Abbas Kiarostami : les films sans frontières d’un cinéaste iranien

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Ozlem Koksal, University of Westminster

Le réalisateur iranien Abbas Kiarostami s’est éteint à l’âge de 76 ans des suites d’un cancer. Quand j’ai découvert cette information sur Twitter, parmi bien d’autres nouvelles tout aussi déprimantes – attentats à la bombe en Irak, attaques suicide en Arabie Saoudite – c’est sa disparition qui m’a le plus touchée. Kiarostami nous a appris à mieux regarder le monde qui nous entoure, mais aussi à percevoir l’invisible : sa mort est une perte immense pour le 7e art.

Bien des réalisateurs ont marqué durablement notre façon de concevoir et de penser le cinéma : Federico Fellini, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, pour n’en citer que quelques-uns. Plus rares sont les cinéastes qui, comme Kiarostami, ont marqué les esprits au-delà du monde du cinéma. Quand il fait irruption dans nos vies, l’univers de Kiarostami donne instantanément envie de réfléchir. Ses images poétiques rencontrent nos propres questionnements sur la vie et la mort. Ses films font confiance au spectateur, sans jamais juger à sa place, et ce qu’ils suggèrent « hors-champ » est tout aussi important que ce qu’il montre.

C’est avec Close-Up – l’un de ses fameux films auto-réflexifs – que Kiarostami est devenu une personnalité influente au début des années 1990, lui qui fut l’un des rares réalisateurs en activité de l’Iran pré et post-révolutionnaire. Close-Up – qui figure dans le top 10 des meilleurs films de tous les temps pour la théoricienne du cinéma Laura Mulvey – raconte l’histoire d’un personnage entre réalité et fiction, dans une forme qui emprunte à la fois aux techniques du documentaire et au film de fiction. Il en résulte un film qui n’est « ni fiction, ni documentaire, mais peut-être une sorte de fiction documentaire », d’après le philosophe Jean-Luc Nancy.
En explorant sans relâche la vie des autres, Kiarostami a créé une œuvre profondément humaniste, jalonnée de personnages forts. Sa motivation n’a jamais été de « donner un visage humain aux Iraniens » comme il a souvent été dit, mais la culture iranienne a certainement façonné ses scénarios et son style.

Kiarostami a subi la censure du gouvernement iranien – une censure fréquente, lourde et arbitraire – à tous les stades de la réalisation de ses films. Mais même si cela a forcément influencé sa façon de travailler, il serait réducteur de ne lire sa filmographie qu’à travers le cliché d’une créativité bridée par les circonstances. Le véritable point commun de ses films – y compris les plus récents, dont l’action ne se situe pas en Iran, comme Copie conforme et Like Someone in Love – c’est bel et bien son intérêt profond pour les vicissitudes humaines, quels que soient le lieu et le contexte de l’action.

Les débuts

Né à Téhéran en 1940, Kiarostami a commencé par la réalisation de films pédagogiques à l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, dont il fut le fondateur. C’est là qu’il réalisa son premier court-métrage en noir et blanc, Le Pain et la rue (1970), qui raconte la rencontre entre un petit garçon et un chien affamé. Par la suite, il produisit plusieurs films à l’Institut, y compris son premier long, Le Rapport (1977), sur la vie d’un percepteur accusé de corruption.

Mais c’est avec Où est la maison de mon ami ? (1987) qu’il obtint la reconnaissance internationale. Dans ce film, un petit villageois tente désespérément de rendre son cahier – rapporté chez lui par erreur – à un camarade de classe. Tandis que la nuit tombe et malgré sa peur, le garçonnet se fraye courageusement un chemin dans les ruelles sinueuses du village, métaphore du monde déconcertant des adultes.

La reconnaissance

L’intérêt de Kiarostami pour l’enfance (intérêt largement partagé dans le cinéma iranien) a souvent été vu comme une conséquence directe de la censure gouvernementale, puisque de jeunes héros permettent d’exposer les problèmes de la population de façon imagée, sans prendre trop de risques. La censure iranienne frappe parfois de façon aléatoire, mais il est de notoriété publique qu’il faut éviter de montrer des femmes à la maison ou d’évoquer le thème – particulièrement tabou – du suicide. Évidemment, Kiarostami ne s’est pas gêné pour aborder ces thèmes et susciter la controverse. Dans Le Goût de la cerise, une méditation sur la vie et la mort qui lui valut la Palme d’Or à Cannes en 1997, un homme qui veut en finir avec la vie cherche, avant de passer à l’acte, une bonne âme pour l’enterrer dans la tombe qu’il s’est creusée.

Les critiques soulignent souvent l’absence de figures féminines dans les films de Kiarostami. Pourtant, le personnage principal de 10 (2002) est une femme dont le visage est filmé en plan semi-rapproché. Presque toute l’action du film se déroule dans une voiture, avec des va-et-vient de personnages (surtout des femmes) qu’on entend parler, mais dont on voit rarement le visage. Les obsessions du cinéaste sont évidentes, aussi bien dans 10 que dans ses autres films : de longues prises, des conversations interminables avec des personnages qui s’invitent dans l’histoire (mais pas toujours dans le cadre), des détails de la vie quotidienne, des scènes dans des voitures, et une utilisation magistrale des paysages.

Kiarostami a exploré la nature et la forme du support filmique tout au long de sa carrière, sans jamais cesser de parler d’humanité, de philosophie et de tisser des liens entre l’image, les mots et la poésie. Qu’il se soit également exprimé à travers la peinture, la poésie et la photo n’a, dès lors, rien d’étonnant.

Les films de Kiarostami parlaient de « la vie et rien d’autre », pour reprendre le titre d’un autre de ses films. Tous les thèmes qui permettent d’explorer la nature humaine lui étaient chers : amitié, relations, obstacles, beauté, souffrance, égoïsme, entraide, gentillesse, vulgarité. Et parfois, tous ces thèmes étaient abordés à travers un seul et même personnage, comme pour mieux montrer que tout cela cohabite en chacun de nous, et peut-être pour prouver que nous dépossédons trop facilement nos semblables de leur complexité.

Ozlem Koksal, Visiting Lecturer in Film and Television, University of Westminster

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Photo: Abbas Kiarostami, au 65è festival de Cannes, en mai 2012. Vincent Kessler/Reuters

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