Un Parlement muet dans un pays à l’arrêt
Le Liban vit, à l’automne 2025, une paralysie institutionnelle totale. Le Parlement, censé incarner la continuité démocratique, ne siège plus depuis le mois d’août faute de quorum. Les séances prévues pour voter les lois de finances, les réformes administratives et la restructuration bancaire ont été annulées à répétition. Selon les registres officiels, seules trois séances plénières ont été tenues depuis janvier, contre une moyenne de vingt en période normale. Les blocs parlementaires s’accusent mutuellement de sabotage politique. La majorité conduite par le Premier ministre Nawaf Salam accuse l’opposition de boycotter pour bloquer les réformes du FMI, tandis que les députés d’opposition dénoncent un “gouvernement sans transparence”. Cette situation plonge le pays dans une impasse budgétaire inédite. Le projet de loi de finances 2025, présenté en juin, n’a toujours pas été voté. L’État fonctionne sur la base d’avances exceptionnelles, sans cadre légal. Le silence du Parlement est devenu le symbole d’un État qui n’a plus les moyens de gouverner.
Le blocage institutionnel et la perte de quorum
Le Parlement libanais compte 128 députés. Depuis juillet, la moyenne de présence en séance n’a pas dépassé 60, bien en dessous du quorum requis. Ce déficit s’explique par des rivalités internes, mais aussi par des calculs politiques liés à la succession présidentielle. Les formations parlementaires refusent de se prêter à des votes décisifs qui pourraient avantager leurs adversaires. Certaines séances ont été annulées à la dernière minute faute de consensus sur l’ordre du jour. Les commissions parlementaires, elles aussi, tournent au ralenti : sur 15 commissions, seules 6 se réunissent régulièrement. Les textes de loi s’accumulent sans examen, notamment ceux relatifs à la transparence financière, à la réforme de la fonction publique et à la décentralisation. Le Parlement, autrefois tribune politique du pays, se transforme en institution spectrale. Cette inaction fragilise le gouvernement et retarde les réformes exigées par le FMI et les bailleurs internationaux.
Une crise budgétaire aggravée par l’immobilisme
L’absence de vote du budget 2025 a des conséquences directes sur les finances publiques. Les dépenses de l’État sont reconduites sur la base du budget 2022, obsolète dans un contexte d’inflation à trois chiffres. Les ministères fonctionnent avec des crédits provisoires qui couvrent à peine les salaires. Les subventions à l’énergie, à la santé et à l’éducation sont gelées. Le ministère des Finances estime que 3,5 milliards de dollars de dépenses restent non autorisées, en violation du cadre légal. Les recettes fiscales, affaiblies par la crise, ne représentent plus que 9 % du PIB. Sans budget, le gouvernement ne peut pas lancer de programmes d’investissement ni négocier de prêts avec les institutions internationales. La Banque du Liban, déjà en difficulté, assure les dépenses urgentes par des avances exceptionnelles, alimentant la création monétaire et l’inflation. L’absence de loi de finances prive le pays de tout outil de planification et accentue la défiance des bailleurs.
Les conséquences économiques du vide législatif
Le blocage parlementaire paralyse l’économie. Les projets de loi sur les investissements, la réforme des marchés publics et la réorganisation du secteur énergétique sont suspendus. Les investisseurs étrangers, notamment du Golfe, attendent la ratification de ces textes pour sécuriser leurs financements. Les retards législatifs entraînent la perte de dizaines de millions de dollars d’aides conditionnées. Le taux de croissance, déjà faible, reste bloqué à 0,8 %. L’absence de réforme empêche la mise en œuvre des mesures fiscales destinées à réduire le déficit. Les entreprises locales, privées de cadre légal stable, réduisent leurs activités ou délocalisent. Le blocage législatif transforme la crise économique en crise systémique. Les diplomates étrangers présents à Beyrouth évoquent un “État paralysé par ses propres institutions”.
Un Parlement discrédité dans l’opinion
La paralysie parlementaire accentue la rupture entre les citoyens et la classe politique. Selon les sondages récents, 78 % des Libanais considèrent le Parlement comme “inutile ou corrompu”. Les séances interrompues, les absences répétées et les scandales de privilèges minent la crédibilité de l’institution. Les députés perçoivent des indemnités mensuelles équivalentes à plus de 6 000 dollars au taux du marché, alors que le salaire moyen d’un enseignant ne dépasse pas 250 dollars. Cette disparité alimente la colère populaire. Des manifestations ont eu lieu devant le siège du Parlement à Nejmeh, où les syndicats et les collectifs citoyens ont dénoncé “le luxe du silence”. Les médias relaient le mécontentement : la population perçoit l’immobilisme comme une trahison. Le pouvoir législatif, censé contrôler l’exécutif, est désormais perçu comme complice de son inaction.
Les réformes suspendues et la perte de crédibilité internationale
L’inaction parlementaire a des répercussions diplomatiques directes. Le FMI, la Banque mondiale et les partenaires européens conditionnent tout financement à l’adoption des lois en attente. L’absence de progrès bloque la mise en œuvre de 2,5 milliards de dollars d’aides déjà approuvées. Les missions diplomatiques soulignent la perte de crédibilité du Liban sur la scène internationale. Les bailleurs exigent des garanties institutionnelles avant toute reprise des transferts. Les discussions sur l’aide humanitaire et énergétique sont ralenties. Le pays se retrouve isolé, incapable de démontrer sa capacité à gouverner. Les observateurs estiment que la paralysie parlementaire coûte chaque mois environ 150 millions de dollars en opportunités économiques perdues.
Un système institutionnel à bout de souffle
La paralysie du Parlement révèle la profondeur de la crise du système politique libanais. Le partage confessionnel du pouvoir, censé garantir la représentation, conduit à une fragmentation paralysante. Chaque décision nécessite des compromis intercommunautaires complexes. Les alliances changent au gré des intérêts électoraux, rendant impossible toute gouvernance stable. Le président de la République, Joseph Aoun, a multiplié les appels à la responsabilité, sans succès. Le Premier ministre Nawaf Salam plaide pour un retour au quorum permanent, mais la majorité reste divisée. Le Liban vit sous un régime d’équilibres précaires, où chaque bloc politique détient un droit de veto. Cette structure, héritée de l’accord de Taëf, empêche la réforme et entretient le statu quo.
Vers une érosion démocratique
Au-delà de l’économie, la paralysie parlementaire menace le fonctionnement démocratique lui-même. Le vide législatif affaiblit les contre-pouvoirs et favorise la gouvernance par décret. Les institutions indépendantes, comme la Cour des comptes et l’Inspection centrale, manquent de moyens. Les citoyens, désabusés, se détournent de la politique. Le taux de participation électorale, tombé à 32 % lors des dernières législatives, illustre cette désaffection. La démocratie libanaise glisse vers une forme d’apathie collective où le silence institutionnel devient la norme. Le Parlement, jadis théâtre de débats intenses, n’est plus qu’un symbole d’immobilisme. Tant que la logique des blocs et des quotas confessionnels primera sur l’intérêt général, le Liban restera prisonnier de sa propre architecture politique. Le prix du silence n’est pas seulement économique : c’est celui d’une démocratie qui s’efface.



