Depuis 2019, le Liban traverse l’une des crises économiques les plus sévères de son histoire moderne. En l’absence de réponses structurelles et face à l’effondrement du secteur formel, l’économie informelle est devenue une alternative indispensable pour répondre aux besoins quotidiens de millions de Libanais. Cette transition massive, bien que vitale à court terme, souligne des faiblesses structurelles majeures et pourrait poser des défis de long terme pour la reconstruction du pays.
L’essor de l’économie informelle au Liban
Selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT), l’économie informelle représentait environ 30 % du PIB libanais en 2018. Toutefois, avec la crise économique, ce chiffre a bondi pour atteindre près de 50 % en 2022. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que près de 1,5 million de travailleurs libanais, sur une population active de 2,4 millions, sont actuellement employés dans le secteur informel. Cette augmentation spectaculaire s’explique par :
- L’effondrement des entreprises formelles :
Selon la Chambre de commerce et d’industrie de Beyrouth, plus de 35 % des petites et moyennes entreprises ont cessé leurs activités entre 2019 et 2023. Le secteur de la restauration, par exemple, a vu 50 % de ses établissements fermer leurs portes. - La hausse du chômage :
Le taux de chômage officiel a atteint 40 % en 2023, selon les données de la Banque mondiale. Ce chiffre est encore plus élevé chez les jeunes, où il dépasse les 60 %. De nombreux Libanais se tournent alors vers des activités informelles pour générer un revenu. - L’érosion du pouvoir d’achat :
Avec une inflation qui a dépassé les 250 % entre 2019 et 2023, les salaires en livres libanaises ont perdu plus de 90 % de leur valeur réelle. L’économie informelle offre des produits et services souvent moins chers, échappant aux taxes et aux coûts formels.
Les secteurs clés de l’économie informelle
L’économie informelle au Liban s’est développée dans plusieurs secteurs stratégiques pour répondre aux besoins immédiats de la population.
- Le commerce informel :
Les marchés de rue, les kiosques improvisés et les vendeurs ambulants sont devenus omniprésents, notamment dans les grandes villes comme Beyrouth, Tripoli et Saïda. Ces commerçants proposent des produits de base (fruits, légumes, vêtements) à des prix plus accessibles, mais souvent sans garantie de qualité ou de provenance.- Statistique clé : Une étude de l’OIT publiée en 2023 montre que 70 % des Libanais achètent régulièrement auprès de vendeurs informels pour économiser sur leurs dépenses quotidiennes.
- Les services non déclarés :
Les réparateurs, chauffeurs de taxi sans licence, ou travailleurs domestiques opérant sans contrat formel constituent une part croissante de l’économie. Ces activités permettent à des milliers de personnes de gagner leur vie, mais elles échappent aux réglementations et à la fiscalité. - L’agriculture et le troc :
Dans les zones rurales, l’agriculture de subsistance a connu un regain d’activité. Les coopératives locales et les systèmes de troc se sont multipliés pour pallier l’inaccessibilité des biens alimentaires importés. - Les réseaux de change informels :
Face à la perte de confiance dans le système bancaire, des bureaux de change non réglementés ont proliféré. Selon une étude de la Banque du Liban, plus de 80 % des transactions monétaires en 2023 ont été effectuées sur le marché noir.
Les avantages immédiats de l’économie informelle
- Réponse aux besoins essentiels :
L’économie informelle joue un rôle de filet de sécurité en permettant aux ménages d’accéder à des biens et services de première nécessité. Selon une enquête menée par l’Institut libanais des études économiques (LIFE), plus de 60 % des ménages déclarent dépendre des circuits informels pour subvenir à leurs besoins alimentaires. - Création d’emplois :
Avec un marché du travail formel en pleine contraction, l’économie informelle offre une opportunité de survie à des millions de travailleurs. Bien que précaires, ces emplois permettent à de nombreuses familles d’échapper à la pauvreté extrême. - Flexibilité et résilience :
L’économie informelle s’adapte rapidement aux besoins locaux et aux contraintes du marché. Elle contribue également à renforcer la résilience communautaire, notamment à travers des réseaux de solidarité et d’entraide.
Les limites et les risques de l’économie informelle
Si l’économie informelle répond à des besoins immédiats, elle comporte également des limites importantes qui pourraient aggraver les problèmes structurels du Liban à long terme.
- Manque de protection sociale :
Les travailleurs de l’économie informelle ne bénéficient d’aucune protection sociale. Selon l’OIT, plus de 70 % des travailleurs informels au Liban n’ont pas accès à une couverture santé ou à une retraite, les laissant vulnérables face aux accidents ou aux maladies. - Érosion des recettes fiscales :
L’évasion fiscale généralisée prive l’État de revenus cruciaux. Selon le ministère des Finances, les pertes fiscales liées à l’économie informelle s’élèvent à environ 3 milliards de dollars par an, soit près de 15 % des recettes publiques potentielles. - Inégalités croissantes :
L’économie informelle profite principalement à ceux qui disposent déjà de ressources ou de réseaux. Les populations les plus marginalisées, notamment les réfugiés syriens et palestiniens, restent souvent exclues de ces opportunités. - Compétition déloyale :
Les entreprises formelles, soumises à des taxes et des réglementations strictes, peinent à concurrencer les acteurs informels. Cela entraîne un cercle vicieux où de plus en plus d’entreprises formelles ferment leurs portes, alimentant ainsi la croissance de l’informel.
Les implications économiques et sociales
L’essor de l’économie informelle reflète les faiblesses structurelles de l’économie libanaise, notamment :
- Une dépendance excessive aux importations :
Le Liban importe près de 80 % de ses besoins en biens de consommation. L’effondrement des chaînes d’approvisionnement formelles exacerbe cette dépendance, poussant les citoyens vers des alternatives informelles. - Une absence de planification économique :
Depuis des décennies, les politiques économiques se sont concentrées sur le secteur financier, au détriment des secteurs productifs tels que l’agriculture et l’industrie. L’économie informelle tente de combler ce vide, mais sans réponse coordonnée de l’État. - Un affaiblissement des institutions :
L’État libanais, déjà paralysé par la corruption et les luttes politiques, perd davantage de légitimité à mesure que les citoyens se tournent vers des solutions informelles.
Perspectives et solutions possibles
L’économie informelle ne peut être qu’une solution temporaire. Pour reconstruire une économie formelle stable et équitable, des réformes profondes sont nécessaires :
- Renforcement des institutions publiques :
Lutter contre la corruption et améliorer la transparence des politiques économiques sont des prérequis pour restaurer la confiance des citoyens et des investisseurs. - Formalisation progressive de l’informel :
Encourager la transition des acteurs informels vers le secteur formel grâce à des incitations fiscales, des subventions et des simplifications administratives. - Investissements dans les secteurs productifs :
Relancer l’agriculture, l’industrie et les énergies renouvelables pour réduire la dépendance aux importations et créer des emplois formels. - Protection sociale universelle :
Mettre en place un système de protection sociale inclusif pour garantir un minimum de sécurité aux travailleurs, qu’ils soient formels ou informels.
Sources :
- Organisation internationale du travail (OIT) : Statistiques sur l’économie informelle au Liban
- Banque mondiale : Rapports sur la crise libanaise
- Fonds monétaire international (FMI) : Article IV – Liban 2023
- Institut libanais des études économiques (LIFE) : Étude sur les marchés informels
- Ministère des Finances du Liban : Données fiscales 2023
Une transition réussie vers une économie formelle nécessitera des réformes ambitieuses et un engagement collectif pour surmonter les défis actuels.



