Le Liban est structuré sur un équilibre confessionnel qui, bien que conçu pour garantir la coexistence pacifique de ses nombreuses communautés religieuses, est devenu au fil du temps un facteur majeur de blocage institutionnel. Ce modèle, hérité d’accords politiques anciens et consolidé après la guerre civile, paralyse aujourd’hui le fonctionnement de l’État. À l’heure où les crises se superposent, économiques, sociales, politiques et diplomatiques, la remise en question de ce système se fait pressante, tandis que les résistances restent nombreuses.
Les fondations historiques du confessionnalisme
Le confessionnalisme libanais trouve ses racines dans la constitution de 1926, établie sous le mandat français, qui reconnaissait déjà la pluralité religieuse du pays et introduisait une représentation communautaire dans les institutions publiques.
Ce système a été formalisé dans le pacte national de 1943, non écrit mais politiquement déterminant, qui posait les bases d’un équilibre entre chrétiens et musulmans. Les Maronites obtenaient la présidence de la République, les sunnites la primature, et les chiites la présidence du Parlement. Les autres communautés, dont les druzes et les différentes confessions chrétiennes orientales, se voyaient attribuer des rôles dans l’administration et la représentation politique.
Les accords de Taëf de 1989, conclus pour mettre fin à la guerre civile, ont confirmé ce principe de répartition, tout en annonçant une réforme future en faveur de la suppression du confessionnalisme politique. Cette réforme, pourtant inscrite dans la constitution, n’a jamais été concrétisée.
Un système basé sur le partage du pouvoir
Le fonctionnement des institutions libanaises repose intégralement sur la répartition confessionnelle des postes-clés. Ainsi, les 128 sièges du Parlement sont divisés à parité entre chrétiens et musulmans, tandis que les fonctions administratives de l’État suivent une répartition similaire.
Ce système, s’il a permis d’éviter l’hégémonie d’une communauté sur une autre, a également figé les rapports de force, transformant les équilibres confessionnels en véritables verrous politiques. Chaque nomination, chaque réforme, chaque décision stratégique devient le fruit de marchandages incessants entre les différentes forces communautaires.
Dans les faits, les alliances transcendent parfois les clivages religieux, mais restent dominées par des logiques clientélistes, où l’appartenance communautaire prime sur l’intérêt national. Cette réalité complique la mise en place de politiques publiques cohérentes et retarde les réformes nécessaires à la modernisation de l’État.
La paralysie présidentielle et gouvernementale
L’un des symptômes les plus visibles de cette paralysie est l’incapacité récurrente des responsables politiques à élire un président de la République ou à former un gouvernement stable. Ces blocages prolongés résultent de la nécessité d’obtenir un consensus intercommunautaire difficile à atteindre dans un contexte de méfiance généralisée.
L’élection présidentielle, censée incarner l’unité de la nation, devient un terrain de confrontation politique aiguë. Les candidatures sont souvent bloquées par des alliances de circonstance, et le processus électoral s’enlise dans des batailles d’influence entre partis confessionnels rivaux.
La formation des gouvernements obéit à la même logique. La répartition des portefeuilles ministériels selon les appartenances communautaires aboutit à des gouvernements pléthoriques et incohérents, où la défense des intérêts partisans l’emporte sur la recherche de solutions collectives.
Le Premier ministre Nawaf Salam a lui-même souligné que « le confessionnalisme est un frein à la gouvernance efficace », appelant à une réforme en profondeur pour libérer l’État des carcans communautaires.
Une justice verrouillée par les équilibres communautaires
Le système judiciaire libanais n’échappe pas aux dynamiques confessionnelles. Les nominations aux postes clés de la magistrature répondent à des critères communautaires plutôt qu’à des considérations de compétence ou d’indépendance.
Cette politisation de la justice entrave la conduite d’enquêtes sensibles, comme celle portant sur l’explosion du port de Beyrouth en 2020. Les blocages procéduraux et les recours en récusation multiples illustrent la difficulté d’assurer un fonctionnement autonome de la justice dans un système confessionnalisé.
Les pressions politiques sur les magistrats, souvent relayées par des figures communautaires influentes, renforcent la défiance des citoyens à l’égard du système judiciaire, perçu comme un prolongement des rivalités politiques plutôt que comme un garant impartial de l’État de droit.
La crise économique, révélateur des faiblesses du modèle
La faillite du système bancaire et l’effondrement économique du Liban ont mis en lumière les conséquences néfastes du confessionnalisme. La gestion des ressources publiques, marquée par le clientélisme et la distribution des privilèges selon des critères communautaires, a contribué à dilapider les fonds publics et à nourrir la corruption systémique.
Chaque communauté cherche à préserver ses réseaux économiques et sociaux, accentuant la fragmentation du pays en micro-systèmes autonomes. Les aides humanitaires internationales elles-mêmes sont parfois distribuées en fonction des affiliations communautaires, reproduisant à une échelle réduite les mécanismes de gestion clientélistes.
Cette dynamique a creusé les inégalités sociales et alimenté la défiance des citoyens envers un État incapable d’assurer des services publics de base. Les infrastructures délabrées, les coupures d’électricité, les pénuries de médicaments sont les symptômes d’un système à bout de souffle.
Les effets du confessionnalisme sur la société civile
Le système confessionnel a façonné non seulement la sphère politique, mais aussi les structures sociales du Liban. Les services essentiels comme l’éducation, la santé ou encore l’aide sociale sont largement pris en charge par des institutions communautaires. Ces réseaux offrent une forme de protection sociale locale, mais contribuent à affaiblir l’autorité centrale de l’État.
Chaque communauté développe ses propres écoles, hôpitaux et associations caritatives, perpétuant un modèle parallèle de gouvernance fragmentée. Cette autonomisation des structures communautaires s’est accentuée avec l’effondrement des services publics nationaux, plaçant encore davantage les citoyens sous la dépendance de leurs réseaux confessionnels.
Ces systèmes parallèles, s’ils apportent des solutions temporaires aux carences de l’État, enferment la société libanaise dans des dynamiques de repli identitaire. Ils renforcent l’appartenance communautaire au détriment du sentiment d’une citoyenneté nationale partagée.
Les tentatives avortées de réformes structurelles
Depuis les accords de Taëf, de nombreuses initiatives ont été lancées pour réformer le système confessionnel. La Constitution prévoit expressément la « suppression du confessionnalisme politique », mais ce principe est resté lettre morte en l’absence de volonté politique.
Des projets de loi ont été déposés pour instaurer un Sénat garantissant la représentation communautaire tout en libérant la Chambre des députés de cette logique. Mais ces propositions se sont heurtées à l’opposition des partis traditionnels, soucieux de préserver leurs bastions électoraux et leurs réseaux d’influence.
La réforme du mode de scrutin, qui pourrait réduire le poids des appartenances confessionnelles dans la désignation des élus, est également bloquée par des désaccords profonds entre les forces politiques. Chacun redoute de voir s’affaiblir sa base électorale dans un système plus ouvert et compétitif.
Nawaf Salam a plaidé pour « un dépassement des logiques communautaires au profit de l’intérêt national », mais ses appels peinent à trouver un écho dans un paysage politique fracturé.
La mobilisation populaire contre le confessionnalisme
La vague de protestations déclenchée en octobre 2019 a révélé un profond rejet du système confessionnel par une partie importante de la population. Les manifestants, issus de toutes les communautés, ont scandé leur refus d’un ordre politique basé sur la répartition confessionnelle du pouvoir.
Ce mouvement inédit par son ampleur et sa transversalité a démontré la capacité des citoyens à s’unir au-delà des clivages traditionnels. Les revendications portaient sur la justice sociale, la lutte contre la corruption et la construction d’un État de droit débarrassé des logiques clientélistes.
Malgré la répression et les tentatives de récupération politique, ces mobilisations ont contribué à imposer la remise en question du confessionnalisme dans le débat public. Elles ont également permis l’émergence de nouvelles figures politiques issues de la société civile, porteuses d’un discours réformateur et inclusif.
Le rôle des partenaires internationaux
La communauté internationale s’intéresse de près à la question du confessionnalisme au Liban, perçu comme un frein majeur aux réformes nécessaires. Les partenaires du pays appellent régulièrement à la mise en place d’institutions fondées sur la compétence et la représentativité nationale plutôt que sur les appartenances communautaires.
Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale conditionnent une partie de leur aide à l’engagement du Liban dans des réformes structurelles incluant la refonte de son système politique. De même, les diplomaties occidentales, notamment européennes, insistent sur l’urgence d’une réforme électorale favorisant une représentation plus équitable et moins tributaire des équilibres confessionnels.
Les pressions extérieures restent toutefois limitées dans leur efficacité tant que les acteurs internes ne manifestent pas une volonté réelle de changement.
Les perspectives d’évolution
À court terme, le maintien du système confessionnel semble inévitable compte tenu des rapports de force politiques et sociaux. Les partis traditionnels, bien implantés dans les structures communautaires, résistent farouchement à toute remise en cause de leur pouvoir.
Cependant, la pression sociale, l’aggravation de la crise économique et les exigences des partenaires internationaux pourraient à moyen terme forcer l’ouverture d’un débat plus structuré sur l’avenir du système.
Plusieurs experts estiment que l’instauration d’un Sénat communautaire, accompagnée de la déconfessionnalisation progressive du Parlement, pourrait constituer un compromis acceptable pour amorcer la transition. Ce scénario offrirait des garanties aux communautés tout en permettant une meilleure gouvernance nationale.
La société civile continue de plaider pour une refonte complète du modèle politique, appuyée par des initiatives éducatives visant à déconstruire les réflexes communautaristes et à promouvoir une identité civique commune.