Les « enfants soldats » de Daesh

De la nécessité de prendre en charge les mineurs en danger et en souffrance Par Hasna Hussein

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Le dernier rapport de l’UNESCO publié le 14 mars 2016 sur le thème No place for children révèle que les recrues des groupes et forces armés sont de plus en plus jeunes, jusqu’à 7 ans. Ces enfants reçoivent un entraînement militaire et participent aux combats, endossent des rôles qui menacent leur vie sur les lignes de front comme celui de porter et assurer l’entretien des armes, tenir les postes de contrôle, soigner les blessés de guerre, ou encore participer dans certains cas à des services sexuels comme esclaves.

L’UNICEF estime aujourd’hui que dix mille enfants participent à pas moins de 15 conflits armés de par le monde. Certains sont recrutés de force ou enlevés, d’autres s’enrôlent pour fuir la pauvreté, la maltraitance et la discrimination, ou pour se venger des auteurs d’actes de violence commis à leur encontre ou contre leur famille.

Les autorités françaises estiment à environ 400 le nombre de mineurs actuellement présents dans les zones des conflits tenues par Daesh. « Les deux tiers sont partis avec leurs parents, le tiers est composé d’enfants nés sur place et qui ont donc moins de quatre ans », a précisé récemment, lors d’une audition à l’Assemblée nationale le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Patrick Calvar.

Ces enfants sont surreprésentés dans la propagande médiatique de Daesh particulièrement l’image de l’enfant-soldat. Son bureau médiatique d’Alep (Halab) a récemment publié une vidéo de propagande sur le thème Sur les traces de mon père (‘alâ tarîq al-abâ’a). La vidéo raconte l’histoire d’Abu Dujâna al-Firansi, un français converti à l’islam radical, qui a émigré avec sa famille il y a 4 ans pour rejoindre le territoire de Daesh, avant de mourir sur la zone de combat à Alep. Elle met en scène l’instrumentalisation de ses deux garçons de 8 et 12 ans, qui sont, de manière très manifeste dans la vidéo, manipulés pour servir la propagande du groupe terroriste. Il ne s’agit donc pas ici d’analyser ce phénomène social qu’est la radicalisation violente, mais surtout l’implication des mineurs dans la propagande daeshienne, qui nous poussera enfin à réfléchir aux modalités de déradicalisation de ces jeunes dans le cas où ils reviendraient de gré ou de force.

Une initiation à la sauvagerie

La propagande de Daesh mobilise une rhétorique politique, militariste et générationnelle où la jeunesse reprend le flambeau d’une « cause sacrée » – ainsi qu’un imaginaire islamique historique particulièrement autour de la notion du califat pour désigner ses enfants-soldats : « Les enfants des ‘martyrs’ » (abnâ’ al- chohadâ’), « Les lionceaux du califat » (ashbâl al-khilâfa), « Les générations du califat » (ajyâl al-khilâfa), « Les générations de Damas et de Jérusalem » (ajyâl al-ghoûta wal qods), « Les générations de Dabiq, Constantine et Rome » (ajyâl dâbiq, al-qostantiniyya wa româ), ou encore « Les générations des odyssées et des victoires » (jîl al-malâhim wal botoûlât). Dans ce genre de rapports de proximité entre les générations, le « héros » érigé en « modèle » vient de la génération des pères ou des « frères aînés », car ils se distinguent par une expérience politique ou une trajectoire militante ancienne érigée en référence : « On est comme des frères de sang, on est encore mieux. Ils nous considèrent comme leurs enfants ou comme leurs petits frères. On s’entend très bien avec nos frères du Shâm. La langue n’est plus un obstacle entre nous. Nous sommes des frères en islam et nous sommes l’espoir de cette communauté après Allah » affirme l’adolescent français. La propagande de Daesh fait assez souvent l’éloge de « djihadistes-modèles », a fortiori s’ils sont morts, tels que Ben Laden, les frères Kouachi ou Coulibaly. 

La vidéo met en avant un ensemble d’éléments affectifs à partir notamment d’un flot d’images de cadavres des combattants « martyrs », utilisant le corps comme le « symbole sacralisé » (Mayeur-Jaouen, 2002), afin d’attirer la bienveillance des destinataires particulièrement parmi les plus jeunes et de légitimer le recours à la violence. Ils jouent sur les sentiments de colère, crainte, pitié, vengeance…. La charge émotionnelle véhiculée par le discours à partir des notions de « martyr » (shahîd), d’obligation de « défendre la cause », de « venger ses proches », ou encore de « sauver les musulmans » vise à déclencher l’enrôlement ou l’action des enfants..

Ces enfant-soldats sont très précocement initiés aux codes et discours daeshiens les plus belliqueux: « Certes l’islam règnera un jour sur la terre avec nous ou sans nous. Et pour mon père, je dirai que notre rendez-vous est au paradis le plus haut, alfirdaws, avec le prophète sallâ allah ‘alayh wa sallam (que Dieu lui accorde sa grâce et sa paix) […] Vivre sous la charia d’Allah et mourir en martyr au lieu d’aller mourir sur les plages de l’Occident. On est devenu frères en islam et l’espoir de cette communauté après Allah […] Tuer un mécréant ou un apostat car le prophète sallâ allah ‘alayh wa sallam nous a dit : ‘un kafîr (mécréant) et celui qui l’a tué ne se rencontrerons pas en enfer’ […] » renchérit l’aîné des deux enfants prénommé Abou Mos’ab.

Les gamins semblent imprégnés par un discours idéologique belliqueux, lorsque cette idéologie tente de les manipuler pour les départir de toutes sortes de valeurs humaines en les désocialisant : « J’aurai aimé lui (son père) demander une faveur. C’est de faire une opération martyr, ou d’aller en France pour me faire exploser et venger le sang des musulmans […] ‘Je dis à la France, bi iznillâh  (si Dieu le veut) on va vous tuer comme vous avez tué nos frères musulmans en terre du khilâfa (califat)’ (phrase répétée en arabe) […] Le message est pour tous les mécréants et la France en particulier. Ce n’est pas en tuant nos parents et détruisant nos maisons que vous allez nous arrêtez. Au contraire, ça nous rend plus solide et plus déterminé à vous frapper où que vous soyez » rajoute l’aîné. La vidéo s’achève avec une scène d’horreur montrant les deux gamins vêtus d’une tenue noire, un pistolet à la main exécutant deux adultes à l’aide d’une arme à feu. 

Capture d’écran de la vidéo Sur les traces de mon père.

L’endurcissement cognitif et physique

Cette propagande repose en grande partie sur les nouvelles générations du « califat ». C’est pourquoi Daesh accorde une importance particulière à l’éducation de celles-ci. En 2013, l’équivalent du ministère de l’enseignement (diwan al-ta’alîm) de Daesh lance son nouveau programme et des manuels scolaires. A cette occasion, sa boîte de production médiatique A’amâq (« Profondeur ») publie une vidéo de propagande présentant sa structure générale construite autour de trois cycles qui ne diffèrent pas du système scolaire classique sur le plan au moins formel : l’école primaire, le collège et le lycée. Ce programme propose une forme d’inculcation précoce des préceptes religieux dans leur compréhension la plus extrémiste. Dès l’école primaire, s’effectuant sur 5 années à partir de l’âge de 6 ans, on inculque aux écoliers non pas uniquement la mémorisation d’une partie (joz’o) du Coran et les normes de récitation (ahkâm al-tilâwa) ainsi que les quarante hadîth (Actes et paroles du prophète Mohammed) collationnés par l’imam al-Nawawî, mais aussi les fondamentaux de la doctrine wahhabite. En effet, la pédagogie daeshienne primaire repose principalement sur l’idéologie de l’imam Mohammed Ibn ‘Abdel Wahhâb à travers l’enseignement de ses ouvrages : nawaqîd al-islâm (« Les dix annulations de l’islam »), al-oussoûl al-thalâtha (« Les trois fondements ») et al-tawhîd (« L’unicité »). Dans une brochure publiée récemment au sujet de l’éducation au sein dudit califat, Daesh affiche cette pédagogie wahhabite :

« […] Et nous avons consulté à ce propos (l’éducation des enfants) une précieuse lettre (« rissâla ») de l’imam Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb expliquant ce qu’il faut apprendre aux enfants au début de leurs parcours scolaire, il disait […] » (voir la capture d’écran traduite de l’arabe par l’auteure).  

En outre, cette pédagogie primaire repose sur l’enseignement des notions fondamentales dans la doctrine salafiste en général telles Masa’il al-Jâhilîyya (« Les sujets de l’ignorance ») ou Al-wala’a wal-bara’a fil islâm (« L’alliance et le désaveu en islam ») d’Ibn Taymiyya. L’apprentissage d’autres matières à l’école primaire telles l’histoire, la science et la géographie vient en second degré et d’une manière plus superficielle. Car il s’agit d’une lecture idéologisée, dominée et biaisée de l’histoire et de la science de la vie.

Capture d’écran montrant les nouveaux livres de sciences (CP)
et d’histoire (CM1) orientés idéologiquement, Dar al-islam, n°7, novembre 2016

Néanmoins, il paraît que le système pédagogique daeshien accorde une importance particulière à l’apprentissage de la langue et littérature arabe. La propagande de Daesh veut à tout prix montrer que les enfants des combattants immigrés maîtrisent la langue du Coran et du prophète. On y voit des gamins d’origines française, asiatique ou russe récitant des versets, hadîth ou des anasheed (chants rituels) en arabe.  Dans la vidéo que nous décryptons dans cet article, l’adolescent français termine son discours avec l’écriture en français et en arabe de la phrase suivante : « On se retrouve à dabiq (mythe autour du lieu où est censé dérouler la bataille finale entre musulmans et ‘armée croisée’) ». Dans une autre scène, on le voit en compagnie d’un djihadiste adulte s’adressant à un vendeur de légumes barbu avec un dialecte oriental : « Quel est le prix d’un kilo de tomates ? Donnez-moi un sachet. Je veux (aussi) un kilo d’orange ».  

C’est donc à partir du collège, où la scolarité s’effectue en deux ans, que l’étudiant de 11 ans doit suivre simultanément une forme d’« endurcissement physique », à l’instar de l’éducation nazie. Ce genre d’endurcissement repose à la fois sur une formation physique (dawra badaniyya) et d’initiation aux règles de combat (founoûn qitâliyya) et militaire (dawra ‘askariyya) afin de pouvoir magner une arme blanche ou légère. Ce genre de formation s’effectue principalement dans des camps d’entraînement conçus spécifiquement pour les ashbâl du « califat » en Syrie ou en Iraq. Ils y reçoivent également un endoctrinement idéologique et rituel à travers un ensemble de pratiques telles l’isolement, la récitation des anasheeds (chants rituels), l’interdiction de regarder la télévision ou d’écouter la musique  entraînant une forme de désocialisation radicale. Ces enfants-soldats subissent ainsi une forme de lavage de cerveau, de manipulations mentales et comportementales afin de les reconditionner à une vision apocalyptique et décadente du monde du dehors: « En Occident, on apprend la mixité, la nudité et le mariage entre les mêmes sexes et tout ce qui est contraire aux lois divines. Au contraire, ici on apprend la vraie science, la science du tawhîd (l’unicité), celle qui va nous sauver le jour du jugement. On apprend le respect de l’autre sans oublier les autres sciences de cette vie ici-bas […] Al-Hamdulillah ici, on a l’avantage de faire les cinq prières à la mosquée, puis il y a les cours religieux pour les filles et les garçons […] » rétorque l’adolescent français.

Une fois dépourvus de leur identité originelle, ces enfants s’approprient les missions imposées par cette idéologie, légitimant ainsi le recours à la violence contre soi au contre l’autre : «  Si on a émigré en terre du khilâfa, ce n’est pas pour repartir. Si un jour Inchallah on doit retourner, c’est pour propager l’islam bi iznillah (si dieu le veut) » rétorque l’aîné français.    

 A 13 ans, l’étudiant peut passer au collègue (s’il ne s’est pas fait exploser avant) où il pourra choisir entre trois voies : scientifique (‘Ilmî), juridique (shar’î) ou professionnelle (mihanî). La scolarité y a lieu en deux ans.

L’engagement des nouvelles générations dans l’idéologie daeshienne constitue à long terme une menace pour l’avenir de ces jeunes qui semblent encore plus déterminés que leurs aînés ainsi que pour la sécurité de leurs sociétés d’origine. Car il s’agit d’une idéologie qui prône un djihad de conquête ne reconnaissant pas les frontières. Ceci étant, il devient nécessaire de réfléchir non pas uniquement aux moyens techniques de récupérer ces enfant- notamment avec le soutien de leurs mères dont une partie semblent mécontentes de leur condition de vie-, mais aussi sur les politiques de prise en charge et de déradicalisation de ceux-ci dans la période d’après Daesh 


HASNA HUSSEIN

Sociologue des médias et du genreSpécialiste de la propagande djihadiste et de la radicalisation numérique Présidente de l’Association de Recherche et d’Action contre le discours radical violent (ARAC)Experte UNESCO en radicalisation numérique
Auteure du carnet de recherche:https://cdradical.hypotheses.org/


Pour approfondir

  • Benotman Noman & Malik Nikita, « The Children of Islamic State », Quilliam Foundation, Mars 2016. )
  • Mayeur-Jaouen, «Grands hommes, héros, saints et martyrs : figures du sacré et du politique dans le Moyen-Orient du XXe siècle », introduction à Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, dir. Catherine Mayeur-Jaouen, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 5-34.
  • Marzano Michela, La philosophie du corps, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2013.
  • « Que vont devenir les enfants occidentaux de Daesh », Atlas.info.fr, 12 juin 2016. (http://www.atlasinfo.fr/Que-vont-devenir-les-enfants-occidentaux-de-Daech_a72460.html).
Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

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