Un ministre au profil discret mais stratégique
Depuis sa nomination à la tête du ministère des Affaires étrangères, Yusuf Raji s’est imposé comme une figure incontournable mais controversée de la diplomatie libanaise. Ancien conseiller technique à la mission permanente du Liban auprès des Nations Unies, son profil technocratique avait initialement rassuré une partie de la classe politique. Son style sobre, son attachement aux formes diplomatiques et sa volonté d’afficher une neutralité professionnelle en faisaient un choix de compromis dans un contexte institutionnel particulièrement tendu. Pourtant, son action ministérielle soulève aujourd’hui des interrogations de plus en plus visibles, notamment sur sa capacité à coordonner efficacement sa ligne avec celle de la présidence. Si Yusuf Raji incarne une diplomatie de façade pragmatique, ses initiatives, parfois perçues comme unilatérales, remettent en question l’équilibre interne entre institutions exécutives et exposent une rivalité implicite au sommet de l’État.
Une diplomatie parallèle ?
Plusieurs analystes soulignent que le ministre a multiplié les signaux diplomatiques qui ne s’inscrivent pas dans le cadre officiel tracé par le président de la République. Des câbles diplomatiques adressés à des partenaires européens, dans lesquels l’engagement du Liban envers la résolution 1701 est réaffirmé sans mention explicite du rôle du Hezbollah dans la défense nationale, ont attiré l’attention. Ces omissions, jugées significatives, ont été interprétées par certains observateurs comme une tentative de rassurer les partenaires occidentaux sans heurter les équilibres internes. Toutefois, ces gestes ont été critiqués dans certains cercles politiques proches de la présidence, qui y voient une tentative de redéfinir unilatéralement la posture diplomatique du Liban. La présidence, qui assume traditionnellement la direction de la politique étrangère, perçoit avec méfiance cette capacité du ministre à agir en autonomie sur des dossiers aussi sensibles.
Un discours calibré pour l’extérieur
Dans ses récentes interventions, Yusuf Raji a insisté sur la volonté du Liban de rassurer ses partenaires, en particulier les pays donateurs et les chancelleries européennes. « Notre message est celui de la stabilité, pas celui de la justification », a-t-il affirmé lors d’une conférence à l’Institut des relations internationales. Cette formule, volontairement ambiguë, vise à recentrer l’image du Liban autour de ses intérêts diplomatiques fondamentaux : maintenir l’aide économique, éviter l’isolement et rester un acteur crédible au sein des forums internationaux. Pour cela, le ministre mise sur une diplomatie de langage, consistant à adopter un ton modéré, des engagements formels non contraignants et une communication ciblée. Ce choix de posture séduit certains partenaires étrangers qui craignent un basculement du Liban vers une diplomatie d’alignement sur des puissances régionales. Mais il irrite aussi les défenseurs d’une ligne plus affirmée sur la souveraineté et la cohérence institutionnelle.
Le dilemme de la coordination exécutive
Le problème de fond auquel fait face le Liban est celui de la coordination institutionnelle de sa diplomatie. La Constitution attribue au président de la République la direction de la politique étrangère, mais dans la pratique, les ministères jouissent souvent d’une large autonomie. Dans un contexte de crise structurelle, cette autonomie devient problématique. L’absence de stratégie nationale formalisée laisse le champ libre à des initiatives personnelles. Dans le cas de Yusuf Raji, cette latitude se traduit par une diplomatie marquée par le calcul et la prudence, mais également par une impression de désalignement. Certains diplomates libanais en poste dans des missions à l’étranger rapportent des consignes contradictoires entre la présidence et le ministère, notamment sur le dossier du désarmement du Hezbollah, la neutralité du Liban ou la relation avec l’Iran. Cette cacophonie contribue à brouiller le message libanais à l’international, déjà affaibli par les divisions internes.
Perception externe : un ministre rassurant mais isolé
Du point de vue des chancelleries étrangères, Yusuf Raji bénéficie d’une certaine crédibilité technique. Sa formation, son passé onusien et sa maîtrise des rouages protocolaires en font un interlocuteur apprécié pour les sujets multilatéraux. Il est perçu comme pragmatique, modéré et capable de préserver les formes malgré les turbulences internes. Toutefois, cette image rassurante est nuancée par une interrogation récurrente : parle-t-il réellement au nom du Liban ou seulement en son nom propre ? Des diplomates européens soulignent que les messages émis par le ministère ne sont pas toujours cohérents avec ceux de la présidence, notamment en ce qui concerne la résolution 1701 et le désarmement des groupes armés. Cette dissonance affaiblit la position du Liban dans les négociations bilatérales et multilatérales. Certains partenaires hésitent à s’engager sur des projets structurants, faute de garantie sur la stabilité des engagements pris.
Le poids des équilibres politiques internes
Au plan interne, Yusuf Raji est soutenu par un courant technocratique qui valorise l’efficacité, la discrétion et la diplomatie prévisible. Mais il est aussi la cible de critiques venant de plusieurs camps politiques. Certains le soupçonnent de vouloir redéfinir la posture diplomatique du Liban sans concertation, en particulier sur les dossiers les plus sensibles. D’autres lui reprochent une forme de sur-adaptation aux attentes extérieures, au détriment d’une affirmation claire des intérêts libanais. Le président de la République, sans s’opposer frontalement à son ministre, marque une différence de style et de priorité. Là où Yusuf Raji parle de stabilité, le chef de l’État parle de souveraineté. Cette nuance lexicale traduit une divergence plus profonde sur la nature du rôle diplomatique du Liban : entre engagement global et affirmation identitaire.
Une diplomatie en quête de structure
La situation actuelle révèle une nécessité structurelle : doter le Liban d’une stratégie diplomatique nationale cohérente, validée à la fois par la présidence, le ministère et le Parlement. Une telle stratégie permettrait de clarifier les rôles, d’harmoniser les messages, et de renforcer la crédibilité du pays sur la scène internationale. À défaut, le Liban continuera d’émettre des signaux ambigus, de subir les conséquences de ses rivalités internes, et de voir sa diplomatie instrumentalisée selon les rapports de force politiques. Yusuf Raji, dans cette configuration, incarne à la fois les potentialités d’une diplomatie professionnelle, et les limites d’une pratique sans cadre.