Entre 1975 et 1980, un basculement historique s’est produit, presque simultanément, dans plusieurs régions du Moyen-Orient et au-delà. Au Liban, la guerre civile éclate, exacerbée par les tensions entre Palestiniens et Libanais. En Iran, la révolution islamique renverse le Shah et porte au pouvoir l’ayatollah Khomeiny. La révolution iranienne s’exporte dans les communautés chiites surtout au Liban avec le hezbollah. En Égypte, les Frères musulmans connaissent un regain d’influence malgré la répression. À Gaza, un mouvement islamiste futur nommé Hamas prend racine. En Afghanistan, la résistance contre l’invasion soviétique attire des combattants du monde musulman entier, posant les bases du djihadisme global. Au Pakistan, les écoles coraniques diffusent un islam rigoriste soutenu par des financements saoudiens. Partout, des formes nouvelles d’extrémisme religieux émergent, sunnites comme chiites. Ce n’est pas une coïncidence. Ce n’est pas non plus un simple enchaînement d’événements. C’est une transformation de fond.
Ce moment charnière correspond à l’effondrement progressif des grandes idéologies séculaires du monde arabe et musulman. Le nationalisme arabe, autrefois porté par Nasser et ses héritiers, s’épuise après les défaites militaires et les désillusions populaires. Le socialisme arabe perd sa crédibilité, miné par l’autoritarisme et la corruption des régimes qui l’incarnaient. Le panarabisme, rêvant d’unité et de grandeur, sombre dans l’impasse des querelles internes. Ce vide idéologique laisse la place à une autre vision du monde, enracinée non plus dans l’histoire moderne de l’Europe, mais dans un passé mythifié : celui de la communauté musulmane originelle.
L’islam politique surgit alors comme un récit de substitution, une réponse identitaire face à l’humiliation, au colonialisme, à la dépendance, à l’échec économique. Il devient le refuge des masses marginalisées et des élites frustrées. La mosquée remplace le parti. L’imam supplante l’intellectuel. Le discours religieux donne une légitimité divine à la révolte contre l’ordre établi. La charia se présente comme une justice alternative, face à des systèmes juridiques perçus comme importés et corrompus. L’islam devient à la fois le drapeau, la loi, le programme.
Mais ce phénomène ne peut s’expliquer sans l’ingérence des grandes puissances. Les États-Unis, engagés dans leur guerre froide contre l’URSS, soutiennent les groupes islamistes en Afghanistan, les présentant comme des combattants de la liberté. L’Arabie saoudite finance massivement des réseaux religieux à travers le monde sunnite pour contenir l’influence chiite de l’Iran post-révolutionnaire. Israël, cherchant à affaiblir l’OLP laïque, laisse se développer en silence les courants islamistes à Gaza. L’URSS, elle-même, en s’enlisant en Afghanistan, provoque une réaction religieuse violente et durable.
C’est donc une conjonction de facteurs profonds et d’interventions stratégiques qui a fait éclore cette nouvelle ère. L’extrémisme religieux n’est pas né d’un seul événement, ni d’une idéologie autonome. Il est le produit d’un effondrement du sens, d’un remplacement des utopies politiques par des absolus théologiques, d’une instrumentalisation du religieux dans les luttes pour le pouvoir.
Aujourd’hui encore, nous en subissons les conséquences. Car cette mutation idéologique n’a pas seulement transformé les sociétés du Moyen-Orient, elle a reconfiguré la géopolitique mondiale. Ce qui fut un phénomène régional s’est mondialisé. Et tant que les sociétés ne retrouveront pas une vision du monde capable de dépasser le religieux sans l’effacer, l’ère des extrémismes n’est pas prête de se refermer.