Une accumulation d’or qui masque les fragilités structurelles
Au 31 mars 2025, la Banque du Liban affiche des réserves d’or atteignant 28,34 milliards de dollars, soit 81 % du produit intérieur brut nominal anticipé pour l’année. Ce chiffre record, comparé aux précédents sommets de 27,6 milliards de dollars mi-mars 2025 et de 9,9 milliards de dollars début 2020, illustre une valorisation considérable du stock d’or de l’institution. Toutefois, il convient de nuancer cette performance qui découle essentiellement de la flambée des prix de l’or sur les marchés internationaux et de l’évolution artificielle du taux de change officiel, fixé depuis le 15 février 2024 à 89 500 livres libanaises pour un dollar par décision du conseil central de la Banque du Liban.
Cette accumulation d’actifs aurifères est donc largement nominale. Elle reflète plus la dépréciation chronique de la monnaie nationale et la fuite vers les valeurs refuges qu’une amélioration organique de la balance des paiements ou de la productivité de l’économie réelle. La structure de l’économie libanaise, toujours caractérisée par une dépendance excessive aux importations et à la dollarisation, n’est pas transformée par cette hausse de la valeur de l’or.
Les réserves de change en hausse modérée, mais insuffisantes face aux besoins extérieurs
Au-delà de l’or, les réserves en devises étrangères de la Banque du Liban se sont établies à 10,73 milliards de dollars fin mars 2025, contre 10,09 milliards de dollars à la fin de l’année 2024. Cela représente une progression de 6,3 % sur le trimestre. Depuis le point bas de juillet 2023, les réserves de change ont progressé de 2,15 milliards de dollars, mais restent très éloignées des besoins annuels en devises, estimés à plus de 20 milliards de dollars par an pour couvrir les importations de biens, de services et les obligations extérieures.
Évolution des réserves de la Banque du Liban | Fin mars 2025 (USD) | Fin 2024 (USD) | Variation trimestrielle |
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Réserves d’or | 28,34 milliards | 27,6 milliards | +2,7 % |
Réserves de devises | 10,73 milliards | 10,09 milliards | +6,3 % |
La progression des réserves de change est donc largement inférieure à celle des réserves d’or. Cette dichotomie souligne que la Banque du Liban demeure dans une situation précaire sur le plan des liquidités internationales, malgré la consolidation de son bilan comptable par la réévaluation des actifs en or.
Une lecture critique de la valorisation des actifs de la banque centrale
Le gonflement des actifs de la Banque du Liban mérite une lecture prudente. La valorisation du stock d’or repose sur un double effet de levier : d’une part, l’appréciation du métal jaune sur les marchés mondiaux, d’autre part, la multiplication par près de six du taux de change officiel de la livre libanaise vis-à-vis du dollar depuis le début de la crise monétaire.
Ce procédé comptable améliore mécaniquement le bilan de la Banque du Liban, sans pour autant refléter un apport net de flux réels de devises dans l’économie libanaise. En d’autres termes, cette revalorisation n’est pas le fruit d’achats récents d’or par la Banque du Liban, mais l’effet d’une correction nominale sur ses actifs existants.
Cette distinction est essentielle pour évaluer la soutenabilité des réserves de l’institution dans un contexte de déficit chronique du compte courant et d’instabilité politique. Les réserves liquides restent insuffisantes pour assurer durablement la défense de la monnaie nationale ou le règlement des importations vitales.
Une stabilité relative du bilan qui masque des déséquilibres profonds
Le bilan global de la Banque du Liban s’élevait à 8 378 000 milliards de livres libanaises fin mars 2025, en légère progression par rapport à fin février (8 351 600 milliards). La Banque centrale a modifié la présentation de ses comptes à partir d’octobre 2024 pour isoler les actifs réellement liquides dans la catégorie des « actifs de réserve ».
Toutefois, les passifs, notamment la monnaie en circulation hors de la Banque du Liban, continuent de croître rapidement. Fin mars 2025, celle-ci atteignait 86 777 milliards de livres libanaises, en hausse de 44,8 % sur un an.
Principaux postes du bilan BdL | Fin mars 2025 (LBP) | Fin mars 2024 (LBP) | Évolution annuelle |
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Monnaie en circulation | 86 777 milliards | 59 947 milliards | +44,8 % |
Dépôts du secteur financier | 7 612 600 milliards | 7 792 000 milliards | -2,3 % |
Cette expansion monétaire rapide alimente la pression inflationniste sur les prix domestiques, en particulier sur les biens de première nécessité, comme l’a montré la hausse de 6,8 % de l’indice des prix alimentaires sur un an en janvier 2025.
Une marge de manœuvre stratégique à relativiser
Dans son discours de politique monétaire, le gouverneur Karim Souaid insiste sur la transparence et la recapitalisation du secteur bancaire. Il rappelle que la Banque du Liban ne saurait être le bailleur de fonds permanent de l’État, ni le garant illimité du système bancaire. Ses déclarations réaffirment l’intention d’abandonner progressivement les mécanismes de financement monétaire et de promouvoir la régulation du secteur bancaire selon les standards internationaux.
Pour autant, l’accumulation d’or, bien que rassurante symboliquement, ne suffit pas à masquer les faiblesses structurelles de l’économie libanaise : dépendance excessive aux importations, fuite des capitaux, informalité endémique et déficit de confiance dans le système bancaire. En dépit de la hausse de la valeur comptable de ses réserves, la Banque du Liban reste confrontée à un dilemme : maintenir la stabilité nominale de sa monnaie sans disposer des réserves de change nécessaires pour soutenir un ajustement économique durable.