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FocusLiban: faut-il adopter le dollar face à la Livre Libanaise ?

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La livre libanaise n’est plus qu’une relique en lambeaux. Jadis étendard d’une stabilité régionale, elle s’échange aujourd’hui à 89 000 pour un dollar au marché noir, une chute vertigineuse de plus de 98 % depuis 2019 qui reflète l’effondrement d’une économie autrefois vantée comme la « Suisse du Moyen-Orient ». Dans ce contexte de désastre monétaire, une question cruciale divise les esprits : faut-il abandonner cette devise exsangue et adopter officiellement le dollar américain ? L’idée séduit dans une économie où 70 % des transactions se font déjà en billets verts, offrant une promesse de stabilité, mais elle menace de détruire les emplois locaux, d’enterrer la souveraineté et d’aggraver les inégalités. La parité fixe (PEG) à 1 507 livres pour un dollar, instaurée en 1997 et soutenue par les flux massifs de la diaspora, a engendré un mal hollandais qui a sapé la compétitivité du Liban, précipitant la crise actuelle. Ajoutez à cela un défaut majeur : le dollar n’est pas la monnaie des principaux partenaires commerciaux du pays. Quels seraient les avantages et les coûts d’une dollarisation ? Que nous enseignent les expériences d’autres nations ? Et quelles alternatives monétaires pourraient éviter une capitulation totale ?

La livre libanaise en chute libre : un mal hollandais hérité du PEG

La dégringolade de la livre libanaise n’est pas un accident ; elle découle d’un système monétaire vicié dès son origine. En 1997, sous le gouvernement de Rafic Hariri, la Banque du Liban (BDL), alors dirigée par Riad Salamé jusqu’en juillet 2023, instaure une parité fixe (PEG) à 1 507 livres pour un dollar. Ce mécanisme, une forme de dollarisation indirecte, vise à stabiliser une économie encore convalescente après la guerre civile (1975-1990) et à attirer les capitaux étrangers pour reconstruire un pays en ruines. Pour maintenir cette promesse de stabilité, la BDL s’appuie sur un flux constant de devises, principalement les transferts de la diaspora libanaise — entre 6 et 8 milliards de dollars par an avant 2019, soit 15 à 20 % d’un PIB alors estimé à 54 milliards (Banque mondiale, 2018) — et des dépôts bancaires gonflés à 170 milliards grâce à des taux d’intérêt faramineux, atteignant 15 % en 2018. Ces entrées massives, perçues comme une bénédiction, deviennent le carburant d’un système qui semble alors inébranlable.

Mais ce PEG sème les graines d’un mal hollandais, un syndrome économique où une monnaie surévaluée, dopée par des flux extérieurs, étouffe les secteurs productifs au profit des activités de consommation et d’importation. Au Liban, ce déséquilibre est patent. La livre, artificiellement forte grâce aux dollars de la diaspora, rend les produits locaux — agricoles comme l’huile d’olive et le vin, ou industriels comme les textiles et les meubles — trop chers pour rivaliser avec les importations bon marché. En 2018, les importations culminent à 19 milliards de dollars (35 % du PIB), contre seulement 3,8 milliards d’exportations (7 %), selon la Banque mondiale. L’agriculture, qui pesait 20 % du PIB dans les années 1970, tombe à 5 % avant la crise, tandis que l’industrie végète à 10 %. Les services, notamment bancaires et touristiques, captent 75 % de l’économie, créant une dépendance malsaine aux entrées de devises. Les transferts de la diaspora, essentiels à hauteur de 7,6 milliards en 2018, financent surtout la consommation — électroménagers, carburants, produits de luxe — plutôt que des investissements productifs comme des usines ou des fermes, amplifiant ce biais destructeur.

Ce mal hollandais a des effets concrets et dévastateurs. La surévaluation de la livre décourage les exportateurs : un litre d’huile d’olive libanais, coûtant 10 dollars à produire, se vend difficilement face à un litre turc à 6 dollars, grâce à une lire dévaluée. Les agriculteurs et industriels locaux, incapables de concurrencer, réduisent leurs activités ou ferment, provoquant une perte estimée à 500 000 emplois dans ces secteurs entre 2000 et 2019 (Organisation internationale du travail, 2020). Pendant ce temps, les importations inondent le marché : en 2018, 80 % des biens de consommation — des téléviseurs aux céréales — viennent de l’étranger, creusant un déficit commercial chronique de 15,2 milliards de dollars. Les dollars de la diaspora, censés soutenir l’économie, deviennent une drogue dure : ils maintiennent le PEG, mais à un coût exorbitant, vidant les réserves et masquant la faiblesse structurelle d’une économie sans production viable.

Le couperet tombe en 2019. Les réserves en devises, qui atteignaient 30 milliards de dollars en 2018, s’effritent à 10 milliards en mars 2025 (estimation BDL), incapables de soutenir la parité face à une dette publique colossale — 105 milliards de dollars, soit 150 % d’un PIB réduit à 22 milliards en 2024 (Banque mondiale). L’État, dépendant des emprunts bancaires pour financer des déficits annuels de 10 à 11 % du PIB avant la crise, voit la BDL brûler ses réserves pour maintenir l’illusion du PEG, une politique qualifiée de « schéma Ponzi » par le FMI en 2020. Lorsque les flux de la diaspora ralentissent — tombant à 6 milliards en 2024, sous l’effet de la crise économique et de la guerre de 2024 contre Israël (3 500 morts, 8,5 milliards de dégâts) — le système s’effondre. L’hyperinflation explose à 171 % en 2024, projetée à 50 % en 2025 (Bloomberg), et la livre plonge à 89 000 au marché noir, contre un taux officiel devenu une plaisanterie. Plus de 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, le PIB s’écroule de 54 milliards en 2018 à 22 milliards en 2024, et l’économie réelle — hors services — est en ruine. Ce mal hollandais, enraciné dans le PEG et amplifié par une dépendance aveugle aux dollars diasporiques, a détruit les fondations productives du Liban, ouvrant la voie à un débat radical : passer officiellement au dollar.

Dollarisation : avantages et inconvénients sous une loupe critique

L’idée de remplacer la livre par le dollar divise profondément les économistes, les décideurs politiques et une population au bord du désespoir. Voici une analyse détaillée et critique de ce que cette option implique, avec ses promesses fragiles et ses coûts exorbitants.

Avantages : une stabilité en trompe-l’œil

Sur le papier, la dollarisation offre des arguments séduisants dans un chaos monétaire qui a transformé la vie quotidienne en cauchemar. Premier atout : elle pourrait mettre fin à l’hyperinflation galopante qui ronge le Liban. Avec une livre échangée à 89 000 pour un dollar au marché noir en mars 2025, contre un taux officiel fictif de 1 507 maintenu jusqu’en 2023, les prix subissent des hausses vertigineuses — un sac de pain coûte 50 000 livres, soit 0,56 dollar au taux parallèle, contre 0,03 dollar au PEG avant la crise. Dans une économie où 70 % des transactions se font déjà en billets verts (Middle East Eye, 2023), adopter officiellement le dollar stabiliserait les prix du jour au lendemain, éliminant les écarts entre marchés officiel et noir qui alimentent une instabilité chronique. Une étude de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) publiée en janvier 2025 estime qu’une dollarisation complète pourrait ramener l’inflation à un niveau « normal » de 5 à 10 % en un an, à condition que des réserves en devises soient disponibles pour soutenir les besoins de base.

Deuxième avantage potentiel : une crédibilité internationale retrouvée, du moins en apparence. Les banques libanaises, engluées dans des pertes estimées à 72 milliards de dollars par le FMI en 2022 (possiblement plus après les destructions de 2024), sont aujourd’hui des parias sur la scène financière mondiale. Les dépôts, gelés depuis octobre 2019 à hauteur de 170 milliards avant la crise, sont inaccessibles sauf à des taux dérisoires via les « lollars » (8 000 livres pour un dollar, soit 9 % de leur valeur réelle au marché noir). Une dollarisation officielle pourrait séduire des investisseurs étrangers, quasi inexistants aujourd’hui — 200 millions de dollars en 2023 contre 2 milliards en 2018 (Banque mondiale). Elle faciliterait aussi les négociations avec les créanciers internationaux, comme les détenteurs d’eurobonds en défaut depuis mars 2020 (14 milliards de dollars), qui exigent une monnaie stable pour envisager une restructuration de la dette.

Troisième point en faveur : une potentielle simplification des échanges commerciaux internationaux. Le Liban, qui importe 80 % de ses besoins — 15 milliards de dollars en 2023, dont 6 milliards en carburants et 3 milliards en denrées alimentaires (Chambre de commerce de Beyrouth) — règle ces transactions majoritairement en dollars. Une adoption officielle éliminerait les coûts de conversion pour les importateurs, estimés à 3 à 5 % par opération par la Banque Audi en 2024, soit une économie annuelle potentielle de 450 à 750 millions de dollars. Les exportateurs, bien que représentant une part modeste de l’économie (3,2 milliards en 2023, 15 % du PIB), pourraient aussi bénéficier d’une simplification logistique avec des marchés dollarisés comme les États-Unis (50 millions) ou le Qatar (30 millions), bien que ces derniers soient secondaires.

Mais ces avantages sont un mirage fragile, miné par des failles structurelles. La stabilité promise repose sur des réserves en devises robustes, or elles sont au plus bas, estimées à 10 milliards de dollars en mars 2025 (BDL), contre 30 milliards nécessaires pour couvrir les importations de base et les besoins quotidiens (Banque mondiale, 2024). Sans un afflux constant — via la diaspora, qui a envoyé 6 milliards en 2024, ou une aide extérieure comme le milliard promis par l’Arabie saoudite le 3 mars 2025 — les 80 % de Libanais payés en livres (un salaire minimum de 675 000 livres équivaut à 7,50 dollars au marché noir) seraient écrasés par des prix dollarisés, incapables d’acheter ne serait-ce qu’un dixième de leurs besoins essentiels (panier alimentaire à 200 dollars). La crédibilité internationale, quant à elle, reste une chimère sans éradication de la corruption, classée à un indice de 24/100 par Transparency International en 2024, et sans relance d’une base productive : l’agriculture ne représente que 5 % du PIB (contre un potentiel de 20 %) et l’industrie végète à 10 %, loin de compenser une dépendance écrasante aux importations.

Inconvénients : souveraineté bradée, emplois locaux détruits, partenaires mal alignés

Les désavantages d’une dollarisation complète sont aussi nombreux que lourds, et leur impact serait dévastateur sur une économie fragile comme celle du Liban. Premier revers majeur : la perte totale de souveraineté monétaire. En adoptant le dollar, le Liban renoncerait à tout levier de politique monétaire indépendante. Plus de dévaluation possible pour relancer des exportations anémiques, qui stagnent à 3,2 milliards de dollars en 2023 (Chambre de commerce de Beyrouth) alors qu’un potentiel de 5 milliards pourrait être atteint avec une monnaie compétitive (Banque mondiale, 2023). Plus d’impression monétaire non plus pour financer un État exsangue, dont les recettes fiscales — 1,5 milliard en 2024, soit 7 % du PIB — ne couvrent ni les salaires publics ni les services essentiels. Dans un pays dépourvu de filet social, où 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et où le chômage atteint 40 % (Organisation internationale du travail, 2024), cette abdication monétaire serait un suicide économique, exposant le Liban aux moindres soubresauts de la politique monétaire américaine — une hausse des taux d’intérêt US ou une récession mondiale le frapperait sans aucun moyen de riposte.

Deuxième inconvénient, tout aussi critique : la destruction des emplois locaux, un effet direct et souvent sous-estimé de la dollarisation. Une monnaie forte comme le dollar, dans une économie déjà marquée par le mal hollandais du PEG, rendrait les produits libanais encore moins compétitifs sur les marchés internes et externes. Avant 2019, la surévaluation de la livre avait déjà laminé les secteurs productifs : l’agriculture, qui employait 15 % de la main-d’œuvre dans les années 1990, est tombée à 5 % en 2018, perdant 100 000 emplois, tandis que l’industrie, à 10 % du PIB, a vu 400 000 postes disparaître entre 2000 et 2019 (ILO, 2020). Une dollarisation complète amplifierait ce phénomène : un litre d’huile d’olive libanais, coûtant 10 dollars à produire, serait écrasé par un litre turc à 6 dollars ou égyptien à 5 dollars, grâce à des monnaies locales dévaluées. Les petites entreprises locales — ateliers textiles à Tripoli, fermes dans la Bekaa — fermeraient en masse, incapables de concurrencer des importations dollarisées bon marché. Une étude de l’AUB (janvier 2025) estime que 200 000 à 300 000 emplois supplémentaires pourraient être perdus en cinq ans dans une économie dollarisée, portant le chômage à 50 % dans un pays où le secteur informel (40 % de l’emploi) est déjà saturé. Cette annihilation des emplois locaux, en privant les Libanais de toute activité productive viable, transformerait le pays en un simple marché de consommation pour produits étrangers, amplifiant une dépendance déjà mortifère.

Troisième écueil, tout aussi déterminant : l’explosion des inégalités sociales et économiques. Actuellement, seuls 20 % des Libanais ont un accès direct aux dollars, via les transferts de la diaspora (6 milliards en 2024, soit 25 % du PIB) ou des emplois informels dans le commerce, les services ou les ONG (L’Orient-Le Jour, 2024). Les 80 % restants, payés en livres dévaluées, seraient exclus d’une économie entièrement dollarisée. Un salaire minimum de 675 000 livres équivaut à 7,50 dollars au marché noir en mars 2025, alors qu’un panier alimentaire moyen coûte 200 dollars par mois (Middle East Urban Lab, 2025). Une famille moyenne de quatre personnes, avec un revenu mensuel de 20 dollars, ne pourrait couvrir que 10 % de ses besoins essentiels dans un système dollarisé, creusant un fossé social déjà béant — les 10 % les plus riches détiennent 70 % des richesses (Oxfam, 2023). Cette marginalisation massive transformerait les pauvres en parias économiques, incapables de participer à une société où tout, du loyer à l’éducation, serait fixé en dollars.

Quatrième désavantage, souvent négligé mais crucial : l’inadéquation avec les principaux partenaires commerciaux du Liban. Contrairement à une perception répandue, le dollar n’est pas la monnaie dominante dans les échanges clés du pays. L’Arabie saoudite, premier marché d’exportation régional avec 200 millions de dollars en 2023, utilise le riyal saoudien ; les Émirats arabes unis (150 millions) le dirham ; l’Irak (100 millions) le dinar ; et l’Union européenne (600 millions, soit 30 % des échanges totaux) l’euro (Chambre de commerce de Beyrouth). Ces partenaires absorbent près de 60 % des exportations libanaises, tandis que les marchés dollarisés comme les États-Unis (50 millions) ou le Qatar (30 millions) restent secondaires. Adopter le dollar imposerait des coûts de conversion supplémentaires — estimés à 5 à 10 % par transaction, soit entre 160 et 320 millions de dollars annuels perdus (Banque Audi, 2024) — rendant les produits libanais (huile d’olive, vin, produits textiles) moins compétitifs face à des concurrents aux monnaies ajustées, comme la Turquie avec sa lire turque dévaluée ou la Jordanie avec son dinar flexible. Cette distorsion aggraverait le déficit commercial chronique (11,8 milliards en 2023), un comble pour un pays déjà importateur net à 80 % de ses besoins.

En somme, la dollarisation est une fausse promesse. Elle traite un symptôme — l’hyperinflation — sans guérir les causes profondes : une économie improductive, une corruption endémique, et une dépendance aux importations héritée du mal hollandais du PEG. Elle détruirait les emplois locaux en survalorisant une monnaie étrangère inadaptée au tissu commercial régional, tout en sacrifiant la souveraineté et en excluant la majorité de la population. C’est un remède pire que le mal, un écho tragique de l’échec de la parité fixe qui a déjà coûté au Liban son économie réelle.

Résultats actuels : une dollarisation rampante qui aggrave la fracture

La dollarisation n’est pas une hypothèse à venir ; elle est déjà une réalité rampante au Liban, avec des résultats qui parlent d’eux-mêmes — et ils sont loin d’être encourageants. En 2025, 83 % des dépôts bancaires sont libellés en dollars (Libnanews, 2022, ajusté pour 2025), bien que ces fonds soient gelés depuis octobre 2019 à des taux dérisoires via les « lollars » (8 000 livres pour un dollar, soit 9 % de leur valeur réelle au marché noir). Environ 70 % des transactions quotidiennes — des loyers dans le quartier huppé de Gemmayzé aux factures médicales dans les cliniques privées de Beyrouth — se font en billets verts (Middle East Eye, 2023). Depuis 2023, le ministère de l’Économie tolère cette pratique en autorisant les prix en dollars, payables en livres au taux du jour, qui atteint 89 000 en mars 2025. Les entreprises, des petits cafés aux grandes chaînes de supermarchés comme Spinneys, affichent désormais leurs tarifs en dollars, une adaptation pragmatique à une monnaie locale devenue pratiquement inutilisable.

Les effets visibles de cette dollarisation de facto sont doubles. D’un côté, elle offre une stabilité apparente pour une minorité. Les commerçants échappent aux fluctuations brutales qui ont fait passer le prix d’un café de 10 000 livres en 2022 à 450 000 livres en 2025 au taux parallèle — en dollars, il reste stable à 5 dollars. L’inflation, qui a atteint un pic de 171 % en 2024, est projetée à 50 % en 2025 (Bloomberg), un ralentissement partiellement attribuable à ces pratiques dollarisées et à l’injection d’une aide saoudienne de 1 milliard de dollars promise le 3 mars 2025. Cette stabilité profite aux entreprises dollarisées et aux ménages disposant de devises, souvent issus des classes moyennes supérieures ou connectés à la diaspora.

Mais cette façade cache une réalité bien plus sombre pour la majorité des Libanais. Les 80 % de la population payés en livres — un fonctionnaire public à 675 000 livres gagne 7,50 dollars mensuels au marché noir, un enseignant à peine 10 dollars — sont exclus de cette économie dollarisée. Un panier alimentaire moyen coûte 200 dollars par mois (Middle East Urban Lab, 2025), soit l’équivalent de 26 salaires minimum ou 20 salaires d’enseignant, une équation qui plonge les familles dans une misère absolue. Les transferts de la diaspora, qui ont injecté 6 milliards de dollars en 2024 (25 % du PIB), constituent un filet de sécurité vital pour environ 1,5 million de ménages (Banque mondiale, 2024), mais ce soutien ne couvre pas les 5 millions d’habitants, dont 4 millions dépendent encore de revenus en livres dévaluées. Cette dollarisation rampante creuse une fracture sociale : les nantis maintiennent un semblant de confort, tandis que les pauvres, sans accès aux dollars, sombrent dans une précarité sans fond.

Le parallèle avec le PEG est saisissant. Cette parité fixe, en survalorisant la livre grâce aux flux diasporiques, a asphyxié les secteurs productifs, favorisant une économie de consommation et d’importation au détriment de toute autonomie. Les exportations, à 3,2 milliards en 2023, restent anémiques, incapables de rivaliser avec des voisins aux monnaies flexibles comme la Turquie (lire dévaluée à 34 pour un dollar en 2025) ou la Jordanie (dinar à 0,71 dollar). Les importations, à 15 milliards, continuent de drainer les réserves, un schéma que la dollarisation actuelle ne fait qu’aggraver. Les banques, en faillite technique avec des pertes estimées à 72 milliards (FMI, 2022), n’offrent aucune solution : les dépôts gelés, qui valaient 170 milliards avant 2019, ne représentent plus que 20 % de leur valeur réelle au taux parallèle. Cette dollarisation de fait ne relance rien ; elle fige une économie moribonde dans une dépendance extérieure croissante, accentuant le mal hollandais en détruisant les rares emplois locaux encore viables — petits agriculteurs, artisans, ouvriers textiles — au profit d’une minorité dollarisée.

Les expériences étrangères : des leçons mitigées et souvent amères

D’autres nations ont opté pour la dollarisation officielle, offrant des expériences qui oscillent entre succès limité et échec cuisant. Que peuvent-elles apprendre au Liban ?

  • Panama (1904) : Depuis son indépendance en 1904, le Panama utilise le dollar américain comme monnaie officielle, affichant une stabilité enviable : une inflation de 1,8 % en 2024 et une croissance économique robuste de 5 %, portée par le canal de Panama (20 % du PIB, 6 milliards de dollars annuels) et une économie de services dominante (80 % du PIB, Banque mondiale, 2024). Les exportations, à 14 milliards en 2023 (produits pétroliers raffinés, logistique), profitent d’une intégration au commerce mondial dollarisé, notamment avec les États-Unis, principal partenaire (40 % des échanges). Mais ce succès repose sur une position géographique exceptionnelle et un rôle de hub commercial, des atouts que le Liban n’a pas. Les inégalités y restent marquées : 20 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (CEPAL, 2023), et les secteurs traditionnels comme l’agriculture (3 % du PIB) sont marginalisés, un écho au mal hollandais libanais. Pour Beyrouth, sans canal ni infrastructure comparable, ce modèle est un rêve hors d’atteinte.
  • Équateur (2000) : En 2000, après une crise bancaire et une inflation de 91 % en 1999, l’Équateur abandonne sa sucre pour le dollar américain. L’effet est rapide : l’inflation chute à 2,5 % en 2024, offrant une stabilité monétaire bienvenue. Mais la croissance reste molle, à 2 % en moyenne (Banque mondiale, 2024), tirée presque exclusivement par les exportations pétrolières (5 milliards en 2023, 60 % des revenus d’exportation), tandis que les importations dominent à 25 milliards. Les pauvres, représentant 35 % de la population (CEPAL, 2024), restent exclus d’une économie dollarisée sans diversification productive : l’industrie locale (15 % du PIB) stagne, incapable de concurrencer les importations bon marché. Le Liban, dépourvu de ressources pétrolières ou minérales significatives (les phosphates pèsent 0,5 % du PIB), risque une stagnation encore plus profonde, avec une exclusion sociale amplifiée par l’absence de base économique solide.
  • Zimbabwe (2009) : Confronté à une hyperinflation record de 231 millions % en 2008, le Zimbabwe adopte partiellement le dollar en 2009 pour remplacer son dollar zimbabwéen effondré. L’inflation tombe à 5 % en 2010, un soulagement immédiat, mais l’économie végète : un PIB de 28 milliards en 2023, une croissance anémique à 1 %, et une dépendance totale aux importations (4 milliards contre 2 milliards d’exportations, minerais principalement, Banque mondiale, 2024). En 2019, le pays réintroduit une monnaie locale partielle, signe d’un échec à long terme à relancer une économie productive. Le parallèle avec le Liban est troublant : sans industrie significative (10 % du PIB) ni exportations robustes (3,2 milliards en 2023), la dollarisation ne résout rien ; elle fige le pays dans une survie précaire, incapable de générer des emplois ou de réduire sa dépendance externe.

Une critique s’impose : la dollarisation n’est pas une panacée universelle. Panama prospère grâce à sa position stratégique et son intégration au commerce mondial, des conditions absentes au Liban. L’Équateur survit par son pétrole, mais stagne sans diversification, un avertissement pour un pays sans ressources naturelles. Le Zimbabwe, comme le Liban, illustre l’impasse d’une dollarisation dans une économie improductive : elle stabilise les prix à court terme, mais ne guérit pas les maux structurels — faiblesse industrielle, corruption, dépendance aux importations. Pour le Liban, adopter le dollar sans ces fondations amplifierait le mal hollandais, détruisant les emplois locaux déjà rares et creusant un fossé économique et social encore plus profond.

Solutions monétaires alternatives : des options audacieuses mais exigeantes

Faut-il dollariser officiellement ? Non, pas dans l’état actuel, et des alternatives méritent d’être considérées avec une analyse critique. Voici trois options monétaires, leurs forces, leurs failles, et les conditions nécessaires pour éviter une capitulation aveugle au dollar.

  1. Flottement contrôlé avec contrôle des capitaux
    Description : Laisser la livre flotter librement sur le marché, tout en imposant des restrictions strictes sur les sorties de devises pour préserver les réserves limitées (10 milliards de dollars en mars 2025, BDL estimée).
    Avantages : Une dévaluation contrôlée relancerait les exportations, actuellement à 3,2 milliards de dollars en 2023, avec un potentiel de 5 à 6 milliards en trois ans (Banque mondiale, 2023), en rendant les produits libanais — huile d’olive à 10 dollars contre 6 turcs, vin à 15 contre 10 jordaniens — plus compétitifs sur les marchés régionaux comme l’Arabie saoudite et les Émirats. Cela réduirait la dépendance aux importations (15 milliards en 2023), stimulant une production locale — l’agriculture pourrait remonter à 20 % du PIB avec des investissements ciblés, selon le ministère de l’Agriculture (2024). Cette flexibilité monétaire préserverait une souveraineté partielle, permettant d’absorber les chocs internes sans dépendre de Washington.
    Inconvénients : Une inflation initiale brutale — estimée à 70-100 % la première année (AUB, janvier 2025) — frapperait les ménages, nécessitant des subventions massives sur les aliments et carburants (1 à 2 milliards de dollars annuels), financées par l’aide saoudienne (1 milliard promis le 3 mars) ou internationale. Sans une gouvernance rigoureuse pour empêcher les fuites de capitaux — 20 milliards détournés entre 2019 et 2021 (Alvarez & Marsal, 2020) — les réserves s’épuiseraient rapidement, rendant le flottement intenable.
    Critique : Viable à moyen terme, mais exige une discipline fiscale et une lutte anticorruption que le Liban n’a jamais montrée (indice 24/100, Transparency International, 2024). Sans cela, c’est un pari risqué.
  2. Panier de monnaies régionales
    Description : Arrimer la livre à un panier diversifié — dollar (40 %), riyal saoudien (20 %), euro (30 %), dirham émirati (10 %) — reflétant les partenaires commerciaux clés : Arabie saoudite (200 millions d’exports), UE (600 millions), Émirats (150 millions).
    Avantages : Une monnaie alignée sur les échanges réels réduirait les coûts de conversion (160-320 millions annuels, Banque Audi, 2024), boostant les exportations vers les voisins arabes (40 % du total) et l’Europe (30 %), où le dollar est un handicap. Cela offrirait une flexibilité monétaire partielle, évitant une dépendance totale au dollar inadapté aux marchés régionaux, et permettrait d’absorber les fluctuations des partenaires sans sacrifier toute souveraineté. Une livre basée sur ce panier pourrait stabiliser à 50 000-60 000 contre un dollar ajusté, selon une simulation de l’AUB (2025), relançant la compétitivité locale.
    Inconvénients : La gestion d’un panier exige une BDL crédible et des réserves diversifiées (10 milliards actuels en dollars, insuffisants pour riyals ou euros). La complexité — ajustements quotidiens, volatilité régionale — pourrait dérouter les marchés, et sans contrôle strict, les spéculateurs videraient les coffres.
    Critique : Une idée séduisante, mais utopique sans une refonte de la BDL, discréditée par une opacité chronique (audit bloqué depuis 2020), et sans réserves multi-devises, un rêve hors de portée.
  3. Monnaie numérique nationale
    Description : Lancer une livre digitale contrôlée par la BDL via une blockchain, contournant les banques en faillite et intégrant les exclus.
    Avantages : Traçabilité accrue des flux (réduction des 70 % de transactions en cash, BDL, 2024), inclusion via mobile (85 % de pénétration, GSMA, 2024), et contournement des pertes bancaires (72 milliards, FMI). Une livre numérique à 50 000/dollar, ajustable, relancerait les échanges internes et limiterait les fuites. Combinée à l’aide saoudienne (1 milliard), elle financerait des microcrédits pour l’agriculture (20 % du PIB potentiel).
    Inconvénients : Infrastructure défaillante (coupures d’électricité, 20 heures/jour), méfiance envers la BDL (Salamé sous mandat international), et coût initial élevé (500 millions estimés, AUB). Sans confiance publique, elle serait rejetée.
    Critique : Innovant, mais irréalisable sans électricité stable et une BDL purgée — un défi titanesque.

Ces alternatives nécessitent des préalables drastiques : éradiquer la corruption, restructurer les banques (bail-in ou recapitalisation), et investir dans l’agriculture (20 % du PIB potentiel) et l’industrie (textiles, agroalimentaire). Le mal hollandais, en tuant la production via une livre surévaluée, exige une rupture : une monnaie flexible, régionale ou numérique pourrait redonner un souffle, mais sans volonté politique, elles échoueront.

Un choix à double tranchant : dollarisation ou renaissance ?

La livre libanaise est à l’agonie, et la dollarisation apparaît comme une porte de sortie tentante mais piégée. Elle promet une stabilité illusoire, mais sacrifie la souveraineté, détruit les emplois locaux en survalorisant une monnaie inadaptée, et creuse des inégalités abyssales dans un pays où 80 % des habitants n’ont pas de dollars. Le PEG, dopé par la diaspora et responsable d’un mal hollandais qui a tué la production, montre l’impasse : une devise forte sans base économique mène au désastre. Le dollar, absent chez les partenaires clés (Arabie, Émirats, UE, 60 % des exports), handicape les échanges, aggravant un déficit déjà chronique. Panama prospère par sa géographie, l’Équateur et le Zimbabwe stagnent sans industrie — le Liban, sans ressources ni compétitivité, suivrait le pire chemin.

Flotter la livre, adopter un panier régional ou une monnaie numérique offrent des voies audacieuses, mais exigent courage et réformes : fin de la corruption (24/100), relance agricole (20 % du PIB potentiel), et investissements ciblés (aide saoudienne, 1 milliard). Sans cela, dollariser serait un mirage mortel, condamnant le Liban à une dépendance stérile et à une économie de survivance. Le choix est clair : se réinventer ou s’effacer.

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