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Olivier Hanne, Université de Poitiers

Le terme de « djihad » a connu, et connaît toujours, des acceptions très différentes selon les périodes, les zones géographiques, les groupes politiques et religieux. L’historien Olivier Hanne, chercheur associé au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages sur le Moyen Âge et l’islam, vient de publier aux éditions Tallandier Histoire du Djihad, des origines de l’islam à Daech, un ouvrage revenant sur quelque 1 400 ans d’emploi de cette notion. Nous vous présentons ici un extrait de la conclusion.


Ramifications des définitions du djihad

Fourni par l’auteur

Au terme de cet ouvrage, résumons les lignes de force qui entourent l’évolution du concept de djihad dans l’histoire de l’islam. L’arborescence ci-dessus en fournira un cadre schématique.

Le plus délicat est probablement de trouver la date de naissance de ce « combat sacré », puisque le Coran ne suffit pas à la définir et la biographie du Prophète est trop tardive pour être fiable d’un point de vue historique. Qu’il apparaisse réellement avec Mohammed ou au cours du premier siècle de l’islam, les racines du djihad ne sont ni explicitement coraniques ni strictement musulmanes : la justification religieuse de la guerre a déjà une longue histoire en Orient lorsque l’islam s’élabore dans le Hedjaz.

Qu’une nouvelle doctrine religieuse prétende unifier le temporel et le spirituel n’a rien d’original non plus, de même que l’octroi de promesses dans l’au-delà pour celui qui viendrait à verser son sang pour la cause de Dieu dans le martyre. Le Coran s’inspire à la fois de lointains héritages sur la guerre (guerre juste romaine, théologie chrétienne, idéologie sassanide, guerre sacrée byzantine), des guerres tribales et ouvre la porte à de nouvelles guerres « dans le sentier de Dieu », lesquelles doivent toutefois respecter certaines règles, de plus en plus codifiées. Malgré la prédominance statistique des passages belliqueux, le Coran dessine explicitement des chemins de dépassement de la conflictualité au profit de l’éthique et de l’engagement de la personne pour sa communauté et son Dieu (nous suivons Bonner, 2004, p. 207-209).

Le Livre a une nette préférence pour le terme qitāl, mais c’est celui de jihād qui finit par l’emporter au début du IXe siècle. Avant la fixation de ce que l’on appelle la doctrine classique, quatre perceptions se concurrencent déjà dans les sources, sans jamais s’exclure, lesquelles se perpétueront à travers toute l’Histoire.

La première approche est martyriale : la mise par écrit des hadith, leur classification et la rédaction de la biographie du Prophète conduisent à un enracinement de la guerre dans la gamme des attitudes offertes au croyant. À l’imitation de Mohammed qui combattit pour « défendre les droits de Dieu et les droits des hommes », s’engager par les armes jusqu’à en mourir devient un bienfait. Mais une telle exigence est difficilement généralisable à toute la société, aussi ce sont toujours des groupes restreints qui assument ce don physique de soi, par enthousiasme et piété, parfois par appât du gain. C’est sur ce modèle héroïque mais exceptionnel que se mettent en place les ribāṭ et le combat des premiers wahhabites.

La seconde définition du djihad est sectaire. La logique martyriale est accentuée par des courants minoritaires qui établissent le djihad comme un impératif eschatologique, principalement mobilisé pour purifier l’islam de l’intérieur, aussi fut-il souvent utilisé contre d’autres musulmans, et cela dès la Ridda et la Fitna. Si on en trouve les premières traces plutôt en dehors du sunnisme (kharidjites, ismaéliens, qarmates, etc.), ses ramifications se portent jusqu’à l’époque contemporaine dans des groupes apocalyptiques comme les Ahl al-ḥadīṯ et surtout Daech, ou chez des personnalités fanatisées agissant de manière indépendante.

La troisième dynamique, qui est aussi la plus frappante et la plus déterminante, est l’étatisation précoce du djihad à l’initiative des Omeyyades puis des lettrés abbassides qui l’établissent dans toutes ses nuances et conditions juridiques sous l’autorité califale. Le combat sacré est un monopole de l’État, et même après l’échec de la centralisation impériale au Xe siècle, il est récupéré par les pouvoirs locaux afin d’en faire un instrument de leur souveraineté et de leur fiscalité (Morabia, 2013, p. 337-341). Jusqu’à la colonisation européenne, les empires islamiques s’en servent à dessein contre leurs ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur, jusqu’à en séculariser les principales caractéristiques. Au seuil du XXe siècle, cette compréhension étatique et nationale du djihad peut apparaître comme une simple version islamique de la légitime défense, voire de la guerre juste (Fathally Jabeur, « La vocation défensive du jihād, son histoire et sa réalité juridique contemporaine », Études internationales, 49(1), 2018, p. 133-176) https://www.youtube.com/embed/Immv0_pu48A?wmode=transparent&start=0

Enfin, l’ultime définition du djihad relève du symbole, à savoir que « l’effort redoublé » est de nature intérieure : éthique, intellectuel, spirituel ou même mystique. Ces définitions du djihad ont la préférence des populations, qui se déchargent sur l’État de tout service militaire et aiment à se rapprocher des élites soufies qui ont fait du combat intérieur un art de vivre et de prier (le « djihad majeur »). Instrumentalisé par les autorités politiques et religieuses, ce djihad éthique accompagne le contrôle social et l’imposition de normes de comportement. Longtemps le djihad imamite est lui aussi allégorique, avant que le système impérial persan n’en modifie les caractéristiques vers plus d’efficience militaire. À l’époque contemporaine, en raison des phénomènes de sécularisation et de modernisation des sociétés, le djihad symbolique devient la norme sous une multitude de variantes : djihad social, éducatif, révolutionnaire, nationaliste, écologique, etc.

[…] Aucune interprétation systémique ne rend compte de la fluidité du concept de djihad : en tant que phénomène étatique, il est un objet de droit et donc un inhibiteur collectif au déchaînement de violence, mais en tant que voie eschatologique, il libère les pulsions individuelles de mort. Selon les références que l’on souligne, il peut s’avérer émotif, pragmatique ou politique. La théorie de René Girard n’y suffit pas non plus, puisque le djihad symbolique casse l’idée de rivalité mimétique, et même le djihad armé peut s’exercer à la fois contre un « tout autre » (le païen) et un « tout proche » (le musulman).

Il n’est pas possible d’exclure le djihad du champ islamique afin de délégitimer les actions terroristes, ni d’affirmer qu’il est seulement intérieur (jihād al-nafs), ou encore que l’islam est uniquement pacifique (même G. W. Bush utilisa cette approche le 17 septembre 2001 dans une mosquée de Washington). De fait, comme toute religion appuyée sur des textes sacrés, sur une tradition de haute culture et adossée à des systèmes politiques, l’islam a développé des réflexions multiformes sur la violence armée, et n’a jamais entendu par principe l’exclure des activités légales de l’être humain. Les quatre attitudes que nous avons schématisées se rencontrent encore aujourd’hui et peuvent prétendre à une certaine historicité.

Cet extrait est issu de « Histoire du Djihad », d’Olivier Hanne, qui vient de paraître aux éditions Tallandier.

À l’inverse, les médias européens ont tendance à accuser l’islam d’être violent, mais l’allégorisation du djihad est une norme largement partagée depuis près d’un siècle, tandis que ses formes sectaires et martyriales sont le plus souvent condamnées. On peut en revanche regretter que les élites religieuses, par réaction envers l’Occident ou le relativisme philosophique et moral, se refusent à une relecture contextualisée du Coran et des hadith, préservant ainsi l’équivoque sur la violence légale. La sincérité de leur condamnation du djihadisme et leur participation au dialogue interreligieux entrent en contradiction avec la sacralité entretenue de la doctrine classique du djihad (contradictions relevées par M. Arkoun, Humanisme et islam, Paris, Vrin, 2005).

Olivier Hanne, Chercheur associé au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), Université de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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