Le dossier des disparus : un scandale toujours ouvert
Au lendemain des accords de Taëf en 1989, le Liban s’engageait officiellement sur la voie de la paix, mais sans jamais ouvrir le chantier de la justice pour les victimes de la guerre civile. L’un des aspects les plus douloureux reste le sort des disparus. Selon les estimations de la Croix-Rouge libanaise et de l’association « Act for the Disappeared », plus de 17 000 personnes sont encore portées disparues à ce jour.
Ces disparitions ont eu lieu dans tous les camps. Civils enlevés aux checkpoints, combattants faits prisonniers et jamais relâchés, victimes de massacres collectifs ou d’exécutions sommaires : les témoignages rassemblés ces dernières années montrent l’ampleur du phénomène. Pourtant, l’État libanais n’a jamais mis en place de mécanisme officiel de recherche systématique.
En 2018, sous la pression des familles et de la société civile, le Parlement avait adopté une loi sur les personnes disparues et les disparitions forcées. Ce texte, salué à l’époque comme une avancée historique, prévoyait la création d’une commission nationale pour enquêter sur les cas non résolus. Mais son application est restée largement symbolique. En avril 2025, seulement une trentaine de cas ont été effectivement rouverts, et les premières exhumations de fosses communes n’ont commencé qu’à petite échelle.
Le blocage est en grande partie politique. De nombreux dirigeants actuels ou leurs proches sont soupçonnés d’avoir été impliqués dans des enlèvements ou des exécutions sommaires durant la guerre. Ils freinent donc l’ouverture des dossiers par crainte des révélations qui pourraient fragiliser leur position.
Les familles des disparus, organisées au sein du « Collectif des familles de disparus », multiplient les actions pour faire entendre leur voix. En avril 2025, elles ont organisé un rassemblement symbolique devant le Grand Sérail à Beyrouth, déposant des pancartes portant les noms de leurs proches, en réclamant « la vérité et la justice, sans compromis ».
Au niveau international, plusieurs ONG appellent à une implication plus forte des institutions comme les Nations Unies pour accompagner les processus de recherche et de justice. Des initiatives conjointes avec la Croix-Rouge internationale sont en cours pour la création d’une base de données ADN, mais elles restent embryonnaires faute de soutien politique.
Les crimes de guerre sans justice
Le dossier des disparus n’est qu’une facette de l’immense chantier inachevé de la justice transitionnelle au Liban. Pendant les quinze années de guerre civile, les crimes de guerre et les violations des droits humains ont été systématiques : massacres de civils, nettoyages ethniques, utilisation d’enfants soldats, détentions arbitraires et tortures.
Malgré cette gravité, aucun tribunal national ni international n’a jamais été saisi pour juger ces crimes. L’adoption en 1991 de la loi d’amnistie générale par le Parlement libanais a consacré l’impunité totale pour la majorité des exactions commises entre 1975 et 1990. Ce texte a permis de réintégrer dans la vie politique et économique des figures directement impliquées dans des crimes graves.
Selon une étude du Lebanese Center for Policy Studies publiée en mars 2025, 93 % des Libanais interrogés estiment que l’impunité des responsables de la guerre est un obstacle majeur à la réconciliation nationale. Cette amnistie a non seulement empêché toute réparation pour les victimes, mais elle a également nourri le sentiment d’injustice qui traverse encore la société.
Des initiatives citoyennes tentent de briser ce mur du silence. Depuis 2020, l’organisation « Legal Agenda » a recensé plus de 250 témoignages de victimes et de témoins directs, dans le but de constituer une mémoire juridique et sociale des exactions commises. Ces dossiers, pour l’instant, n’ont abouti à aucune procédure judiciaire formelle.
La communauté internationale est restée largement passive face à cette impunité. Contrairement à d’autres conflits de la région, le Liban n’a jamais fait l’objet d’une commission d’enquête des Nations Unies ou d’un tribunal spécial, comme ce fut le cas pour la Sierra Leone ou le Cambodge.
Le Tribunal spécial pour le Liban, mis en place à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, avait suscité l’espoir d’un changement de paradigme. Mais en se concentrant uniquement sur des attentats postérieurs à la guerre civile, il n’a pas répondu aux attentes des familles des victimes des années 1975-1990.
Cette situation entretient un sentiment de frustration profonde parmi les victimes et leurs proches. En avril 2025, à l’occasion des 50 ans du déclenchement de la guerre civile, plusieurs manifestations ont eu lieu dans le centre de Beyrouth pour réclamer la création d’une juridiction ad hoc chargée de traiter les crimes de la guerre.
Cependant, les blocages politiques restent majeurs. Les partis issus des milices de l’époque, aujourd’hui reconvertis en acteurs institutionnels, redoutent l’ouverture d’un tel processus judiciaire. Le risque est grand de voir émerger des responsabilités gênantes, remettant en cause les équilibres établis depuis Taëf.
Les alternatives citoyennes pour faire avancer la vérité
Face à l’inertie des institutions, la société civile libanaise s’est progressivement organisée pour documenter les crimes de la guerre civile et maintenir la pression sur les autorités. Ces initiatives, portées par des ONG, des chercheurs, des artistes et des collectifs de jeunes, s’efforcent de reconstruire une mémoire collective et d’offrir aux victimes une reconnaissance minimale.
L’organisation « UMAM Documentation & Research » a constitué depuis 2005 une base d’archives unique sur le conflit. Elle regroupe des milliers de documents, photographies, enregistrements audio et témoignages oraux, accessibles au public et aux chercheurs. Ce travail de mémoire permet de préserver les traces du passé, en évitant que l’oubli institutionnel n’efface les réalités vécues par la population.
Par ailleurs, des projets artistiques et culturels mettent en lumière les épisodes sombres de la guerre. Des expositions comme « Heritages of Violence », présentée à Beyrouth en mars 2025, donnent à voir les témoignages de survivants et les artefacts des combats, dans une démarche de sensibilisation et de reconnaissance.
La mobilisation numérique est également un levier important. Des plateformes en ligne comme « Memory of War Lebanon » proposent des cartes interactives des événements marquants du conflit, croisant les sources communautaires pour offrir une lecture la plus exhaustive possible des faits. Ces outils, accessibles notamment aux jeunes générations, favorisent la transmission d’une mémoire plurielle.
Les familles des victimes jouent un rôle moteur dans ces dynamiques. Elles participent activement à la collecte de données, organisent des marches du souvenir et interpellent régulièrement les autorités pour obtenir des réponses. En avril 2025, à l’occasion du cinquantenaire de la guerre civile, le « Collectif des familles de disparus » a remis au Parlement une pétition signée par plus de 10 000 personnes, exigeant la réouverture systématique des enquêtes.
Enfin, certaines initiatives visent à inscrire la mémoire dans l’espace public. Des plaques commémoratives ont été installées dans d’anciens lieux de massacre, et des parcours mémoriels sont organisés dans les anciens quartiers dévastés de Beyrouth, comme Bachoura ou la Ligne verte, pour ne pas laisser l’oubli recouvrir les cicatrices visibles du conflit.
Ces efforts de la société civile ne sauraient, à eux seuls, pallier l’absence d’un cadre juridique formel. Mais ils témoignent d’une résilience remarquable face à l’omerta institutionnelle et posent les jalons d’une possible réconciliation, même partielle.
Une réconciliation nationale suspendue à la vérité
Au Liban, la réconciliation nationale reste, en 2025, une promesse non tenue. L’absence de vérité officielle sur les événements de la guerre civile bloque toute avancée vers une société apaisée et tournée vers l’avenir. L’expérience d’autres pays sortis de conflits civils — Afrique du Sud avec sa Commission vérité et réconciliation, ou encore le Rwanda après le génocide de 1994 — montre pourtant que l’établissement des faits, même sans sanctions systématiques, est indispensable à la reconstruction du lien social.
Des pistes existent. La création d’une commission nationale de la vérité, indépendamment de la justice pénale, permettrait de documenter les crimes, de reconnaître les souffrances des victimes et de poser les bases d’une mémoire collective partagée. En avril 2025, un groupe de travail composé de juristes, d’universitaires et de représentants de la société civile a remis au ministère de la Justice un rapport détaillant les contours d’une telle commission.
Ce rapport, salué par les ONG locales, propose de garantir l’indépendance de l’instance en lui conférant un mandat clair, des moyens financiers autonomes et la capacité de protéger les témoins et les survivants. Il plaide également pour la création d’un fonds d’indemnisation des victimes, financé par des contributions publiques et privées.
Au-delà des mécanismes institutionnels, la réconciliation nécessite une évolution des mentalités et des récits collectifs. Les initiatives culturelles et éducatives jouent ici un rôle crucial. L’introduction de récits pluralistes dans les manuels scolaires, la reconnaissance officielle des dates et des lieux de mémoire, ainsi que l’organisation régulière de journées de commémoration nationale sont des étapes indispensables.
Le défi reste immense, car la guerre civile continue de façonner les clivages politiques et sociaux. Les acteurs institutionnels, issus en grande partie des anciennes factions armées, peinent à embrasser cette démarche qui pourrait ébranler leurs fondations.
La communauté internationale, tout en apportant un soutien financier à la stabilisation économique du Liban, est également appelée à jouer un rôle d’accompagnement dans la relance de ce chantier mémoriel et judiciaire. Des partenariats avec des organisations spécialisées dans la justice transitionnelle pourraient offrir au pays des modèles adaptés à son contexte.
Enfin, les jeunes générations, moins marquées directement par le conflit mais désireuses de comprendre leur histoire, représentent un levier d’espoir. Leur mobilisation pour la vérité et la justice constitue l’une des rares dynamiques positives dans un paysage politique verrouillé.
La réconciliation nationale libanaise ne pourra aboutir sans la reconnaissance claire des faits et la mise en lumière des responsabilités. En l’absence de cette démarche, le pays continuera de vivre sous l’ombre pesante d’un passé non résolu, fragilisant encore davantage ses perspectives de paix et de stabilité durables.