Liban : Le patrimoine en situation dramatique – Dr. Naji Karam

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D’aucuns nous demandent pourquoi dépensons-nous autant d’énergie à défendre le patrimoine libanais alors que le pays dérive dans l’œil d’un cyclone géant qui risque d’emporter et le pays et ses occupants ?

La réponse réside dans l’importance même du patrimoine. Il est utile de rappeler que le patrimoine est « toute production matérielle, intellectuelle et spirituelle d’un peuple déterminé sur une terre déterminée ». En d’autres termes, le patrimoine constitue le lien organique entre le peuple producteur et sa terre. Il représente par le fait même la mémoire collective et l’identité de ce peuple.  Donc, respecter un patrimoine relève du respect de celui qui l’a produit. Respecter un patrimoine signifie tout simplement accepter l’Autre. Inversement, quand on détruit un patrimoine on prouve bien qu’on rejette l’Autre et qu’on cherche à le déraciner définitivement de sa propre terre.

C’est dans le cadre du rejet de la civilisation bouddhiste qu’on peut inscrire la destruction des statues géantes de Bouddha en Afghanistan. Les Talibans, mus par une haine terrible pour tout ce qui ne correspond pas à leur idéologie obscurantiste n’ont pas hésité à plastiquer les colosses appartenant au patrimoine de l’humanité. Pour les mêmes raisons, les Djihadistes du Mali ont saccagé et brûlés les mosquées classées « monuments historiques » dans le nord du pays. C’est aussi dans le cadre d’une « Apartheid », toujours impunie voire soutenue par les grandes puissances, que les Israéliens détruisent, lentement mais systématiquement, les monuments chrétiens et musulmans, en vue de réaliser « l’Etat Juif. » Leur prochaine cible serait, selon les agissements des « archéologues » hébreux, la grande mosquée d’Al Aqsa à Jérusalem.

Quant au patrimoine libanais, son sort n’est malheureusement pas meilleur. Nous y insistons sans aucune exagération. Rappelons quelques faits qui se sont succédé en moins de 12 mois :

–          L’installation portuaire phénicienne à Mina el Hosn et qui était déjà inscrite sur la Liste d’Inventaire des Sites et Monuments Historiques, a été déclassée et détruite à la hâte, malgré les conseils de l’UNESCO et de l’ICOMOS, et malgré les rapports de neufs spécialistes français, anglais, polonais, grecs et libanais. Le classement et le déclassement du site sont parafés par le même « archéologue responsable »

–          L’hippodrome de l’époque romaine, « l’un des plus importants de l’Empire Romain et conservé à plus de quatre- vingt pour cent » d’après « l’archéologue responsable », a été cédé à un particulier pour en enlever la Spina et décorer le hall de son immeuble. Le projet est parafé par le même « archéologue responsable ».

–           Tyr : le ministère des travaux publics a ordonné l’arrêt des travaux dans un immeuble qu’on construisait illégalement dans l’enceinte même du port antique de la ville, mais les responsables chargés de protéger notre patrimoine ont décrété qu’on pouvait poursuivre les travaux « parce que le bâtiment se construit sur une dalle en bêton ».

–          La maison d’Amin Maalouf : classée « monument historique » en juin 2012, elle est déclassée six mois après par les mêmes responsables et livrée aux marteaux piqueurs. C’est hilarant !

–          Une société privée pratique des fouilles archéologiques à Beyrouth, dans l’illégalité totale, et arrache un site par mois en moyenne, sans aucune publication scientifique. Tout cela sous une couverture officielle.

–          La liste est longue….

Pourquoi donc cet acharnement contre le patrimoine libanais ?

L’incompétence ? Certes ! Mais pas seulement. Preuve en est le délire qui  caractérise, depuis quelque temps, le comportement des responsables. Non contents de se boucher les oreilles, ils cherchent par tous les moyens à faire taire les voix qui défendent le patrimoine et leur réclament des comptes. Tous les actes d’intimidation (plaintes et menaces) ne suffiront pas pour nous empêcher d’attirer l’attention sur la situation dramatique que subit notre patrimoine. Il s’agit de notre identité, de nos racines et de notre mémoire collective. Nous avons l’intention d’aller devant les tribunaux et nous continuons à appeler, encore et encore, à la création d’une commission d’enquête parlementaire. Notre droit le plus élémentaire est de savoir pourquoi des responsables chargés, au nom du peuple libanais, de protéger notre patrimoine, sont en train de le détruire.

Dr Naji Karam
Professeur d’archéologie phénicienne
Ancien chef du Département d’Art et d’Archéologie (UL II)

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