable de suivre des principes éthiques qu’il se donne à lui-même. En tant que tel, il est responsable de ses actions, et cette responsabilité implique qu’il doit refuser de se laisser guider par des forces extérieures, y compris le destin. Agir moralement, pour Kant, c’est agir librement, en suivant la loi morale que l’on se fixe soi-même, plutôt que de s’en remettre à la volonté divine ou aux circonstances. Cette vision de l’autonomie éthique renforce l’idée que nous devons maîtriser notre destin plutôt que de le subir.
Le savoir comme moyen de maîtriser son destin
Le philosophe Francis Bacon, pionnier de la méthode scientifique, résume cette idée dans sa célèbre formule : « Le savoir, c’est le pouvoir. » En insistant sur l’importance de la connaissance et de la compréhension du monde, Bacon montre que la maîtrise de son destin passe d’abord par la capacité à comprendre les mécanismes qui nous entourent. Cela s’applique particulièrement bien dans un contexte de crise, où l’ignorance ou la mauvaise compréhension des causes des problèmes empêche toute action efficace.
Au Liban, l’absence de transparence et la confusion autour des causes profondes des crises alimentent le fatalisme. Le manque d’accès à l’information, les discours politiques contradictoires et les explications simplistes nourrissent l’idée que les problèmes du pays sont hors de contrôle. Or, comprendre ces mécanismes – qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux – est une première étape pour reprendre en main le destin collectif. Le savoir devient ainsi un outil d’émancipation, une arme contre le fatalisme et la résignation.
Le fatalisme au Liban : un obstacle à la révolte
Au Liban, cette vision fataliste de la vie a des conséquences profondes, notamment en période de crise. Face à l’effondrement économique, à l’instabilité politique et à l’érosion des institutions, beaucoup de Libanais ont fini par baisser les bras, adoptant une posture passive, croyant que tout est entre les mains de Dieu. Pourtant, cette attitude ne fait qu’aggraver la situation. L’immobilisme devient la norme, non pas parce que les solutions sont inexistantes, mais parce que la volonté d’agir est paralysée par cette soumission à un destin supposément inévitable.
Les exemples de ce fatalisme sont nombreux. L’effondrement du système bancaire, la crise de l’électricité, et la corruption endémique sont souvent perçus comme des événements inévitables, contre lesquels il est impossible de lutter. Cette résignation collective se traduit par une incapacité à se mobiliser massivement, à exiger des réformes ou à provoquer un changement significatif. Il y a, dans cette mentalité, une forme d’acceptation de la souffrance et du malheur qui empêche tout sursaut collectif.
Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, propose une réflexion puissante sur cette notion de révolte face à l’absurde. Pour Camus, l’homme est confronté à un monde absurde, où la souffrance et la mort sont inévitables. Pourtant, plutôt que de céder au désespoir ou à la résignation, Camus propose la révolte comme réponse : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. » Pour lui, il ne s’agit pas de vaincre définitivement l’adversité, mais de refuser de se soumettre à elle. Agir, même face à l’absurdité, est ce qui donne à l’homme sa dignité et son sens.
L’histoire comme moteur de la maîtrise du destin
L’histoire montre également que l’humanité a souvent su se libérer des chaînes du fatalisme pour reprendre en main son destin. Des révolutions politiques et sociales aux avancées scientifiques et technologiques, les exemples abondent où l’homme a su changer le cours des événements par son action. John Locke, dans sa théorie du contrat social, met en avant l’idée que les institutions humaines ne sont pas figées et immuables. L’homme, par ses actions, peut et doit modifier les structures politiques et sociales pour assurer sa liberté et son bien-être.
Le Liban lui-même a connu des périodes de révolte, où la société a tenté de se libérer des forces oppressives. Les manifestations de 2019, par exemple, sont un témoignage de cette volonté de reprendre en main le destin du pays. Bien que ces mouvements aient été temporairement réprimés ou divisés, ils montrent que la société libanaise n’est pas totalement paralysée par le fatalisme. Au contraire, ils prouvent qu’il existe une capacité de révolte, une volonté de transformation qui ne demande qu’à être ravivée.
Reprendre en main son destin
En conclusion, l’expression « Iza Allah be rid » incarne un fatalisme qui, dans le contexte du Liban, devient un frein au changement et à l’action. Ce fatalisme est renforcé par des siècles de croyances religieuses et culturelles, mais il est également alimenté par l’ignorance, le manque de transparence et la confusion autour des causes réelles des crises. Pourtant, comme le soulignent les philosophes tels que Sartre, La Fontaine, ou Camus, l’être humain a la capacité et le devoir de reprendre en main son destin, de refuser la passivité et de lutter contre l’adversité.
La maîtrise de son destin passe par l’action, la connaissance, et la responsabilité individuelle et collective. Au Liban, cette prise de conscience est essentielle pour sortir de l’immobilisme actuel et imaginer un avenir différent. En abandonnant la soumission à un destin inévitable et en revendiquant la liberté d’agir, la société libanaise pourrait trouver en elle-même les forces nécessaires pour surmonter les crises qui la paralysent. Comme le dit l’adage latin, faber est suae quisque fortunae – « chacun est l’artisan de sa propre fortune ».
Très bon article, intéressant.
Merci.