Près de cinq ans après l’explosion du 4 août 2020, qui a détruit une partie de la capitale libanaise, le dossier judiciaire reste enlisé. Alors que la reprise des frappes israéliennes a ravivé les craintes sécuritaires, l’affaire du port réapparaît dans l’actualité judiciaire sous le prisme du blocage persistant des procédures. Malgré les attentes, les mobilisations et les engagements politiques, l’enquête reste paralysée. Face à cette stagnation, les familles des victimes redoublent de colère et de détermination.
Une enquête bloquée à tous les niveaux
Depuis la suspension du juge Tarek Bitar, désigné pour instruire le dossier, les recours et contre-recours se sont multipliés devant les juridictions libanaises. Plusieurs responsables politiques et sécuritaires mis en cause ont invoqué des immunités constitutionnelles ou déposé des plaintes contre le magistrat. Le résultat est un arrêt de fait de l’enquête : aucune audition, aucun acte judiciaire significatif, aucune mise en examen depuis des mois.
Cette paralysie a été accentuée par des interférences politiques, manifestées par des pressions exercées sur les instances judiciaires compétentes. Les autorités chargées de statuer sur les recours se déclarent incompétentes ou renvoient le dossier d’une juridiction à l’autre, créant un vide procédural inédit dans une affaire de cette ampleur.
Dans ce contexte, les promesses de « vérité et justice » faites au lendemain du drame apparaissent de plus en plus vides. L’État semble incapable de garantir un minimum de fonctionnement judiciaire lorsqu’il s’agit d’une affaire impliquant des responsables de haut niveau.
L’épuisement des familles, la radicalisation des discours
Face à l’immobilisme judiciaire, les familles des victimes poursuivent leurs actions publiques. Des sit-in sont régulièrement organisés devant le palais de justice de Beyrouth, accompagnés de prises de parole dans les médias. Le 6 juin 2025, une nouvelle manifestation a rassemblé plusieurs dizaines de familles et de soutiens, réclamant la reprise immédiate de l’instruction.
Certains collectifs de proches s’orientent désormais vers des stratégies plus offensives : recours internationaux, pétitions, saisines d’instances onusiennes. Une coalition regroupant plusieurs ONG libanaises et étrangères milite pour l’internationalisation de l’enquête, estimant que la justice libanaise a définitivement prouvé son incapacité à agir de manière indépendante.
Les discours se durcissent. De plus en plus de familles dénoncent un « système d’impunité organisé » et une « collusion entre les sphères politiques, sécuritaires et judiciaires ». Les appels à la démission de certains responsables judiciaires se multiplient, accusés de faire obstacle à la vérité.
Silence politique, embarras des institutions
La classe politique libanaise dans son ensemble évite désormais de commenter le dossier. Les rares déclarations publiques se bornent à rappeler l’importance du « respect des procédures » ou à renvoyer la responsabilité à la justice.
Cette posture de retrait traduit un embarras palpable. Tout en reconnaissant l’émotion suscitée par le drame, la plupart des responsables redoutent l’effet politique de nouvelles inculpations ou d’auditions publiques. Le dossier est perçu comme une boîte de Pandore, susceptible d’ébranler des équilibres institutionnels fragiles.
Le Conseil supérieur de la magistrature, censé veiller à l’indépendance des juges, reste silencieux. Le ministre de la Justice, quant à lui, évoque des obstacles techniques ou juridiques pour justifier la lenteur des procédures.
Enjeux d’image et pressions internationales
L’inaction du système judiciaire sur ce dossier continue de nuire à l’image du Liban à l’international. Plusieurs ambassadeurs occidentaux ont exprimé leur « profonde préoccupation » quant à l’absence de progrès. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a mentionné l’affaire dans un rapport sur l’impunité au Moyen-Orient.
Mais ces pressions restent symboliques. Aucun mécanisme contraignant n’est envisagé. Les pays donateurs, préoccupés par la stabilité régionale, évitent de conditionner leur aide à des avancées judiciaires. L’Union européenne, qui finance une partie de la réforme judiciaire, n’a pas émis de commentaire spécifique depuis plusieurs mois.
Les demandes d’enquête internationale, portées par les ONG et certaines familles, peinent à trouver un relais diplomatique suffisamment engagé pour les faire avancer au Conseil des droits de l’homme ou à l’Assemblée générale de l’ONU.