
Un nouveau classement qui soulève des questions
Le paysage bancaire libanais est en train de se restructurer discrètement, dans une opacité qui suscite de fortes inquiétudes. Un nouveau classement interne des établissements financiers a récemment été introduit, divisant les banques en trois catégories : « Alpha », celles qui détiennent plus de deux milliards de dollars de dépôts ; « Beta », dont les dépôts varient entre 500 millions et deux milliards ; et « Gamma », en dessous de cette limite. Cette typologie, inédite dans sa présentation, serait destinée à préparer des mesures différenciées de restructuration.
Toutefois, aucun décret officiel ni communiqué de la Banque centrale ne précise les conséquences pratiques de cette classification. Les modalités d’application, les critères exacts de répartition et les effets attendus sur les clients et les actionnaires restent inconnus. Dans un contexte de défiance profonde à l’égard du système bancaire, cette opacité renforce les soupçons d’un traitement inégal et arbitraire des établissements et des déposants.
Un secteur encore figé depuis 2019
Depuis le début de la crise financière en 2019, les banques commerciales libanaises fonctionnent dans un état d’anomalie structurelle. Le gel des dépôts, l’absence d’un cadre légal clair sur la hiérarchisation des pertes, et l’absence de restructuration officielle ont figé le secteur. Les rares mesures adoptées l’ont été sans débat public, sans transparence budgétaire, et en l’absence de contrôle parlementaire effectif.
Le nouveau classement, bien qu’informel, pourrait donc représenter un jalon vers une restructuration partielle du secteur. Des sources proches des milieux financiers indiquent qu’il pourrait servir de base à une approche graduée, où les banques de type « Alpha » seraient tenues de procéder à des recapitalisations renforcées, tandis que les « Gamma » pourraient être orientées vers des fusions ou des liquidations encadrées. Cette perspective reste cependant à l’état de spéculation, faute de communication officielle.
Des responsabilités multiples, mais diluées
L’absence de bilan consolidé de la Banque du Liban, le manque de transparence sur les pertes réelles, et la confusion autour des engagements croisés entre l’État et les banques commerciales continuent d’alimenter le flou stratégique. Les autorités financières se renvoient la responsabilité. Le gouverneur intérimaire de la Banque centrale, nommé après la fin du mandat de Riad Salamé, maintient un discours prudent, insistant sur la nécessité de rétablir la confiance avant d’engager des mesures de fond.
Ce positionnement est vivement critiqué par plusieurs économistes et experts du secteur. Certains dénoncent une « politique du déni » qui entrave toute possibilité de reconstruction. Le fait que les pertes soient supportées de manière implicite par les déposants, sans cadre juridique ni arbitrage équitable, alimente un ressentiment croissant dans la population.
L’échec de la loi sur la restructuration bancaire
Une loi-cadre sur la restructuration du secteur bancaire a bien été évoquée au Parlement, mais elle reste bloquée depuis des mois. Les points de blocage concernent la répartition des pertes entre actionnaires, créanciers et déposants, ainsi que la responsabilité éventuelle des administrateurs des banques dans la gestion des fonds publics. Plusieurs députés issus de blocs proches du secteur bancaire s’opposent à toute disposition rétrospective qui permettrait de poursuivre des dirigeants pour mauvaise gestion.
En l’absence de ce cadre légal, les autorités semblent s’orienter vers des arrangements techniques bilatéraux, banque par banque, sans feuille de route globale. Ce morcellement des décisions rend tout processus de restructuration fragile, incohérent et potentiellement injuste.
Un secteur encore sous domination politique
La critique de la classe politique dans ce dossier est récurrente. De nombreux analystes estiment que les liens organiques entre les directions des banques commerciales et certains partis ont empêché toute réforme structurelle. Plusieurs membres d’organes de direction sont liés, directement ou par alliance familiale, à des figures parlementaires ou gouvernementales influentes. Ces connexions rendent toute transparence problématique.
Certains observateurs dénoncent une volonté délibérée de maintenir le statu quo pour préserver ces intérêts croisés. Tant que les responsabilités ne seront pas établies clairement, il sera difficile d’engager un processus crédible de refonte du secteur. Le classement Alpha/Beta/Gamma est perçu par certains comme un paravent technique masquant l’absence d’une stratégie assumée.
L’impact pour les déposants : une incertitude chronique
Les détenteurs de comptes dans les différentes banques n’ont reçu aucune information sur la façon dont ce classement pourrait les concerner. La crainte d’un traitement différencié en fonction de la taille des établissements est réelle. Des clients de banques classées parmi les « Gamma » redoutent des mesures de gel prolongé ou des restrictions de plus en plus sévères sur les retraits et transferts.
Dans les banques « Alpha », qui concentrent une part majeure des dépôts, l’inquiétude porte sur une éventuelle recapitalisation imposée, qui pourrait diluer les droits des actionnaires et fragiliser davantage la situation des déposants. Cette incertitude alimente la dollarisation de l’économie et le maintien de circuits informels.
Un discours critique qui prend de l’ampleur
Dans une tribune remarquée, un économiste réputé a dénoncé l’inaction persistante de la Banque centrale et de la classe politique. Selon lui, la politique actuelle repose sur une « déresponsabilisation systémique » où ni les banques ni les gouvernements successifs n’assument leur rôle dans l’effondrement. Il pointe également l’absence de volonté d’impliquer les banques dans la prise en charge des pertes, estimées à plus de 70 milliards de dollars.
Ce discours commence à trouver un écho dans certains cercles parlementaires, mais sans effet concret à ce jour. Des propositions d’enquêtes parlementaires sur les circuits financiers entre la Banque du Liban et les banques commerciales ont été formulées, sans obtenir les majorités nécessaires.
Une pression internationale contenue
Les bailleurs internationaux, y compris les institutions multilatérales, ont multiplié les appels à la réforme du secteur. Mais leur pression reste mesurée, pour ne pas aggraver une situation déjà instable. Les autorités libanaises promettent régulièrement des plans de restructuration, sans calendrier ni mécanisme de suivi.
La dernière mission d’évaluation financière conjointe n’a débouché sur aucun engagement contraignant. Le rapport remis aux autorités est resté confidentiel. L’impression dominante est celle d’une gestion « au fil de l’eau », où les ajustements s’opèrent en fonction des contraintes de trésorerie et des rapports de force politiques, plus que dans le cadre d’une stratégie définie.
Le risque d’une sortie de crise différée
Cette absence de plan structuré rend toute perspective de sortie de crise incertaine. La lenteur des réformes, l’opacité des décisions, et le manque de coordination entre les autorités rendent improbable une relance durable du système bancaire à court terme. La confiance des citoyens est durablement ébranlée, et les investissements étrangers dans le secteur sont quasi inexistants.
En l’absence d’un cap clair, les pertes continuent de s’accumuler. La dette publique n’a pas été restructurée, les mécanismes de financement restent dominés par la planche à billets, et les mécanismes de contrôle des flux de capitaux sont fragmentaires. Le système bancaire fonctionne dans un vide réglementaire qui aggrave la défiance générale.
Vers quel modèle bancaire ?
La question de fond reste celle du modèle bancaire libanais à reconstruire. Le pays peut-il continuer à se reposer sur un système hypertrophié, orienté vers le financement de la dette publique, ou doit-il se réorienter vers le soutien à l’économie productive ? Les débats restent ouverts, mais aucun forum institutionnel ne les structure.
Des experts suggèrent la création d’un organisme indépendant de supervision, doté d’un mandat clair et de moyens d’investigation réels. D’autres appellent à la mise en place d’un « tribunal financier » pour juger les fautes graves de gestion. Ces idées ne sont, pour l’heure, ni reprises par l’exécutif, ni relayées par les principales forces parlementaires.