Suite de notre série consacrée à la Semaine jésuite (10 au 14 mars 2025) avec l’interview du P. François Boëdec, vice-recteur de l’USJ. Français, ancien Provincial de la Province d’Europe occidentale francophone, le P. Boëdec a fait sa thèse de doctorat sur les enjeux politiques du contrôle des ressources hydrauliques entre le Liban, la Syrie et Israël. Il a enseigné à l’USJ dont il a intégré le Haut-Conseil.
La Semaine jésuite est-elle spécifique aux jésuites du Liban ?
Ce concept est né dans la Province jésuite d’Europe occidentale francophone il y a à peu près une dizaine d’années, pour permettre aux établissements scolaires de découvrir, ou redécouvrir, le charisme jésuite et l’histoire de la Compagnie de Jésus. Bien que sous tutelle de la Compagnie, ces établissements n’ont pas forcément beaucoup de présence de jésuites, parce que nous sommes moins nombreux que par le passé. Il s’agit, pour ces établissements, de s’interroger sur ce que signifie « être jésuites ». La démarche a connu un grand succès, et a été reprise par différentes Provinces, notamment celle du Proche Orient.
Comment définiriez-vous la personne et l’action du P. Ducruet à qui il est rendu hommage ?
D’autres le connaissent mieux que moi, même si j’ai vécu deux ans en communauté avec lui, dans les années 1990, et que nous sommes restés en contact jusqu’à son décès. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il a profondément marqué l’histoire de l’université. Au moment de la guerre, il a tenu contre vents et marées. En 1975, il a instauré la Charte de l’USJ et a mis ensemble les différentes facultés de cette université qui avaient été créées au fur et à mesure, et conservaient une très grande indépendance. En tant que recteur, le père Ducruet a non seulement dit « Nous croyons à cette université, nous allons tenir malgré le conflit. C’est un service à rendre à ce pays qu’il ne faut pas lâcher », mais il a voulu lui donner les moyens d’être une véritable université. À ce titre, il peut être considéré comme le fondateur de l’Université moderne. Nous vivons complètement de sa vision. Pour entreprendre cela dans les circonstances de l’époque, il fallait avoir du tempérament, une conscience forte des enjeux, des convictions très profondes et être visionnaire. C’était un homme qui savait ce qu’il voulait, avec un fort caractère, très courageux. Mais également un très grand sensible et un compagnon très agréable. Ce qui m’a frappé, chez lui, c’est qu’il inspirait le respect, c’était un très grand monsieur qui n’aimait ni les mondanités, ni les dîners en ville, ni les flatteries (quand on vient voir le recteur pour obtenir quelque avantage). Il était assez incorruptible de ce point de vue. Il était simple et s’intéressait à la vie des personnes les plus simples au service de l’université et qu’il connaissait.
Les jésuites français ont une histoire particulière avec l’USJ. Pouvez-vous la résumer ?
La Province du Proche-Orient qui existe aujourd’hui est issue des missions jésuites françaises. À l’époque, il y a eu jusqu’à quatre Provinces en France : la Province de Paris, celle de Champagne, celle de Toulouse et celle de Lyon. Chacune de ces Provinces avait des missions, selon la terminologie d’alors. Le territoire de mission de la Province de Lyon était le Levant. Donc, la plupart des jésuites français qui sont venus ici étaient originaires de Lyon et de sa région. Puis, le Proche-Orient est devenu une Province indépendante, tout en conservant des liens avec la France. Il en a été de même pour l’USJ, fondée par les jésuites de la Province de Lyon. Là aussi on retrouve le père Ducruet parce qu’il a tenu à ce que l’Université Saint-Joseph soit une université libanaise, et non pas une université française au Liban. L’USJ est une université de droit libanais, au service du Liban, même si elle est francophone. Petit à petit, l’émancipation s’est opérée avec les jésuites de France et les institutions administratives universitaires françaises, mais les liens ont perduré. Si je suis là aujourd’hui, c’est bien la preuve que des liens importants demeurent entre la Province d’Europe occidentale francophone et celle du Proche-Orient.
Pour autant, il ne faut pas oublier que nous sommes un Ordre international – ce qui fait que, parfois, certains Libanais ne se sentent pas concernés par cette œuvre –, nous dépassons donc la nationalité pour regarder la mission et voir quelle personne peut se mettre à son service. Au Liban, il y a eu ainsi de nombreux Néerlandais, à commencer par le père Kolvenbach qui a été Provincial ici avant d’être Père général à Rome.
Vous avez souligné le caractère francophone de l’USJ.
Dans un monde de plus en plus anglophone, avoir une université francophone signifie que derrière la culture française, il y a un message universel qui peut être bon pour le monde entier, et donc pour cette région. Il ne s’agit pas de garder des intérêts ou une gloire passée, mais de prendre conscience que la culture française est utile pour le vivre-ensemble, l’ouverture d’esprit. Cela vaut donc la peine de continuer ainsi, même si cela devient difficile : les autres universités ont basculé. Cela ne nous empêche pas de tenir compte de la nécessité de maîtriser l’anglais. Si nous ne le faisions pas, les étudiants partiraient ailleurs. L’enjeu est de former les gens et pas simplement de défendre le français. Il faut arriver à faire comprendre que le français peut être un atout supplémentaire dans la formation.
Donc à l’USJ l’enseignement se fait en français, anglais, mais aussi arabe ?
Oui, c’est important d’avoir ces trois langues et nous devons le mettre davantage en avant. Il faut qu’à l’avenir, nous continuions à avoir des gens qui pensent en français. Quand on voit l’évolution au niveau des écoles, c’est un défi : il me semble que pour la première année, il y a plus d’enfants scolarisés en anglais qu’en français au Liban. Pas de beaucoup, mais si cette tendance se confirme, dans 25 ans, qui pensera en français ? Parce que parler français c’est aussi un esprit, une manière d’être au monde, c’est avoir un rapport particulier avec les autres.
Une des caractéristiques des jésuites est l’inculturation. Comment se fait-elle, ici, dans un pays qui ne paraît pas, à première vue, si différent de la France, notamment méditerranéenne ?
La première chose est l’apprentissage de la langue. Un jeune jésuite arrivant au Liban ne peut pas se contenter de l’anglais ou du français, sinon il va rester dans un microcosme. Je l’affirme alors même que je ne parle pas la langue et que je suis très conscient de cela. La raison est simple : je n’avais pas choisi d’entrer dans la Province du Proche-Orient. J’étais de la Province de France et on est venu me chercher pour aider ici, ce que je fais très volontiers parce que j’aime ce pays dans lequel j’ai déjà vécu. Mais je considère qu’il faut être suffisamment à l’aise dans la langue pour être envoyé dans des apostolats et des missions dont le but est de rencontrer chaque personne.
À l’USJ, les enjeux d’éducation, de formation, sur une terre qui est au croisement de tant de cultures et de religions, sont cruciaux d’autant plus que c’est la seule université jésuite du monde arabe. La dimension sociale de l’université est également très importante. Depuis le début, elle se veut au service de tout le Liban. Catholique, elle n’a pas peur de ses convictions, mais elle est ouverte à tous. Et elle est perçue comme telle. Il me semble qu’elle est respectée, non seulement pour la qualité de sa formation, mais pour sa capacité à ne pas être d’un camp, d’un bord, d’un parti, ni inféodée à quiconque.
Nous sommes dans l’année de l’Espérance : votre espérance pour l’USJ et au delà ?
L’USJ, avec sa complexité, ses difficultés, ses limites, les enjeux et les défis auxquels elle fait face, vaut la peine qu’on se batte pour elle. C’est un très bel outil apostolique, totalement au service de ce pays tout à la fois fou et attachant. Elle peut aider le Liban à continuer à avoir une histoire à hauteur d’homme. Voilà mon espérance. Je crois à cette mission. Je m’y donne avec beaucoup de joie. Et je crois que Dieu accompagne toujours son peuple pour trouver le bon chemin. Il nous rappelle sans cesse de faire confiance, de ne pas perdre espoir. L’USJ est un vrai lieu pour vivre cela. Et pour dire aux autres que nous allons faire de belles choses ensemble.
Quels sont les principaux enjeux de l’USJ ?
Ils sont multiples, mais il y a évidemment la question économique, dans un pays qui a été frappé de plein fouet par différentes crises successives qui ont mis à mal l’économie. L’université n’est pas une ONG : il y a beaucoup de gens qui vivent de l’université. Donc il faut pouvoir trouver un équilibre financier. Ce n’est jamais gagné. Il me semble qu’environ 80 % du budget vient des scolarités. Or, dans une période où les familles ont du mal à payer, il faut travailler sur la recherche de fonds pour avoir une plus grande stabilité financière. À mon avis, c’est un des gros chantiers qui nous attend. La culture française ne poussait pas vraiment en ce sens, même si les choses commencent à évoluer.
Sur cette question on retrouve l’identité de l’USJ : les anciens se sentent être des anciens de l’ESIB, de la fac de médecine, ou de telle institution, avant d’être un ancien de l’USJ. Il nous faut progresser encore dans une identité commune pour toucher plus facilement les Alumni, notamment aux États-Unis où ils sont très nombreux.
Autre enjeu : la francophonie et l’apprentissage de l’anglais ; comment garder notre esprit, tout en étant ouvert. Sans oublier que c’est une université jésuite. Il faut donc se demander comment faire entrer dans cet esprit tous ceux qui s’investissent ici, comment les faire participer à la mission de la Compagnie tout en respectant les itinéraires de chacun. Nous avons un esprit particulier qui a traversé 150 ans avec un certain nombre de valeurs, une dimension sociale (nous ne sommes pas une « boîte à fric » !), etc. Tout ce qui est proposé à l’occasion de la Semaine jésuite et des 150 ans contribue à redécouvrir cela. Il y a une petite musique dans cette université. Il faut continuer à la jouer et à faire en sorte que d’autres puissent la jouer.