
Un refus qui bloque toute restructuration du secteur
Depuis plusieurs années, les principales banques libanaises s’opposent systématiquement à la publication de leurs bilans consolidés, malgré les injonctions répétées de la Banque du Liban, du ministère des Finances et des institutions internationales. Cette absence de transparence empêche toute avancée sérieuse vers la restructuration du secteur bancaire, pourtant identifiée comme une condition sine qua non du redressement économique du Liban par le Fonds monétaire international.
Les bilans consolidés, en agrégeant les comptes des différentes filiales, entités offshore et actifs détenus à l’étranger, permettraient de mesurer la solvabilité réelle des groupes bancaires. Leur non-publication entretient une opacité structurelle qui empêche toute évaluation précise des pertes cumulées depuis le déclenchement de la crise en 2019.
Une exigence clé du FMI ignorée
Lors des négociations engagées depuis 2020 avec le FMI, l’une des exigences majeures a été la communication de données bancaires consolidées et auditées. Cette condition figure explicitement dans les documents techniques transmis au gouvernement libanais. Pourtant, malgré des engagements formels pris en 2022 par l’exécutif, aucune avancée tangible n’a été enregistrée depuis.
Le refus des banques d’obtempérer est justifié par plusieurs d’entre elles au nom de « contraintes juridiques », ou d’une « nécessité de coordination avec les actionnaires ». Mais dans les faits, ce silence empêche l’établissement d’un diagnostic crédible sur l’état du secteur bancaire, sur les montants exacts des pertes à répartir, et sur les options possibles de restructuration.
Un rapport confidentiel alerte sur les risques systémiques
Un document interne du ministère des Finances, révélé récemment par plusieurs sources, souligne que « l’absence de données consolidées empêche toute opération de tri entre les banques viables et non viables ». Le même texte avertit que « le maintien de cette opacité alimente une défiance prolongée et fragilise les tentatives de recapitalisation partielle par injection de fonds privés ».
Le rapport précise que les autorités libanaises ne disposent pas à ce jour d’un outil fiable pour identifier les établissements dont les actifs nets sont effectivement positifs. Cette situation paralyse la mise en œuvre des scénarios préparés par la Banque mondiale et plusieurs cabinets de conseil mandatés par le gouvernement.
Des banques protégées par un vide juridique
Une partie du problème réside dans l’absence d’un cadre légal contraignant les banques à publier ces données. Le droit bancaire libanais, obsolète sur plusieurs points, ne prévoit pas explicitement l’obligation de consolidation des comptes. Les tentatives de réforme du cadre réglementaire sont systématiquement bloquées au Parlement, sous la pression d’un puissant lobby bancaire.
Plusieurs projets de lois ont été déposés depuis 2021 pour obliger les groupes bancaires à publier leurs bilans agrégés avec l’ensemble de leurs filiales locales et étrangères. Mais aucun n’a dépassé le stade de la discussion en commission. Cette inertie législative alimente la défiance des partenaires étrangers et renforce le statut quo actuel.
Les déposants toujours dans le flou
L’opacité bancaire frappe en premier lieu les déposants. Depuis 2019, l’essentiel des comptes en dollars est soumis à des restrictions strictes, avec des retraits plafonnés à des taux désavantageux. Or, sans accès aux données consolidées, il est impossible d’évaluer quelles banques pourraient, théoriquement, restituer une partie plus importante des dépôts gelés.
Cette incertitude nourrit un sentiment d’injustice et de méfiance généralisée. Des collectifs de déposants ont plusieurs fois réclamé une publication des bilans consolidés dans le cadre d’actions judiciaires, mais les tribunaux ont jusqu’ici refusé d’imposer une telle transparence, invoquant l’absence de base légale.
Une stratégie de blocage coordonnée ?
Certains analystes évoquent une stratégie de blocage délibérée, coordonnée entre plusieurs établissements pour éviter toute mise en cause individuelle. Publier les bilans consolidés révélerait sans doute de profondes disparités entre banques et mettrait en lumière des opérations de transfert d’actifs potentiellement illégales effectuées entre 2019 et 2021.
En effet, plusieurs institutions financières auraient transféré à l’étranger des actifs et des dépôts de clients privilégiés peu avant l’instauration des restrictions de retrait. Ces transferts, qui ne figurent pas dans les bilans publiés localement, pourraient être révélés dans des états consolidés et entraîner des poursuites judiciaires, y compris à l’étranger.
L’argument du secret bancaire démenti par les experts
Face à ces accusations, certains responsables bancaires invoquent le respect du secret bancaire comme justification de leur refus. Mais plusieurs juristes et experts internationaux rappellent que ce secret ne s’applique pas à des données agrégées et consolidées. Le FMI lui-même a affirmé à plusieurs reprises que la publication de tels bilans ne violerait en rien les obligations de confidentialité, dans la mesure où il ne s’agit pas de divulguer les noms des clients.
De plus, la loi libanaise sur le secret bancaire a été amendée en 2022 pour permettre un accès plus large aux données financières dans le cadre d’audits ou d’investigations. Pourtant, ces amendements sont restés largement théoriques en raison de leur application sélective.
Des répercussions directes sur les négociations internationales
L’absence de transparence constitue un frein majeur à toute relance des négociations avec les bailleurs internationaux. Le FMI, mais aussi la Banque mondiale et l’Union européenne, ont conditionné toute aide supplémentaire à des avancées tangibles sur la réforme du secteur bancaire. Faute de bilans consolidés, aucun plan de restructuration crédible ne peut être établi.
Cette situation bloque également l’entrée d’investisseurs étrangers dans le capital des banques ou dans le futur fonds de résolution des pertes bancaires. Sans données fiables, aucun acteur institutionnel ne peut s’engager, et les discussions sur la hiérarchisation des pertes (entre actionnaires, détenteurs d’obligations et déposants) restent théoriques.
Une impasse politique et économique persistante
Le refus des banques de publier leurs bilans consolidés illustre plus largement l’impasse du système politico-financier libanais. Protégées par un réseau d’influence étendu, les principales institutions financières continuent à fonctionner sans rendre de comptes. Cette situation renforce l’atomisation de l’espace économique, décourage la reprise de l’investissement, et prolonge une crise qui dure depuis près de cinq ans.