Le Liban traverse l’une des pires crises économiques et sociales de son histoire moderne. Alors que la pauvreté touche désormais plus de 80 % de la population, les institutions du pays sont incapables de répondre aux besoins les plus élémentaires des citoyens. L’inflation galopante, la pénurie de services publics et l’absence de perspectives d’emploi alimentent un sentiment de désespoir collectif. Cette situation ne se limite pas à une catastrophe économique ; elle a également des répercussions profondes sur la société et le paysage politique libanais.
Les manifestations populaires, qui avaient débuté en octobre 2019, n’ont pas abouti aux réformes espérées. Les mouvements de contestation, bien que puissants, se heurtent à un système politique verrouillé et à une classe dirigeante qui refuse de céder ses privilèges. Parallèlement, le tissu social libanais se désintègre sous l’effet de la crise, entre montée des tensions intercommunautaires, fuite des cerveaux et explosion de la criminalité. Le Liban est-il en train de basculer vers un État failli ?
Une précarisation massive de la population
Le premier effet visible de la crise économique est l’appauvrissement général de la population. En seulement quelques années, des centaines de milliers de Libanais qui appartenaient à la classe moyenne ont basculé dans la pauvreté. La livre libanaise a perdu plus de 95 % de sa valeur, et les salaires, payés en monnaie locale, ne permettent plus de couvrir les besoins essentiels.
Avant la crise, une grande partie des Libanais bénéficiait d’un certain confort économique, avec un accès à des services de qualité et une capacité d’épargne. Les travailleurs qualifiés, les fonctionnaires et les entrepreneurs pouvaient vivre décemment, et l’éducation des enfants était perçue comme un investissement clé pour l’avenir. Mais aujourd’hui, les revenus mensuels, même pour les professions autrefois stables comme les enseignants, les ingénieurs ou les employés de bureau, ne suffisent plus à assurer le minimum vital. Beaucoup de familles qui possédaient des comptes bancaires bien garnis ne peuvent plus retirer leur argent, bloqué dans un système financier en faillite.
L’effondrement du pouvoir d’achat est tel que des ménages auparavant autonomes doivent désormais recourir à des aides humanitaires pour se nourrir. Les ONG et les organisations internationales tentent de pallier cette détresse en distribuant des rations alimentaires, mais l’ampleur de la crise dépasse largement leurs capacités. Dans les quartiers populaires de Beyrouth ou de Tripoli, les files d’attente devant les centres de distribution de nourriture s’allongent de jour en jour.
Le secteur de la santé est en état de déliquescence totale. Faute de financements, de nombreux hôpitaux ont dû réduire leur activité, voire fermer leurs portes. Les patients atteints de maladies chroniques ne peuvent plus se procurer leurs traitements, et les hôpitaux publics manquent de médicaments, de matériel et de personnel. La crise monétaire a fait exploser les coûts des soins médicaux, rendant l’accès aux consultations et aux interventions chirurgicales presque impossible pour les plus démunis.
Autrefois reconnu pour son excellence médicale, le Liban voit son secteur privé de la santé s’effondrer. La fuite des médecins et des infirmiers vers l’étranger aggrave la pénurie de personnel médical. Les professionnels de la santé, qui formaient l’un des piliers du système hospitalier libanais, sont désormais contraints de s’expatrier en quête de salaires en devises étrangères, principalement vers les pays du Golfe, l’Europe ou l’Amérique du Nord. Cette situation met en péril des milliers de vies : des unités de soins intensifs ferment faute de personnel, et des opérations chirurgicales sont annulées faute d’équipements.
Dans les hôpitaux encore en activité, les conditions de travail sont devenues extrêmement difficiles. Le manque de matériel de base, comme les seringues, les gants ou les anesthésiants, complique les soins aux patients. Certains médecins doivent même demander à leurs patients d’apporter leurs propres médicaments et fournitures médicales pour pouvoir être soignés.
Les pénuries alimentaires et énergétiques sont devenues quotidiennes, aggravant encore davantage la crise humanitaire. L’État, incapable d’assurer l’approvisionnement en électricité, ne fournit que quelques heures de courant par jour. Cette situation paralyse non seulement les ménages, mais aussi les commerces, les hôpitaux et les entreprises, qui doivent compter sur des générateurs privés pour fonctionner. Or, les coûts d’un générateur privé sont devenus exorbitants, en raison de la hausse des prix du carburant et du marché noir qui contrôle l’importation des combustibles.
Dans certains quartiers, la situation devient insoutenable : des familles passent des nuits entières sans électricité, dans une chaleur étouffante en été ou un froid glacial en hiver. Le manque d’électricité impacte aussi l’accès à l’eau potable, car les stations de pompage ne peuvent plus fonctionner normalement. De nombreux foyers doivent acheter de l’eau en bouteille à des prix exorbitants, ce qui ajoute une charge supplémentaire à un budget déjà exsangue.
Dans les supermarchés, l’impact de la crise monétaire est tout aussi visible. Les prix des denrées alimentaires varient d’un jour à l’autre, forçant les commerçants à modifier leurs étiquettes plusieurs fois par semaine pour s’adapter aux fluctuations du taux de change. Ce phénomène rend l’accès aux produits de base de plus en plus difficile pour les familles aux revenus modestes. Le prix du pain, du riz, du sucre et de l’huile a explosé, poussant une grande partie de la population à réduire ses portions alimentaires. Des parents sautent des repas pour pouvoir nourrir leurs enfants, une scène devenue courante dans de nombreux foyers libanais.
Face à cette situation, le marché noir prospère, avec des circuits parallèles d’approvisionnement en carburant, en médicaments et en denrées alimentaires. Les commerçants les plus vulnérables sont contraints de traiter avec des intermédiaires qui imposent des marges exorbitantes sur des produits essentiels. La corruption, déjà endémique avant la crise, s’est encore aggravée, rendant l’accès aux biens de première nécessité encore plus difficile pour les citoyens ordinaires.
Dans les villages reculés et les zones rurales, la crise est encore plus dramatique. Les habitants doivent parcourir des kilomètres pour trouver du pain ou de l’essence, et certains doivent même troquer leurs biens pour obtenir des produits de base. L’autosuffisance alimentaire devient une nécessité, poussant de nombreuses familles à cultiver leurs propres légumes ou à élever du bétail pour survivre.
L’appauvrissement généralisé du Liban ne se traduit pas seulement par une perte de pouvoir d’achat, mais aussi par une dégradation du cadre de vie, qui pousse de plus en plus de Libanais à envisager l’exil comme seule option. Si aucune solution rapide n’est trouvée pour stabiliser l’économie et restaurer l’accès aux services de base, le pays risque une crise sociale et humanitaire encore plus profonde.
Un exode massif : fuite des cerveaux et migration clandestine
Face à l’absence de perspectives, de plus en plus de Libanais cherchent à quitter le pays. Alors que l’émigration libanaise était historiquement un phénomène lié aux guerres et aux crises politiques, elle est aujourd’hui exclusivement économique. La migration, qui touchait traditionnellement les jeunes diplômés en quête de meilleures opportunités à l’étranger, s’est désormais élargie à toutes les catégories sociales. Médecins, ingénieurs, enseignants, mais aussi ouvriers et petits commerçants tentent de fuir la crise pour reconstruire leur vie ailleurs.
Le Liban a toujours été un pays d’émigration, avec une diaspora estimée à plus de 12 millions de personnes à travers le monde, contre seulement 6 millions d’habitants sur le territoire. Mais la vague migratoire actuelle est différente : il ne s’agit plus d’une fuite progressive vers des opportunités meilleures, mais d’un exode massif dicté par l’urgence de survie. Des familles entières vendent leurs biens pour financer un départ vers l’inconnu, tandis que d’autres cherchent à rejoindre des proches déjà établis à l’étranger.
Les pays du Golfe, notamment les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et le Qatar, sont les destinations privilégiées des travailleurs qualifiés. Les ingénieurs, médecins et experts en finance libanais sont toujours recherchés sur ces marchés du travail, où leurs compétences sont reconnues. Cependant, les restrictions imposées par ces pays sur l’immigration non qualifiée rendent l’accès difficile pour les Libanais les plus précaires, qui doivent chercher d’autres solutions.
L’Europe est devenue un refuge pour ceux qui n’ont pas d’autre alternative. De plus en plus de Libanais tentent d’obtenir des visas étudiants ou des permis de travail temporaires pour entrer légalement en France, en Allemagne ou en Scandinavie. Toutefois, face à l’ampleur des demandes et aux restrictions migratoires renforcées, beaucoup se tournent vers les routes clandestines.
Chypre, située à seulement 200 km des côtes libanaises, est devenue une destination fréquente pour les migrants clandestins, au même titre que l’Italie et la Grèce. Cette île méditerranéenne, bien que relativement proche, n’est pas équipée pour accueillir un grand nombre de réfugiés et renvoie régulièrement les migrants vers le Liban, aggravant leur détresse.
Les départs sont souvent risqués : de nombreux Libanais embarquent à bord de bateaux de fortune, au péril de leur vie. Les réseaux de passeurs, qui profitaient auparavant des réfugiés syriens pour organiser des traversées illégales vers l’Europe, ont désormais étendu leurs activités aux Libanais. Des familles entières, ne voyant plus d’avenir dans leur propre pays, s’entassent sur des embarcations surchargées en espérant rejoindre les côtes européennes.
Plusieurs naufrages ont été signalés ces dernières années, notamment au large de Tripoli, où des familles entières ont perdu la vie en tentant de rejoindre l’Europe. La marine libanaise, sous-équipée et souvent dépassée par la situation, peine à surveiller les départs clandestins. Les pays européens, eux, renforcent leur politique de refoulement, rejetant les embarcations interceptées en mer et refusant d’accueillir des demandeurs d’asile supplémentaires.
Le désespoir migratoire ne se limite pas aux tentatives de traversées en mer. Certains Libanais brûlent leurs passeports, espérant obtenir un statut de réfugié dans un pays occidental. D’autres tentent de passer par la Turquie et la Serbie, qui sont devenues des routes de transit vers l’Europe de l’Ouest. Mais ces itinéraires sont semés d’embûches : de nombreux migrants se retrouvent bloqués dans des camps de fortune en Grèce ou en Bosnie, sans solution pour poursuivre leur voyage.
Pour ceux qui restent au Liban, l’émigration massive de la population active affaiblit encore plus le pays. Les secteurs clés, comme la santé et l’éducation, sont particulièrement touchés par la fuite des compétences. Les hôpitaux perdent leurs médecins et infirmiers, les écoles ferment faute d’enseignants, et les entreprises voient partir leurs cadres qualifiés. Ce cercle vicieux plonge le Liban dans une crise encore plus profonde, où ceux qui ont les moyens de partir s’en vont, laissant derrière eux un pays exsangue.
Si cette tendance se poursuit, le Liban risque d’atteindre un seuil critique de population active insuffisante pour relancer son économie. Le départ massif des jeunes et des professionnels compétents prive le pays de sa capacité de reconstruction, aggravant les perspectives d’un redressement à long terme. À terme, la crise migratoire pourrait accélérer la transformation du Liban en un État failli, où seuls les plus vulnérables restent piégés.
Une explosion de la criminalité et de l’économie parallèle
L’effondrement de l’État a laissé un vide sécuritaire que les réseaux criminels exploitent de plus en plus. L’autorité de l’État étant affaiblie, la criminalité s’est intensifiée dans tout le pays, touchant aussi bien les grandes villes que les régions rurales. Les vols, cambriolages et agressions sont en forte hausse, et même les quartiers autrefois sûrs ne sont plus épargnés.
Dans les zones urbaines, notamment à Beyrouth et Tripoli, les délits violents sont devenus quotidiens. La montée de la pauvreté et du chômage pousse des individus, parfois désespérés, à commettre des crimes qui étaient autrefois rares au Liban. Les agressions en pleine rue, les vols à l’arraché et les cambriolages de commerces se multiplient, forçant de nombreux habitants à adopter des mesures de protection accrues, comme l’installation de caméras de surveillance ou le recours à des agents de sécurité privés.
L’un des phénomènes les plus marquants de cette montée de l’insécurité est l’explosion des braquages de banques, qui auraient été inimaginables il y a encore quelques années. Désespérés par l’impossibilité de retirer leurs propres économies bloquées depuis 2019, des citoyens prennent d’assaut les agences bancaires, souvent armés, pour récupérer leur argent. Ces braquages ne sont pas motivés par l’appât du gain criminel, mais par la nécessité de survie. De nombreux Libanais expliquent que l’argent déposé en banque représente leurs économies de toute une vie, et qu’ils sont contraints d’agir ainsi pour pouvoir payer des soins médicaux, des frais scolaires ou simplement acheter de la nourriture.
Les forces de l’ordre, elles-mêmes en crise, peinent à contenir cette vague de criminalité. De nombreux policiers et militaires, payés en livres libanaises dévaluées, ont démissionné, laissant des unités sous-effectives et démoralisées. L’État ne dispose plus des moyens nécessaires pour assurer un minimum de sécurité publique, ce qui favorise encore plus l’anarchie et l’émergence de réseaux criminels organisés.
Parallèlement, l’économie informelle s’est considérablement développée. Dans un contexte où l’économie officielle est paralysée, les circuits de contrebande et les marchés noirs prospèrent. L’un des secteurs les plus affectés est le commerce du carburant, un produit devenu rare et extrêmement convoité. La contrebande d’essence et de diesel, principalement à destination de la Syrie, est devenue une activité lucrative, contrôlée par des réseaux bien organisés, parfois en lien avec des groupes politiques ou militaires.
Le secteur pharmaceutique est également infiltré par les trafiquants de médicaments, qui profitent de la pénurie pour vendre à prix d’or des traitements autrefois disponibles en pharmacie. Les médicaments contre le diabète, l’hypertension ou les maladies cardiovasculaires sont devenus des produits de luxe, accessibles uniquement via des circuits parallèles. Dans certains cas, des médicaments périmés ou contrefaits sont écoulés sur le marché noir, mettant en danger la vie des patients.
Les devises étrangères sont aussi au cœur d’un marché parallèle en plein essor. Avec l’effondrement de la livre libanaise et les restrictions bancaires sur le retrait de dollars, des réseaux clandestins de change sont apparus, proposant des taux de conversion bien plus avantageux que ceux imposés par les banques. Ce phénomène renforce l’instabilité monétaire, car il favorise la spéculation et empêche la régulation des flux financiers.
L’absence d’un État fort a également permis à des milices et des groupes armés de renforcer leur contrôle sur certaines régions. Ces organisations, souvent affiliées à des partis politiques ou à des intérêts régionaux, profitent de la crise pour accroître leur emprise sur la population. En distribuant du carburant, de la nourriture ou des aides financières, elles achètent la loyauté des habitants, qui n’ont d’autre choix que de dépendre d’elles pour survivre.
Dans certains quartiers de Beyrouth et dans le sud du pays, ces milices ont remplacé l’État dans la gestion des services essentiels. Elles assurent la distribution de l’électricité, organisent des réseaux de solidarité et fournissent des prêts en devises étrangères à des conditions plus avantageuses que les banques. Cette influence croissante renforce la fragmentation du Liban, où chaque groupe cherche à contrôler son propre territoire, exacerbant ainsi les tensions communautaires.
Si cette situation perdure, le pays risque de sombrer encore davantage dans l’anarchie, avec un État totalement impuissant face à des acteurs criminels et paramilitaires de plus en plus puissants. L’absence de réponse des autorités ne fait qu’alimenter le sentiment d’abandon au sein de la population, qui se retrouve piégée entre une économie en ruine et un climat d’insécurité permanent.
Un système politique verrouillé et une contestation étouffée
Malgré l’ampleur de la crise, la classe dirigeante refuse de lâcher prise. Depuis le soulèvement populaire de 2019, qui avait conduit à la démission du gouvernement, aucune réforme significative n’a été adoptée. L’effondrement économique et social aurait dû servir de signal d’alarme, mais au lieu de prendre des mesures pour redresser le pays, les élites politiques ont continué à se partager le pouvoir selon les lignes confessionnelles habituelles.
Le Liban est gouverné par une oligarchie politique qui s’est installée après la guerre civile (1975-1990) et qui a consolidé son emprise à travers un système clientéliste profondément enraciné. Les principaux partis politiques, qu’ils soient chrétiens, sunnites ou chiites, se protègent mutuellement, préférant préserver leurs privilèges plutôt que d’engager de véritables réformes. Cette alliance tacite entre les différentes factions leur permet de maintenir le statu quo, au détriment du peuple libanais qui souffre des conséquences de cette inaction.
Un système politique paralysé par le confessionnalisme
Le système politique libanais, basé sur un équilibre confessionnel instauré par l’Accord de Taëf en 1989, empêche toute gouvernance efficace. À l’origine, cet accord visait à mettre fin à la guerre civile en assurant une répartition du pouvoir entre les différentes communautés religieuses. Le président de la République doit être un chrétien maronite, le Premier ministre un musulman sunnite et le président du Parlement un musulman chiite. Cette structure, censée garantir une coexistence pacifique, s’est progressivement transformée en un frein majeur à toute réforme.
Chaque décision politique est devenue un marchandage entre les factions, où chaque parti négocie en fonction de ses intérêts confessionnels et de ses alliances régionales. Cette fragmentation bloque toute tentative de réforme, car toute mesure économique ou politique risquant de modifier l’équilibre du pouvoir est systématiquement rejetée par l’un des camps. Ainsi, les réformes exigées par le FMI, notamment celles portant sur la restructuration du secteur bancaire et la lutte contre la corruption, ne peuvent être mises en place sans un consensus politique impossible à atteindre.
L’inefficacité de ce système est illustrée par les mois de blocage pour la formation des gouvernements. Chaque fois qu’un Premier ministre est nommé, il doit négocier avec toutes les factions politiques pour composer un gouvernement « acceptable » par l’ensemble des forces en présence. Ce processus prend des mois, voire des années, retardant toute prise de décision. Depuis 2019, plusieurs gouvernements se sont succédé, mais aucun n’a été capable de mener des réformes structurelles, tant les intérêts particuliers priment sur l’intérêt national.
Une contestation affaiblie et réprimée
Face à cette impasse, les manifestations populaires, bien que toujours présentes, peinent à provoquer un véritable changement. Le soulèvement d’octobre 2019 avait suscité un espoir immense, avec des milliers de Libanais dans les rues réclamant une refonte complète du système politique. Mais trois ans plus tard, rien n’a changé.
Les protestations, qui avaient débuté de manière pacifique, ont rapidement été réprimées par les forces de l’ordre, sous l’autorité des partis au pouvoir. En 2020 et 2021, plusieurs rassemblements ont été dispersés à coups de gaz lacrymogènes et d’arrestations arbitraires. Dans certains cas, des manifestants ont été agressés par des milices affiliées à des partis politiques, dans une tentative d’intimidation destinée à briser l’élan contestataire.
L’un des principaux obstacles à un changement réel est l’absence d’une opposition structurée et unifiée. Contrairement à d’autres pays ayant connu des révolutions populaires, le Liban ne dispose pas d’un mouvement politique fort capable de canaliser la colère populaire en un projet alternatif crédible. Les contestataires sont fragmentés entre plusieurs tendances, certaines souhaitant une refonte totale du système, d’autres cherchant simplement des réformes partielles. Cette division empêche la contestation de prendre une forme efficace et durable.
De plus, les partis politiques traditionnels utilisent leurs réseaux confessionnels et économiques pour maintenir leur emprise sur la population. En période de crise, ils distribuent des aides alimentaires et des subventions à leurs partisans, renforçant ainsi leur contrôle sur les électeurs et limitant la portée du mouvement contestataire.
Vers un État failli ?
L’ampleur de la crise pousse de nombreux experts à qualifier le Liban d’État failli. L’incapacité du gouvernement à assurer les services de base, la faillite du système bancaire, la montée de la criminalité et l’exode massif sont des indicateurs alarmants d’un pays en décomposition avancée.
Le concept d’État failli fait référence à un pays où les institutions gouvernementales ne fonctionnent plus correctement, où l’autorité centrale ne parvient plus à imposer la loi, et où la population est livrée à elle-même. Si le Liban a longtemps été considéré comme un État fragile, la situation actuelle le rapproche dangereusement du seuil de l’effondrement total.
L’un des signes les plus inquiétants de cette faillite est l’incapacité du gouvernement à fournir les services essentiels. L’électricité, l’eau, les soins de santé, l’éducation et la sécurité publique sont devenus des privilègesaccessibles uniquement à ceux qui peuvent se les payer à prix fort. L’État ne parvient même plus à assurer le paiement régulier des salaires des fonctionnaires, laissant des milliers de travailleurs sans ressources stables. Cette défaillance administrative accroît la méfiance de la population envers les institutions et alimente un climat de désespoir et d’anarchie.
La fragmentation du pays : vers une désintégration territoriale ?
Le danger principal réside dans la fragmentation du pays entre différentes zones d’influence, où chaque groupe politique ou confessionnel cherche à assurer son propre fonctionnement indépendant de l’État central. Cette tendance n’est pas nouvelle au Liban, mais elle s’accentue à mesure que l’autorité de l’État s’effondre.
Certaines régions, notamment celles sous l’influence du Hezbollah, fonctionnent déjà comme des entités autonomes, où l’État n’a plus aucun contrôle. Le Hezbollah, par exemple, contrôle plusieurs zones du pays, principalement dans le sud et la banlieue sud de Beyrouth, où il assure lui-même la distribution de carburant, d’aides alimentaires et de services sociaux. Cette organisation, qui dispose de moyens financiers et militaires indépendants de l’État libanais, remplace progressivement les institutions publiques en assurant une forme d’administration parallèle pour ses partisans.
Cette dynamique n’est pas limitée au Hezbollah. Dans d’autres régions, d’autres factions politiques ou milices locales prennent le relais, fournissant des services que l’État est incapable d’assurer. Dans certaines zones du nord et de la Bekaa, des clans locaux et des chefs de guerre gèrent la sécurité et le commerce, imposant leurs propres règles aux habitants. Le risque est que ces dynamiques finissent par déchirer le pays en plusieurs entités indépendantes, chacune gouvernée par des intérêts privés ou communautaires, réduisant encore plus la capacité du Liban à fonctionner comme un État unifié.
Le risque d’une dérive vers un territoire anarchique
Sans une refonte en profondeur du système politique et économique, le Liban risque de sombrer encore plus profondément dans le chaos, devenant un territoire livré à la loi du plus fort, où seules les milices et les réseaux criminels auront encore un réel pouvoir.
Dans un tel scénario, le pays pourrait suivre le chemin de certains États en décomposition, où le pouvoir central n’existe plus et où les factions rivales se disputent le contrôle des ressources. L’absence d’un État structuré rendrait impossible la reconstruction d’une économie stable, car les investisseurs étrangers fuient déjà un pays devenu ingouvernable.
Le Liban pourrait alors connaître une montée en puissance des groupes armés et des réseaux mafieux, qui profiteraient du vide sécuritaire pour prendre le contrôle des infrastructures stratégiques. Cette évolution favoriserait la prolifération de trafics en tout genre (armes, drogue, carburant, devises) et l’infiltration d’acteurs extérieurs cherchant à instrumentaliser la crise pour étendre leur influence régionale.
Si rien n’est fait pour rétablir un minimum d’autorité étatique, le Liban pourrait sombrer dans une fragmentation irréversible, où les conflits internes se multiplieront et où l’idée même d’un État fonctionnel deviendra un lointain souvenir. Seule une réforme radicale du système politique et une reprise en main des institutions pourraient éviter ce scénario de désintégration complète.