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Routes sans contrôle : le Liban face à la recrudescence des accidents depuis la fermeture des centres mécaniques

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Trois ans sans contrôle technique : le vide laissé par l’État

Depuis mai 2022, les centres d’inspection mécanique du Liban ont fermé leurs portes. Cette suspension, annoncée à l’époque comme temporaire, dure depuis trois ans. Aucun calendrier de réouverture n’a été communiqué. Plus de deux millions de véhicules circulent aujourd’hui sans inspection obligatoire, dans un pays où le parc automobile vieillit et où les infrastructures routières se dégradent.

Les cinq centres mécaniques du pays — Hadath, Tripoli, Zahrani, Zahlé et Nabatiyeh — sont à l’arrêt. Les installations, construites pour assurer un contrôle annuel du parc automobile national, ont été laissées à l’abandon. À Hadath, le plus grand centre du pays, les chaînes de test sont hors d’usage. À Zahlé et Nabatiyeh, certaines zones sont envahies par la végétation, les équipements électriques oxydés et les bâtiments dégradés. Ces sites, jadis symboles d’un service public fonctionnel, sont devenus les témoins d’une administration figée.

L’inspection mécanique constituait pourtant une forme de discipline collective. En obligeant les automobilistes à faire vérifier leurs freins, feux, pneus et émissions, l’État imposait un minimum de conformité technique. Cette obligation assurait la sécurité, limitait les fraudes d’assurance et garantissait un certain ordre. Depuis 2022, cette pratique a disparu sans solution de remplacement.

Les forces de sécurité intérieures, chargées du contrôle sur la route, reconnaissent la difficulté à faire appliquer la loi. Faute de certificat d’inspection, les amendes sont devenues inapplicables. Le Liban roule aujourd’hui dans une zone grise administrative où le contrôle n’existe plus.

Une explosion des accidents : chiffres à l’appui

Les conséquences de cette absence de contrôle sont mesurables. Selon les données compilées par le Traffic Control Center et les associations de sécurité routière, les accidents de la route ont augmenté de près de 30 % entre 2022 et 2025.

Entre janvier et mai 2025, le pays a enregistré 876 accidents, causant 162 morts et 1 034 blessés. Ces chiffres dépassent largement ceux de 2023, où 620 accidents avaient été recensés sur la même période. En août 2025, 45 décèset 263 blessés ont été enregistrés en un seul mois. En 2023, on comptait 2 303 accidents et 439 morts, ce qui correspond à un taux de mortalité de 22,6 décès pour 100 000 habitants, l’un des plus élevés du bassin méditerranéen. À titre de comparaison, la moyenne européenne se situe à 5 décès pour 100 000 habitants.

Les causes identifiées sont multiples : véhicules non entretenus, systèmes de freinage défaillants, pneus lisses, éclairage insuffisant et routes en mauvais état. La suspension de l’inspection mécanique a aggravé la situation. De nombreux véhicules roulent sans aucune vérification, parfois avec des défauts majeurs.

Les régions les plus touchées sont le Nord et la Békaa, où les routes sinueuses et les transports de marchandises augmentent le risque d’accident. Les véhicules de transport collectif, souvent mal entretenus, sont particulièrement vulnérables. Sur la route de Dahr el-Baïdar, les accidents mortels ont doublé depuis 2022.

Les hôpitaux confirment cette tendance : les urgences enregistrent une hausse de 18 % des admissions liées à des accidents routiers. La Croix-Rouge libanaise rapporte une augmentation d’environ 20 % de ses interventions entre 2023 et 2025. Le constat est unanime : la route est redevenue un espace à haut risque.

Un État en panne de gouvernance

La paralysie du système d’inspection illustre la désorganisation chronique de l’État. Le ministère de l’Intérieur, chargé de l’exécution, et celui des Travaux publics, responsable des infrastructures, se renvoient la responsabilité. Aucun d’eux n’a publié de plan concret.

Les appels d’offres pour réhabiliter les centres sont bloqués depuis 2023. Plusieurs propositions de partenariats publics-privés ont été étudiées, mais aucune n’a abouti. Cette inertie prive l’État de recettes importantes : avant la crise, les inspections généraient près de 80 milliards de livres libanaises par an.

Sur le terrain, les conséquences sont visibles. Les agents de l’inspection, restés sans mission, ont été réaffectés ou ont quitté le pays. Les conducteurs, livrés à eux-mêmes, multiplient les réparations improvisées dans des garages non agréés. Les compagnies d’assurance, quant à elles, voient leurs coûts exploser : les sinistres liés à des défaillances mécaniques ont augmenté de 40 % en deux ans.

La question dépasse le seul cadre technique. Le contrôle mécanique symbolisait l’une des rares interactions entre le citoyen et un État régulateur. Sa disparition a renforcé le sentiment d’abandon et d’anarchie.

Le débat sur la privatisation

Deux visions s’affrontent sur la relance du service. La première, favorable à la concession privée, plaide pour une gestion externalisée. Ses partisans évoquent l’exemple jordanien, où les inspections sont déléguées à des opérateurs agréés sous supervision publique. Ils affirment qu’un opérateur privé pourrait remettre en service les cinq centres existants en moins de six mois.

Le second camp, constitué de syndicats et d’experts administratifs, réclame une réhabilitation publique intégrale. Ils craignent que la privatisation transforme le contrôle en taxe déguisée et creuse les inégalités d’accès. Une inspection trop coûteuse dissuaderait les automobilistes les plus modestes de se soumettre au contrôle.

Le débat reste bloqué. Les négociations techniques progressent lentement, faute de décision politique. L’État hésite à s’engager sur des contrats de longue durée dans un contexte d’instabilité économique. Pendant ce temps, les routes continuent de tuer.

Une culture de la règle en décomposition

Au-delà de la mécanique, c’est la culture civique qui se délite. Les comportements routiers reflètent le désordre institutionnel : conduite sans ceinture, téléphone au volant, dépassements dangereux, feux grillés. L’absence d’inspection mécanique alimente un sentiment d’impunité généralisée.

Le code de la route, déjà mal appliqué, devient une référence théorique. Les automobilistes s’improvisent mécaniciens. Les garages délivrent des attestations officieuses. Les agents de la circulation, dépassés, ferment les yeux. Le contrôle disparaît, la transgression devient habitude.

Cette érosion de la règle fragilise le contrat social. Pendant des décennies, l’inspection mécanique incarnait une forme d’égalité : le contrôle s’appliquait à tous, indépendamment du statut social. Sa disparition a effacé l’un des derniers rituels d’un État impartial.

Les conditions d’un redémarrage crédible

Pour restaurer le système, plusieurs étapes s’imposent. Un audit technique complet doit être mené sur les cinq centres existants : Hadath, Tripoli, Zahrani, Zahlé et Nabatiyeh. Certains, notamment Hadath et Zahlé, pourraient être remis en état rapidement.

Une modernisation structurelle est indispensable. La création d’un registre électronique permettrait de suivre le parcours de chaque véhicule : immatriculation, inspections, réparations majeures. Ce registre limiterait la fraude et favoriserait la transparence.

Par ailleurs, une autorité de supervision indépendante doit être créée pour certifier les opérations et prévenir les abus. Enfin, une campagne nationale de sensibilisation s’impose. Le contrôle technique ne doit pas être perçu comme une contrainte mais comme une protection collective.

Les routes, miroir du pays

L’état des routes libanaises dit tout d’un pays fatigué : trous béants, signalisation absente, véhicules hors d’âge, discipline routière érodée. Chaque accident, chaque freinage raté, chaque incendie de voiture raconte une histoire de désengagement.

Réouvrir les centres d’inspection serait bien plus qu’un geste administratif. Ce serait le signe d’un État qui reprend en main un fragment de réalité. La route n’est pas seulement un espace de transit ; c’est le reflet d’un contrat social. Tant que l’État restera absent de cette voie, le Liban continuera à avancer au hasard, entre survie et résignation.

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