Le Premier ministre libanais s’est récemment rendu à Damas dans le cadre d’une série de contacts politiques stratégiques visant à relancer les relations entre le Liban et la Syrie. Ce déplacement, inédit depuis plusieurs années à ce niveau de représentation, s’est inscrit dans un cadre plus large de médiation régionale portée par Riyad. Entre nécessité diplomatique, contraintes sécuritaires, et intérêts économiques partagés, cette visite marque le retour d’un dialogue interrompu, dans un climat de prudence, mais aussi de calculs mutuels. Derrière les déclarations protocolaires, se profile une tentative de normalisation pragmatique entre deux voisins historiquement liés mais politiquement distants depuis le déclenchement du conflit syrien.
La fin d’un gel diplomatique prolongé
Depuis 2011, les relations entre Beyrouth et Damas avaient sombré dans une quasi-paralysie. Le soulèvement syrien, puis la guerre civile, avaient rendu toute communication officielle sensible, voire impossible. La présence du Hezbollah au sein du gouvernement libanais, allié militaire de Bachar al-Assad, avait entretenu un lien informel entre les deux capitales, mais aucun responsable de haut rang libanais ne s’était rendu à Damas sous mandat officiel. Cette absence de relation formelle a eu des conséquences concrètes : dossiers économiques gelés, coopération sécuritaire suspendue, gestion des frontières désorganisée, et flux de réfugiés non encadrés.
La visite de Nawaf Salam représente donc une rupture avec cette décennie d’inaction. Elle a été préparée discrètement, à travers une série de rencontres techniques entre ministères sectoriels, mais aussi grâce à la médiation active de l’Arabie saoudite, soucieuse d’encourager une désescalade régionale à travers des rapprochements ciblés.
Cette démarche s’inscrit dans un contexte régional nouveau. Depuis l’accord de Pékin en mars 2023 entre Riyad et Téhéran, plusieurs signaux montrent une volonté commune des puissances du Golfe de stabiliser leur environnement proche. Dans ce cadre, le Liban est perçu non plus comme un champ de confrontation indirecte, mais comme une plateforme à réintégrer dans une logique de dialogue plus large.
Les enjeux sécuritaires : frontières, réfugiés, lutte contre la contrebande
L’un des principaux objectifs de cette visite concernait la sécurisation de la frontière syro-libanaise, devenue depuis dix ans une zone de flux incontrôlés. Marchandises, carburants, armes, mais aussi personnes circulent entre les deux pays sans contrôle effectif. Cette porosité a des conséquences directes sur la stabilité interne du Liban, notamment en matière de sécurité, de fiscalité, et de politique sociale.
Nawaf Salam a insisté sur la nécessité d’une coopération technique renforcée entre les forces de sécurité libanaises et syriennes. Il a proposé la création d’un comité mixte chargé de cartographier les points de passage sensibles, de partager des données en temps réel, et de coordonner les opérations de surveillance. Ce projet a reçu un accueil favorable de la part des autorités syriennes, à condition que le Liban s’engage à ne pas interférer dans les zones tenues par les forces loyalistes.
Autre dossier sensible : celui des réfugiés. Près de 1,5 million de Syriens vivent aujourd’hui au Liban, dans des conditions précaires, souvent sans statut légal clair. Le gouvernement libanais réclame depuis plusieurs années un plan de retour progressif. La nouveauté, portée par Nawaf Salam, consiste à proposer un mécanisme tripartite : un accord politique entre Beyrouth et Damas, une supervision technique de l’ONU, et un accompagnement logistique financé par les bailleurs internationaux. Ce format hybride vise à rassurer toutes les parties : sécurité pour les réfugiés, souveraineté pour la Syrie, et crédibilité internationale pour le Liban.
La réouverture des canaux économiques : du commerce aux transports
Outre les considérations sécuritaires, la relance des relations syro-libanaises passe par une coopération économique renouvelée. Avant 2011, la Syrie était l’un des principaux partenaires commerciaux du Liban, tant pour les importations alimentaires que pour les biens industriels. La guerre, les sanctions internationales, et la rupture des accords bilatéraux ont considérablement réduit ces échanges.
Lors de sa visite, Nawaf Salam a proposé de réactiver certains protocoles sectoriels suspendus, notamment ceux portant sur les corridors logistiques. Le Liban, confronté à l’enclavement partiel de ses routes terrestres vers la Jordanie et l’Irak, envisage la réouverture des axes syriens comme une option stratégique. Le passage de la frontière de Jdeidet Yabous jusqu’à Deraa, en direction d’Amman et Bagdad, permettrait une reprise du fret terrestre, réduisant les coûts d’importation et stimulant les exportations agricoles et industrielles.
Pour la Syrie, cette perspective est doublement intéressante : elle lui permet de s’ancrer à nouveau dans des circuits économiques légitimes, tout en bénéficiant de redevances douanières et de mouvements commerciaux partiellement échappant aux sanctions. Damas insiste cependant sur la nécessité d’un appui international à la modernisation de ses postes frontaliers, et demande au Liban de plaider en ce sens auprès des bailleurs européens.
Le secteur des transports a également été abordé. Le Premier ministre a proposé la création d’une ligne ferroviaire Beyrouth-Homs, qui pourrait à terme se connecter aux réseaux régionaux. Ce projet, ambitieux, suppose des financements lourds, mais pourrait être intégré dans les plans d’infrastructure régionaux portés par la Chine ou la Banque islamique de développement. Damas se montre prudent, mais ne ferme pas la porte, surtout si le projet peut être dissocié de l’agenda des sanctions.
Le rôle de l’Arabie saoudite : médiation, cadrage, garanties
Au cœur de cette dynamique de reprise se trouve un acteur discret mais central : l’Arabie saoudite. C’est Riyad qui a servi de canal initial entre Beyrouth et Damas. Le ministre saoudien des Affaires étrangères a multiplié les visites dans les deux capitales, et a fait savoir que son pays soutenait « toute démarche pragmatique destinée à stabiliser le Levant par la coopération plutôt que par l’isolement ».
L’objectif de la diplomatie saoudienne n’est pas de normaliser la Syrie de manière unilatérale, mais d’encourager des formats de dialogue locaux qui peuvent réduire la conflictualité. Pour cela, Riyad propose d’agir comme garant technique : appui aux discussions, financement de certains projets communs, et coordination avec les agences internationales.
Ce rôle est facilité par l’évolution de la position saoudienne sur le conflit syrien. Sans reconnaître officiellement le régime de Damas, Riyad admet désormais qu’il faut passer d’une stratégie d’opposition frontale à une logique d’influence progressive. Cela se traduit par un soutien aux États arabes qui veulent renouer avec la Syrie, à condition que cela se fasse dans un cadre structuré.
Le Liban, dans ce schéma, sert de laboratoire. Si le dialogue syro-libanais, sous médiation saoudienne, parvient à produire des résultats concrets, cela pourrait ouvrir la voie à d’autres rapprochements dans la région, notamment avec la Jordanie ou l’Égypte.
Un processus balisé mais sans illusion
La visite de Nawaf Salam ne s’est pas accompagnée d’annonces spectaculaires. Aucun traité n’a été signé, aucun communiqué conjoint n’a été diffusé. Ce silence apparent est stratégique. Les deux parties savent que toute médiatisation excessive pourrait réveiller les oppositions internes, aussi bien au Liban qu’en Syrie. Le Premier ministre a donc privilégié une approche discrète, centrée sur des engagements techniques à concrétiser lors de réunions sectorielles à venir.
Cette méthode indique la prudence qui entoure ce rapprochement. Les blocages potentiels sont nombreux. Au Liban, certaines forces politiques considèrent toute collaboration avec Damas comme une trahison des principes de souveraineté. Ces critiques viennent notamment de groupes libéraux, de formations chrétiennes maronites traditionnellement hostiles au régime syrien, et de figures issues du soulèvement de 2019. En Syrie, les cercles de pouvoir les plus durs voient encore le Liban comme une variable d’ajustement, non comme un partenaire à part entière.
Le pari de Nawaf Salam est de montrer, par les résultats, que le pragmatisme diplomatique peut produire des avancées concrètes. Il espère ainsi désamorcer les critiques internes, en soulignant les bénéfices économiques, sociaux et sécuritaires du dialogue. Cette tactique suppose une capacité à gérer les agendas parallèles, à arbitrer entre les attentes contradictoires, et à garantir un minimum de transparence sans provoquer d’hostilité ouverte.
Le lien avec la politique intérieure libanaise
Cette démarche diplomatique s’inscrit dans une vision plus large de l’exercice du pouvoir par Nawaf Salam. Depuis sa nomination, il a opté pour une stratégie fondée sur l’initiative extérieure. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne se contente pas de gérer les affaires courantes ou de négocier les équilibres internes. Il multiplie les visites à l’étranger, les participations à des forums internationaux, et les rencontres bilatérales.
Ce tropisme international lui permet de renforcer sa légitimité personnelle, dans un système où le poste de Premier ministre est souvent cantonné à la gestion des urgences. Il lui permet aussi d’inscrire le Liban dans des dynamiques régionales en recomposition, en positionnant le pays comme un acteur de dialogue plutôt que comme un fardeau géopolitique.
Cependant, cette posture présente des limites. Sur le plan intérieur, les marges de manœuvre sont étroites. Les partis traditionnels restent puissants, les blocages institutionnels récurrents, et les ressources de l’État limitées. Le retour à Damas, aussi symbolique soit-il, ne suffit pas à débloquer les réformes attendues : ni sur le plan bancaire, ni sur le plan judiciaire, ni sur le plan fiscal.
Le Premier ministre espère néanmoins que les bénéfices diplomatiques de ses démarches permettront d’obtenir des soutiens extérieurs. En particulier, il compte sur une levée partielle des blocages financiers internationaux, sur l’allègement des conditionnalités imposées par les bailleurs, et sur une revalorisation du crédit du Liban dans les enceintes internationales.
Réactions politiques au Liban : entre soutien discret et hostilité ouverteLa visite de Nawaf Salam à Damas a provoqué une série de réactions contrastées dans le paysage politique libanais. Certaines forces proches de l’axe de la Résistance ont salué un « retour au réalisme diplomatique », tout en soulignant la nécessité de relancer les liens naturels entre deux peuples frères. D’autres, plus modérées, ont reconnu la légitimité des échanges bilatéraux à condition qu’ils restent circonscrits aux dossiers techniques.Mais plusieurs partis, en particulier ceux issus de l’opposition souverainiste, ont exprimé de vives critiques. Pour eux, ce déplacement représente une forme de réhabilitation implicite du régime syrien, perçu comme responsable de décennies d’ingérences et de violences sur le sol libanais. Des responsables de groupes parlementaires ont même demandé que le Premier ministre vienne s’expliquer devant l’Assemblée sur les objectifs et les résultats de sa démarche.Cette polarisation souligne la difficulté de toute réouverture du dossier syrien au Liban. Chaque tentative de dialogue est immédiatement captée par des lectures idéologiques, historiques ou identitaires. Le clivage post-2005 reste vivace, et il conditionne la réception de toute initiative portant sur la Syrie. Nawaf Salam tente de dépasser ces clivages par une posture de technocrate pragmatique, mais il sait que toute avancée réelle dépendra d’un minimum de consensus national.Les implications régionales : le Liban comme plateforme diplomatiqueL’un des paris implicites de cette initiative est de repositionner le Liban comme un acteur crédible de la diplomatie régionale. Dans un Moyen-Orient en recomposition, où les logiques de blocs cèdent progressivement la place à des formats multilatéraux fluides, le pays espère tirer parti de son positionnement géographique, de sa tradition de pluralisme, et de son réseau diasporique pour redevenir une plateforme de dialogue.Cette ambition n’est pas nouvelle, mais elle est aujourd’hui structurée par un changement de contexte. La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran a été en partie désamorcée. La Syrie cherche une réintégration progressive. L’Égypte et la Jordanie misent sur la stabilité. Et les pays du Golfe multiplient les initiatives diplomatiques à visée régionale. Dans cet écosystème mouvant, le Liban peut jouer un rôle à condition de présenter une façade institutionnelle cohérente.La visite à Damas s’inscrit donc dans un mouvement plus large de repositionnement régional. Elle vise à tester la capacité du Liban à renouer avec ses voisins sans s’aligner sur une ligne unique. Le pays cherche à préserver une autonomie stratégique, en évitant de devenir un simple satellite de tel ou tel axe. Cette posture exige une habileté politique considérable, mais elle correspond aussi à l’identité historique du Liban : un lieu de contact, de circulation et de négociation.
Coopération sécuritaire : vers une reprise encadrée des échanges entre services
Parmi les dossiers les plus sensibles abordés à Damas figure la coopération sécuritaire. Officiellement gelée depuis 2012, celle-ci s’est poursuivie de manière discrète, notamment à travers des canaux indirects liés à la lutte contre le terrorisme. La visite de Nawaf Salam marque une tentative de réinstitutionnalisation de ces échanges, avec la création annoncée de groupes de travail conjoints sur la criminalité transfrontalière, les réseaux de contrebande, et les flux d’armes.
Ce retour à une coopération structurée pourrait permettre une meilleure maîtrise des risques dans les zones de transit, notamment dans la vallée de la Békaa, région frontalière particulièrement exposée aux trafics illicites. Les discussions ont également porté sur les procédures d’extradition, l’échange de mandats judiciaires, et la mise en place d’un mécanisme d’alerte précoce en cas de menace sécuritaire majeure.
Cependant, la question de la surveillance des groupes palestiniens présents dans les deux pays reste un point de tension. Damas considère ces organisations comme un prolongement de son influence régionale, tandis que Beyrouth tente de limiter leur marge d’action militaire sur son territoire. Ce désaccord a été évoqué de manière indirecte, sans qu’un compromis clair n’émerge. Le Liban insiste sur sa volonté de rester à l’écart des dynamiques militaires régionales, tout en assurant la stabilité interne.
La question énergétique et les connexions stratégiques
Autre volet important des discussions : l’énergie. Le Liban, en crise énergétique chronique, cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement. La Syrie, bien que fragilisée, dispose d’infrastructures de transit susceptibles d’être réactivées. Des discussions ont été ouvertes sur la possibilité de transporter du gaz égyptien ou du courant jordanien à travers le territoire syrien, dans le cadre d’un accord quadripartite impliquant la Banque mondiale.
Ce projet, déjà évoqué par le passé, se heurte à plusieurs obstacles : l’état dégradé du réseau syrien, les sanctions américaines imposées dans le cadre du Caesar Act, et les réticences des bailleurs à investir dans des infrastructures sous contrôle partiel du régime syrien. Néanmoins, la présence saoudienne dans les négociations pourrait faciliter certains déblocages, notamment en obtenant des exemptions techniques ou en sécurisant les flux financiers via des mécanismes de compensation.
Pour le Liban, la réactivation de ces corridors énergétiques représenterait une bouffée d’oxygène. Elle permettrait de réduire sa dépendance au fuel lourd, d’améliorer la stabilité du réseau électrique, et de renforcer ses capacités de production locale. Pour la Syrie, cela offrirait des revenus de transit, un levier diplomatique, et une ouverture vers une réintégration économique régionale progressive.
Mémoire, souveraineté et lignes rouges
Un aspect rarement évoqué, mais central dans les discussions entre Beyrouth et Damas, concerne la mémoire collective. Les décennies de domination syrienne sur le Liban, les années d’occupation militaire, les arrestations arbitraires et les disparitions, notamment dans les années 1990 et 2000, restent des plaies ouvertes dans la société libanaise. Les familles des détenus ou disparus dans les geôles syriennes réclament vérité et reconnaissance. Cette question n’a pas été officiellement inscrite à l’agenda de la visite, mais elle a été soulevée à huis clos par les conseillers du Premier ministre.
La réponse syrienne, attendue et prévisible, s’est limitée à évoquer « la complexité des dossiers et la nécessité de traiter chaque cas individuellement ». Aucun engagement ferme n’a été pris, mais un groupe de liaison pourrait être formé pour inventorier les cas reconnus par les deux États. Cette étape, symbolique mais fragile, marque un pas vers la reconnaissance des souffrances passées, sans pour autant ouvrir de voie judiciaire claire.
Côté libanais, cette position prudente vise à ne pas compromettre les discussions en cours, mais elle expose le gouvernement à des critiques internes. Des associations de familles de détenus, ainsi que plusieurs ONG, dénoncent une forme d’oubli politique orchestré. Elles exigent la publication d’une liste officielle des disparus et l’ouverture des archives libanaises et syriennes sur cette période.
Ce volet du dialogue renvoie à la capacité du Liban à négocier sans renoncer à sa souveraineté. Il illustre les tensions constantes entre exigence de mémoire et nécessité diplomatique. Nawaf Salam semble avoir choisi de préserver la possibilité d’un dialogue en différant le traitement public des contentieux mémoriels.
Entre ouverture et précaution : un modèle de diplomatie pragmatique
Au terme de cette visite, aucun bouleversement immédiat n’a été constaté. Et c’est sans doute là son principal mérite. Dans un pays marqué par la surenchère, les coups d’éclat, et les crises à répétition, le choix d’une diplomatie du pas à pas, sans rhétorique excessive, représente une nouveauté. Le Premier ministre libanais entend s’inscrire dans le temps long, avec une méthode fondée sur la stabilité, l’expertise et la négociation.
Il reste à voir si cette approche tiendra face aux vents contraires de la politique libanaise, aux pressions internationales, et à la résilience du système syrien. Mais une chose est acquise : en franchissant le seuil de Damas, Nawaf Salam a relancé une dynamique interrompue, dans un esprit d’ouverture méthodique.
Le Liban n’a pas les moyens d’imposer une ligne, mais il peut choisir ses interlocuteurs, cadrer ses priorités, et refuser d’être instrumentalisé. C’est ce à quoi semble s’atteler son chef du gouvernement, en pariant sur un environnement régional moins binaire, une opinion publique lassée des impasses, et une diplomatie qui n’abandonne pas les principes tout en cherchant des issues concrètes.