Un effondrement devenu mode de vie
La pauvreté n’est plus au Liban un phénomène conjoncturel : elle est devenue une réalité structurelle. En octobre 2025, près de 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté monétaire, contre 28 % avant la crise de 2019. Le salaire minimum, fixé à 9 millions de livres libanaises — soit environ 100 dollars au taux du marché —, ne permet plus de couvrir les besoins essentiels d’un foyer. Les ménages consacrent plus de 70 % de leurs revenus à la nourriture et à l’énergie, selon les estimations les plus récentes. Cette transformation radicale du paysage social traduit l’effondrement complet de la valeur du travail et du système de redistribution. L’économie nationale, qui reposait sur les services et la finance, s’est contractée de plus de 40 % depuis 2018. Le PIB, évalué à 52 milliards de dollars avant la crise, n’atteint plus que 30 milliards en 2025. Dans un pays sans mécanisme de protection sociale efficace, la pauvreté est désormais transgénérationnelle.
L’inflation et la dévaluation, moteurs de l’appauvrissement
La spirale inflationniste nourrit la dégradation sociale. Le taux d’inflation annuel dépasse 230 %, selon les dernières données publiées en septembre. Le prix des produits alimentaires a été multiplié par dix en cinq ans. Le litre d’huile végétale, vendu 3 000 livres en 2019, coûte aujourd’hui plus de 60 000. Le kilo de riz, autrefois accessible à 1 500 livres, dépasse les 25 000. Le pain, aliment de base, a connu une augmentation de 400 % depuis janvier. Le carburant, passé de 25 000 à plus de 200 000 livres le litre, influence directement les prix du transport, de l’électricité et des denrées. La dévaluation massive de la livre libanaise, passée de 1 500 à plus de 89 000 pour un dollar en cinq ans, a anéanti le pouvoir d’achat. Les salaires du secteur public, inchangés en livres, ont perdu plus de 90 % de leur valeur réelle. Le secteur privé, quant à lui, n’offre plus que des contrats précaires et des paiements irréguliers, souvent partiellement en devises. Cette instabilité monétaire transforme chaque transaction en pari quotidien.
Les inégalités sociales explosent
La crise a creusé des écarts inédits entre classes sociales. Tandis qu’une minorité conserve ses avoirs en devises et investit à l’étranger, la majorité survit en monnaie locale. Les inégalités géographiques s’accentuent : à Beyrouth, les quartiers centraux résistent encore, alors que les périphéries et les régions rurales sombrent dans la misère. Dans la Békaa et le Nord, plus de 70 % des ménages vivent sans sécurité alimentaire. Les loyers dans la capitale, payés en dollars, ont augmenté de 60 % en deux ans. De nombreux habitants quittent les centres urbains pour retourner dans les villages, où le coût de la vie reste légèrement inférieur. Les écoles privées, qui accueillaient 70 % des élèves avant 2019, enregistrent une baisse de 40 % des effectifs. Les parents, incapables de payer les frais de scolarité, se tournent vers les établissements publics saturés. Les disparités de revenus atteignent un rapport de 1 à 25 entre le décile le plus riche et le plus pauvre, selon les données disponibles.
Des familles entières basculent dans la survie
La pauvreté ne se mesure plus seulement en revenus, mais en accès aux services essentiels. L’électricité publique, disponible moins de quatre heures par jour dans de nombreuses régions, oblige les foyers à s’abonner à des générateurs privés, coûtant entre 30 et 60 dollars par mois. L’eau potable est achetée en bonbonnes, à un prix trois fois supérieur à celui d’avant la crise. Les soins médicaux, payés en dollars, deviennent inaccessibles pour la majorité. Les hôpitaux publics, submergés, manquent de médicaments et de personnel. Dans les banlieues de Beyrouth, les dispensaires communautaires assurent plus de 60 % des consultations. Les familles réduisent les repas, reportent les soins et suppriment les dépenses non vitales. Le taux de chômage dépasse 35 %, et plus de la moitié des jeunes diplômés cherchent à émigrer. Les envois de fonds des expatriés, qui atteignent près de 7 milliards de dollars par an, constituent désormais la principale source de devises du pays.
Une économie informelle tentaculaire
La contraction du secteur formel a fait émerger une économie parallèle qui occupe près de 55 % de la population active. Dans les marchés, les transactions se font en liquide, sans facture ni impôt. Les vendeurs ambulants, les réparateurs et les livreurs prolifèrent. Le travail journalier remplace l’emploi stable. Les salaires se négocient à la journée, souvent en dollars ou en nature. Cette informalisation généralisée assure une survie minimale mais prive l’État de ressources fiscales. Les recettes publiques, qui représentaient 18 % du PIB avant la crise, sont tombées à moins de 9 %. Le secteur bancaire, paralysé depuis 2019, a perdu la confiance de la population. Les dépôts sont gelés, les retraits limités. Les ménages conservent leur argent en espèces, alimentant une économie souterraine difficile à mesurer. Cette fragmentation économique accentue l’inégalité territoriale : certaines zones prospèrent grâce à des circuits alternatifs, d’autres s’enfoncent dans la pauvreté absolue.
Les femmes et les enfants, premières victimes
La pauvreté structurelle touche de manière disproportionnée les femmes et les enfants. Plus de 35 % des ménages sont aujourd’hui dirigés par des femmes, souvent sans emploi formel. Le taux de participation féminine au marché du travail, déjà faible avant la crise, a reculé à 22 %. Dans les familles pauvres, les enfants quittent l’école pour travailler. Près de 100 000 mineurs sont concernés par le travail des enfants, selon les estimations publiées cette année. Les secteurs agricoles et informels les absorbent sans contrôle. Dans la Békaa, des enfants vendent des produits sur les routes ou aident à la récolte. Dans les villes, ils nettoient les pare-brises ou collectent les déchets recyclables. L’éducation devient un luxe. Le taux d’abandon scolaire dépasse 17 % dans le primaire et 24 % dans le secondaire. Ces générations perdues incarnent le coût humain de la crise économique : un capital social détruit pour plusieurs décennies.
L’exode et la fracture sociale
L’émigration redevient une soupape de survie. Plus de 250 000 Libanais ont quitté le pays depuis 2020, soit près de 5 % de la population. Les départs concernent surtout les jeunes diplômés et les professionnels qualifiés. Cette fuite des compétences fragilise encore les institutions. Les hôpitaux, les écoles et les administrations publiques souffrent d’un exode massif de leur personnel. Les médecins, enseignants et ingénieurs partent vers le Golfe, l’Europe ou le Canada. Le Liban perd ainsi les ressources humaines nécessaires à sa reconstruction. Ce phénomène alimente une fracture entre ceux qui peuvent partir et ceux qui restent. Les familles séparées vivent de transferts financiers, mais au prix d’une déstructuration du tissu social. L’émigration féminine, en hausse, entraîne des ruptures familiales et une dépendance accrue à l’aide communautaire.
Un État réduit à la survie
Le gouvernement, accaparé par les urgences budgétaires, se contente de mesures de court terme. Les programmes de soutien social, financés par les bailleurs internationaux, ne couvrent que 15 % des ménages vulnérables. Les cartes de rationnement, distribuées en 2021, ne sont plus rechargées depuis le printemps. Les municipalités, faute de transferts, cessent d’assurer leurs missions sociales. Le budget de l’aide publique, déjà modeste, a été réduit de moitié. Les partenaires internationaux exigent des réformes de gouvernance avant tout nouveau financement. Le système fiscal, fondé sur des taxes indirectes, pèse surtout sur les plus pauvres. Les tentatives d’instaurer un impôt progressif sur le capital ont été abandonnées sous la pression des milieux économiques. L’État agit désormais en gestion de crise, sans vision de relance ni projet de redistribution.
Un avenir hypothéqué
La pauvreté structurelle redessine durablement le Liban. Le pays n’est plus seulement en récession, il s’enfonce dans un modèle d’économie de survie. La classe moyenne, autrefois moteur du développement, a disparu. Les inégalités se creusent, les institutions se vident, la société s’habitue à la précarité. Pour les économistes, la sortie de crise nécessiterait un plan de reconstruction sociale de long terme, mobilisant au moins 5 milliards de dollars sur cinq ans pour relancer l’emploi, réhabiliter les services publics et restaurer le pouvoir d’achat. En l’absence d’un tel programme, le Liban risque de s’enfermer dans un cycle d’appauvrissement irréversible. Dans les rues de Beyrouth, les files d’attente devant les associations caritatives rappellent une évidence : la pauvreté n’est plus une crise, c’est un système.



