Avec la fin des combats en 1990, le Liban s’est lancé dans un vaste programme de reconstruction, principalement sous la houlette du Premier ministre Rafic Hariri, lui-même homme d’affaires et symbole de la reconstruction libanaise. Son projet de renaissance reposait sur deux piliers majeurs : la relance du secteur immobilier et le développement des infrastructures.
Les années 1990 et 2000 ont vu fleurir les chantiers de reconstruction de Beyrouth et d’autres grandes villes détruites par la guerre. Le projet phare, Solidere, a redessiné le centre-ville de la capitale, attirant investissements et capitaux du Golfe. Pourtant, derrière cette vitrine de modernité, se cachait une réalité plus sombre.
Le modèle adopté était basé sur un endettement massif. La dette publique, qui représentait environ 30 % du PIB en 1993, a explosé pour atteindre plus de 150 % du PIB dès 2005, selon les chiffres de la Banque mondiale. Cette spirale d’endettement servait principalement à financer les dépenses courantes de l’État et à payer les intérêts de la dette elle-même, plutôt qu’à investir dans des secteurs productifs.
L’économie libanaise s’est ainsi construite sur des flux de capitaux volatils, alimentés par la diaspora et les aides internationales, mais aussi sur un système bancaire hypertrophié, étroitement lié aux élites politiques. Les banques, en particulier, ont joué un rôle central dans le financement de la dette souveraine, créant une dépendance mortifère entre les finances publiques et le secteur financier privé.
Ce modèle s’est révélé particulièrement vulnérable aux chocs externes. La guerre en Syrie à partir de 2011, la baisse des transferts de la diaspora, et l’assèchement des investissements du Golfe ont progressivement mis en lumière les failles structurelles de l’économie libanaise.
En parallèle, la corruption et le clientélisme ont gangrené tous les étages de l’État. Selon Transparency International, le Liban figure régulièrement parmi les pays les plus corrompus de la région. Les contrats publics étaient attribués de manière opaque, les services de base comme l’électricité ou l’eau restaient déficients malgré des milliards de dollars injectés dans leur rénovation supposée.
La reconstruction de l’après-guerre a ainsi posé les fondations de la faillite actuelle. En privilégiant le court terme et les réseaux de rente, les élites ont sacrifié la résilience économique du pays au profit de leurs intérêts immédiats.
La captation des ressources publiques par les anciens réseaux de guerre
L’un des fils les plus visibles reliant la reconstruction de l’après-guerre à la faillite actuelle du Liban est sans conteste la captation systématique des ressources publiques par les élites politiques, elles-mêmes issues des anciens réseaux de guerre. Ces derniers n’ont pas disparu avec la fin du conflit, ils se sont reconvertis dans l’économie de rente et le clientélisme institutionnalisé.
Les anciens chefs de guerre, devenus ministres, députés ou hauts fonctionnaires, ont utilisé leur position pour contrôler les marchés publics, les concessions d’État et les monopoles stratégiques. Le secteur de l’électricité en est un exemple emblématique. Malgré plus de 40 milliards de dollars dépensés depuis 1990, selon le rapport de la Banque mondiale d’avril 2025, l’Électricité du Liban (EDL) ne couvre toujours que 2 à 3 heures de fourniture électrique par jour, le reste étant assuré par des générateurs privés détenus par des réseaux liés aux factions politiques.
Les importations de carburant, longtemps sous contrôle de sociétés proches du pouvoir, ont généré des surcoûts exorbitants supportés par les finances publiques. En 2024, le ministère de l’Énergie a reconnu que les pertes annuelles du secteur énergétique représentaient près de 2 milliards de dollars, soit environ 3 % du PIB.
Le secteur des télécommunications n’a pas échappé à cette logique. Monopoles, surfacturations et détournements de recettes fiscales ont privé l’État de précieuses ressources. La société civile et les rapports de la Cour des comptes libanaise dénoncent régulièrement la faible transparence de la gestion du secteur, pourtant censé être une manne pour le Trésor.
La gestion des déchets illustre également cette captation systématique des ressources publiques. Le scandale de la crise des déchets de 2015, lorsque les poubelles s’amoncelaient dans les rues de Beyrouth et d’autres villes, avait révélé les contrats opaques attribués à des entreprises liées aux partis au pouvoir, au détriment de solutions durables.
Le secteur bancaire a lui aussi largement profité de la situation. Les banques, étroitement imbriquées avec la classe politique, ont utilisé les dépôts des épargnants pour financer massivement la dette publique. Ce système de « pyramide de Ponzi », selon les termes utilisés par le gouverneur intérimaire de la Banque du Liban en 2024, a contribué à l’effondrement financier du pays lorsque les flux de capitaux se sont taris.
Ces pratiques ont entretenu un cercle vicieux de dépendance économique et de paralysie politique. Les élites dirigeantes, issues des anciens réseaux de guerre, ont verrouillé les circuits de décision pour protéger leurs rentes, bloquant toute tentative de réforme structurelle qui aurait pu remettre en cause leur pouvoir.
La société civile, consciente de ces dérives, n’a cessé de dénoncer la collusion entre intérêts publics et privés. Les manifestations de 2019 avaient précisément pour mot d’ordre la fin de la corruption systémique et la reddition de comptes des anciens seigneurs de guerre devenus hommes d’affaires.
Parallèles avec la crise de 2019-2025
La faillite financière qui frappe le Liban depuis 2019 n’est pas un accident isolé, mais l’aboutissement logique des pratiques héritées de la reconstruction de l’après-guerre. Les erreurs du passé, non corrigées, ont convergé pour précipiter le pays dans une crise systémique.
L’effondrement du système bancaire, qui a vu plus de 80 milliards de dollars de dépôts bloqués dans les banques locales, est directement lié à la stratégie d’endettement massif adoptée depuis les années 1990. Les banques, ayant investi jusqu’à 70 % de leurs actifs dans les titres de dette publique, se sont retrouvées insolvables lorsque l’État n’a plus été en mesure d’assurer le service de sa dette.
La dévaluation brutale de la livre libanaise, passée de 1 500 livres pour un dollar avant 2019 à plus de 145 000 livres pour un dollar en avril 2025, a plongé la majorité de la population dans la pauvreté. Selon la Banque mondiale, plus de 80 % des Libanais vivent désormais sous le seuil de pauvreté monétaire.
L’exode massif de la jeunesse libanaise rappelle lui aussi les flux migratoires provoqués par la guerre civile. Depuis le début de la crise, plus de 250 000 jeunes qualifiés ont quitté le pays, selon les estimations du ministère des Affaires sociales, privant le Liban d’un capital humain indispensable à sa reconstruction.
Politiquement, les réflexes confessionnels et clientélistes qui avaient structuré la reconstruction d’après-guerre ont resurgi avec force pour bloquer les réformes exigées par la communauté internationale. Les négociations avec le FMI, entamées dès 2020, n’ont abouti à aucun décaissement significatif faute d’accord sur les réformes structurelles.
La confiance de la population dans les institutions a été laminée. Un sondage mené en mars 2025 par l’Institut libanais de sondages politiques indique que 87 % des Libanais n’ont plus confiance dans les partis traditionnels pour sortir le pays de la crise.
Ces parallèles soulignent la continuité historique des pratiques qui ont conduit à l’effondrement actuel. Le Liban d’aujourd’hui paie le prix des compromis de l’après-guerre, où la reconstruction s’est faite au profit d’une élite politico-financière et au détriment de l’intérêt général.
Un système politico-financier verrouillé par les anciens miliciens
Le cœur du système libanais post-guerre civile repose sur l’entrelacement étroit entre les élites politiques, largement issues des anciennes factions armées, et les milieux financiers, en particulier le secteur bancaire. Cette proximité, construite dès la reconstruction, a façonné un modèle d’économie captée par une oligarchie qui contrôle à la fois les leviers politiques et financiers du pays.
De nombreux chefs de milice ou leurs proches ont réorienté leur pouvoir militaire en influence économique, en investissant massivement dans les banques libanaises après la guerre. Ces investissements, facilités par des amnisties et des arrangements politiques, ont permis à ces figures de devenir actionnaires de référence dans plusieurs établissements bancaires majeurs du pays.
Selon un rapport détaillé publié par la Banque mondiale en février 2025, près de 43 % des participations bancairesau Liban sont détenues par des groupes affiliés à des familles politiques issues de la guerre civile. Ce contrôle leur a permis d’orienter les choix stratégiques du secteur bancaire, en particulier l’achat massif de dette souveraine émise par l’État pour financer les politiques clientélistes et les réseaux de rente.
Les banques ont ainsi soutenu les gouvernements successifs, tout en bénéficiant de taux d’intérêt exceptionnellement élevés sur les bons du Trésor libanais. En contrepartie, les responsables politiques garantissaient aux établissements financiers un environnement réglementaire laxiste et des protections contre toute tentative de réforme structurelle.
Ce pacte tacite entre le politique et la finance a empêché l’émergence d’une gouvernance transparente du secteur bancaire. Les audits indépendants commandés par le FMI depuis 2020 ont mis en lumière des pratiques de dissimulation comptable et des pertes massives non provisionnées, estimées à 69 milliards de dollars en avril 2025.
La situation de la Banque du Liban (BDL) illustre parfaitement cette collusion. L’ancien gouverneur Riad Salamé, qui a dirigé la banque centrale pendant près de trente ans, a été accusé d’avoir orchestré des opérations financières opaques bénéficiant aux banques commerciales et à certains acteurs politiques majeurs. En 2024, le ministère des Finances a reconnu que la BDL avait « artificiellement maintenu la stabilité de la livre libanaise au prix d’une explosion incontrôlée de la dette ».
Le gouverneur intérimaire actuel, Wassim Mansouri, nommé en 2024 pour succéder à Salamé, a dénoncé à plusieurs reprises « le verrouillage institutionnel du système bancaire par des intérêts politiques puissants ». Ses tentatives de restructuration se heurtent systématiquement aux résistances des banques et de leurs soutiens politiques.
Cette imbrication des intérêts explique la paralysie des réformes bancaires exigées par les partenaires internationaux. Les propositions de restructuration de la dette, de contrôle des capitaux ou encore de réforme de la gouvernance bancaire sont systématiquement édulcorées ou bloquées par les alliances entre politiciens et banquiers.
La population libanaise paie aujourd’hui le prix de cette collusion. Les déposants, qui avaient confié près de 170 milliards de dollars au système bancaire avant la crise, ont vu leurs économies gelées et dépréciées par la dévaluation de la monnaie. Les tentatives de retrait se heurtent à des restrictions draconiennes, tandis que les responsables du désastre continuent d’échapper à toute reddition de comptes.
La société civile et les organisations de lutte contre la corruption dénoncent ce « système de prédation institutionnalisé », selon l’expression utilisée par « Legal Agenda » dans son rapport de mars 2025. Elles appellent à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire indépendante sur les responsabilités partagées des politiciens et des banquiers dans la faillite du pays.