Delphine Lahet, Université de Bordeaux and Stéphanie Prat, Université de Bordeaux

Dans un contexte de dette publique croissante des plus grands pays émergents ou en développement à la suite de la crise de la Covid-19, certains pays ont récemment émis massivement de la dette souveraine en devises fortes. Par exemple, la Chine a émis en octobre 2020 six milliards de dollars d’obligations, puis en novembre quatre milliards d’euros d’obligations.

En parallèle, la Côte d’Ivoire a émis en novembre 2020 1 milliard d’euros d’obligations. Quelques mois plus tôt, en juillet 2020, le Brésil émettait aussi des obligations en dollars sur les marchés internationaux de capitaux.

Pour ces pays, émettre de la dette en monnaie étrangère ou monnaie forte (US dollars, euros, yen, etc.) constitue une forme de « péché originel » qui a été défini et problématisé dans la littérature par les économistes américains Barry Eichengreen et Ricardo Hausmann en 1999. Ce péché originel, dans sa dimension internationale, fait référence à l’incapacité des pays émergents et en développement à émettre de la dette dans leur propre monnaie sur les marchés internationaux.

Une dépendance aux devises fortes

Deux explications sont avancées pour expliquer ce phénomène. D’une part, l’incomplétude des marchés financiers internationaux caractérisée par un manque d’instruments de couverture contre le risque de change et par des coûts de transaction élevés n’incite pas les investisseurs étrangers à acheter des titres libellés en monnaie de pays émergents.

D’autre part, la faible qualité des institutions dans les pays émergents et en développement (lacunes dans le droit des contrats, dans le règlement de litiges, etc.), et l’instabilité macroéconomique souvent associée à une forte inflation et à des déséquilibres des comptes courants ne créent pas un contexte favorable à l’émission de dette souveraine en monnaie locale ni à l’achat par les investisseurs étrangers.

Cette dépendance aux devises fortes (le dollar par exemple) expose ces pays à une plus forte vulnérabilité financière. En situation de crise financière qui s’accompagne d’une dépréciation de leur monnaie, le service de la dette s’alourdit augmentant leur probabilité de défaut de paiement et rendant ces pays vulnérables aux brusques retournements de capitaux (sudden stops).

L’ajustement de l’économie réelle via le taux de change est également amoindri et cela augmente le coût de la crise. Émettre en dollars équivaut à un transfert du risque de change des investisseurs internationaux vers les pays émergents. La politique monétaire est enfin contrainte par les stratégies monétaires du pays émetteur de la devise forte, comme les États-Unis.

Comment diminuer le péché originel ?

Dans un article que nous avons publié récemment, nous montrons que, plus un pays est fort économiquement, intégré à la sphère commerciale mondiale et développé financièrement, plus il est à même d’émettre de la dette dans sa propre monnaie, et plus les investisseurs étrangers dont la confiance augmente sont enclins à acheter ce type de dette.

De plus, nous montrons qu’un stress financier mondial ou régional vient entraver l’émission et l’achat de dette libellée en monnaie de pays émergents. Enfin, plus une monnaie est internationalisée, c’est-à-dire utilisée pour les transactions commerciales ou sur le marché des changes par des investisseurs étrangers, plus un pays pourra émettre de la dette dans sa monnaie du fait des externalités positives et des effets de réseau que son utilisation large peut engendrer. En effet, plus une monnaie est utilisée par les investisseurs sur les marchés, plus cela justifie de continuer à l’utiliser.

Actuellement, la monnaie des pays émergents la plus internationalisée est la monnaie chinoise, le renminbi. Deux indicateurs notamment permettent de mesurer le degré d’internationalisation. La part dans le volume d’opérations sur le marché des changes (FX turnover) est de 8 % en 2019 (pour information, le réal brésilien ne compte que pour 2 % de ce volume), le renminbi est ainsi la monnaie des pays émergents la plus échangée sur ce marché. De plus, la monnaie chinoise compte pour 2 % des réserves de change des banques centrales dans le monde, ce qui en fait la 5e monnaie de composition la plus détenue en 2019 (après le dollar, l’euro, le yen et la livre sterling).

La monnaie chinoise n’est toutefois que partiellement internationalisée comparativement au dollar qui est la monnaie internationale de référence (la part du dollar dans les réserves de change internationales des banques centrales est de 61 % en 2019, et la part dans le volume d’opérations sur le marché des changes est de 88 %).

C’est probablement pour cela, dans un contexte d’incertitudes lié à la crise de la Covid-19 et aux perspectives de croissance économique, que la Chine a fait le choix d’émettre de la dette en dollars et en euros. Ce qui compte aussi dans le choix de la monnaie d’émission est d’élargir la base des investisseurs pour une meilleure diversification des risques et d’émettre dans un format directement accessible aux investisseurs étrangers.

Confiance dans la monnaie chinoise

Pour avoir une vision complète de l’exposition au péché originel, il faut également envisager l’émission d’obligations par les investisseurs étrangers dans la monnaie des pays émergents (monnaie locale) sur les marchés internationaux. Les entreprises privées et les banques de développement régionales, telles que l’Asian Development Bank (ADB) pour la région Asie ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) pour l’Europe, trouvent un intérêt dans l’émission de titres de dette en monnaie de pays émergents.

Pour les grandes entreprises et banques multinationales, cela participe en effet à attirer de nouveaux types d’investisseurs sur des titres plus rémunérateurs que des titres émis par des entités privées ou publiques de pays développés dans leur monnaie. Cela permet aussi de fournir à ces émetteurs de la liquidité en monnaie émergente pour financer l’expansion d’activités productives dans ces pays.

Pour les autres types d’acteurs comme les banques régionales de développement, cela contribue à promouvoir le développement de marchés obligataires en monnaie locale en augmentant la base des investisseurs domestiques et étrangers dans les régions émergentes. Le développement de ces marchés est nécessaire à une meilleure allocation des ressources et au financement d’une croissance stable et inclusive.

La Banque des règlements internationaux (BRI) produit des données relatives à ces émissions. Il en ressort notamment que le renminbi reste la monnaie privilégiée par les investisseurs dans ce contexte depuis dix ans.

Auteurs à partir des données de la BRI

Le volume d’émission d’obligations et l’encours de dette en monnaie chinoise restent élevés en dépit du contexte de crise de la Covid-19, ce qui montre la confiance des investisseurs étrangers dans cette monnaie et par extension dans les perspectives de croissance de l’économie chinoise.

Dans un contexte d’incertitudes sur la reprise épidémique, sur la reprise économique et sur l’augmentation des dettes publiques, la confiance des investisseurs étrangers peut être un élément déterminant pour l’utilisation des monnaies de pays émergents dans l’émission de dette privée et publique.

Toutefois, l’insertion de ces pays dans les transactions commerciales et financières internationales (internationalisation de la monnaie, chaînes de valeurs mondiales, etc.), mais également le cadre macroéconomique et institutionnel, restent des éléments d’appréciation indispensables au choix des investisseurs (exposition au cycle financier mondial, climat politique, etc.).

Delphine Lahet, Enseignant-chercheur en économie au Larefi, Université de Bordeaux and Stéphanie Prat, Enseignant-chercheur INSEEC Grande Ecole, Chercheur associée au LAREFI, Université de Bordeaux

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