Alors que la crise économique s’aggrave, la criminalité connaît une montée inquiétante au Liban. Les conditions de vie se détériorent, les forces de l’ordre manquent de moyens, et l’impunité devient la norme. Le pays fait face à une augmentation des vols à main armée, des homicides et des enlèvements, mettant en danger des milliers de citoyens. Cette situation, qui touche aussi bien les centres urbains que les régions rurales, alimente un climat de peur et de méfiance généralisée.
Une explosion des crimes violents
La détérioration de la situation économique au Liban a créé un terreau fertile pour l’explosion de la criminalité. Avec un taux de pauvreté dépassant désormais 80 % de la population, selon les dernières estimations des organisations humanitaires, une partie croissante des Libanais est contrainte de recourir à des activités illégales pour subvenir à ses besoins. Ce phénomène ne touche plus seulement les classes sociales les plus défavorisées, mais s’étend également aux anciennes classes moyennes, qui, face à la dévaluation de la monnaie et à l’inflation galopante, se retrouvent dans l’incapacité d’assurer leur survie.
Les vols à main armée sont devenus une menace quotidienne. Les bijouteries, pharmacies et commerces de proximité sont régulièrement pris pour cible, notamment dans les grandes villes comme Beyrouth, Tripoli et Saïda, où les malfaiteurs agissent en plein jour, parfois même avec des armes automatiques. En 2024, plus de 2 100 braquages ont été recensés, contre environ 1 400 en 2022, marquant une augmentation de près de 50 % en deux ans. Les bandes criminelles organisées ne sont pas les seules à passer à l’action ; de plus en plus de petits délinquants isolés tentent leur chance, souvent désespérés par leur situation économique.
Les enlèvements contre rançon sont également en forte hausse, avec un mode opératoire qui rappelle celui des périodes d’instabilité passées du Liban. Entre 2023 et 2024, le nombre d’enlèvements signalés a bondi de 32 %, les victimes étant souvent des commerçants ou des expatriés rentrés temporairement au pays. Dans plusieurs cas, les familles ont été forcées de payer des rançons atteignant plusieurs dizaines de milliers de dollars, une somme difficile à réunir pour des ménages déjà fragilisés par la crise économique.
Face à cette montée de la violence, la population se sent de plus en plus abandonnée par les forces de l’ordre, qui manquent cruellement de moyens pour enrayer la criminalité. Les habitants de certains quartiers évitent désormais de sortir après la tombée de la nuit, et plusieurs entreprises ont choisi de réduire leurs horaires d’ouverture pour limiter les risques. Cette insécurité grandissante alimente un climat de peur qui renforce encore davantage la défiance envers les institutions, déjà affaiblies par la corruption et l’inefficacité des autorités.
Des régions entières laissées à l’abandon
Dans ces régions à forte criminalité, la situation sécuritaire s’est détériorée au point que certaines localités échappent totalement au contrôle de l’État. Dans la banlieue sud de Beyrouth, plusieurs quartiers sont devenus le théâtre de conflits entre gangs rivaux, qui se disputent le contrôle des trafics illicites. Les habitants font état de fusillades nocturnes, de règlements de comptes en plein jour et d’une justice parallèle imposée par ces groupes. La peur de représailles pousse de nombreuses victimes à ne pas porter plainte, sachant que même en cas d’arrestation, les criminels sont souvent libérés rapidement, soit par manque de preuves, soit en raison de la corruption au sein du système judiciaire.
Dans la Bekaa, la culture et le commerce du cannabis, autrefois tolérés mais sous contrôle, sont désormais entre les mains de réseaux criminels qui opèrent à grande échelle, notamment dans la plaine de Baalbek-Hermel. Les affrontements entre les trafiquants et les forces de sécurité se sont intensifiés ces derniers mois, avec des barrages routiers improvisés, des opérations d’intimidation contre les forces de l’ordre et des attaques directes contre des postes militaires. L’État, en manque de moyens, est souvent contraint de négocier discrètement avec ces groupes pour éviter une escalade plus grave.
Dans le nord du Liban, notamment à Tripoli et Akkar, la montée du banditisme organisé complique encore davantage la vie quotidienne des habitants. Des quartiers entiers sont désormais sous la coupe de groupes armés, qui exploitent le vide laissé par le retrait progressif des forces de l’ordre. Les trafics de carburant, de produits alimentaires subventionnés et même d’êtres humains se sont intensifiés, profitant de la porosité des frontières avec la Syrie. La contrebande, autrefois limitée à quelques filières discrètes, s’est transformée en un véritable marché parallèle, où les produits essentiels sont écoulés hors du pays à des prix bien supérieurs, aggravant la crise du coût de la vie pour les Libanais.
Les extorsions et rackets se multiplient dans ces régions, forçant les commerçants et entrepreneurs locaux à verser des sommes allant de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars par mois pour continuer à exercer leur activité sans encombre. Certains, incapables de payer ces « taxes » imposées par des criminels, ont été contraints de fermer boutique ou de quitter la région. Ce phénomène, qui touche autant les petits commerçants que les grandes entreprises, affaiblit encore davantage l’économie locale et accélère la désindustrialisation de certaines zones, renforçant le chômage et, par extension, alimentant un cercle vicieux de précarité et de criminalité.
Une justice inefficace face à l’impunité
Le système judiciaire libanais, déjà fragilisé par des années de dysfonctionnements structurels et de corruption, peine aujourd’hui à faire face à l’explosion de la criminalité. Les tribunaux sont paralysés par un manque criant de ressources, ce qui entraîne des retards considérables dans le traitement des affaires. Un dossier criminel peut prendre plusieurs années avant d’aboutir à une condamnation, laissant ainsi des délinquants en liberté pendant toute la durée du procès. Cette lenteur judiciaire, combinée à une pénurie de juges et de procureurs, crée un sentiment d’impunité généralisé, où les criminels savent qu’ils ont peu de chances d’être véritablement inquiétés par la justice.
L’un des problèmes les plus préoccupants concerne la libération rapide des individus arrêtés, même lorsqu’ils sont accusés de crimes graves. Faute de moyens pour mener des enquêtes approfondies ou par manque de place dans les centres de détention, de nombreux suspects sont relâchés sous caution ou bénéficient d’un classement sans suite. Pire encore, des interventions politiques permettent parfois à certains criminels d’échapper aux poursuites, en raison de leurs connexions avec des figures influentes. Cette instrumentalisation de la justice par des intérêts privés et partisans affaiblit encore davantage la confiance des citoyens dans les institutions judiciaires.
Face à cette situation, de plus en plus de Libanais estiment que l’État est incapable de garantir leur sécurité, ce qui pousse certaines communautés à prendre les armes pour se défendre elles-mêmes. Dans plusieurs villages de la Bekaa et du nord du Liban, des groupes d’autodéfense ont vu le jour, organisant des patrouilles nocturnes et mettant en place leurs propres systèmes de surveillance. Dans certains quartiers de Tripoli et Beyrouth, des habitants se sont regroupés pour former des réseaux de protection communautaire, allant jusqu’à imposer des couvre-feux non officiels et exiger des identifications à l’entrée de certaines zones résidentielles.
Cette évolution rappelle des périodes sombres de l’histoire libanaise, notamment la guerre civile (1975-1990), où l’absence d’un État fonctionnel avait conduit à l’émergence de milices locales et de factions armées assurant la sécurité à leur manière. Si cette dynamique continue de s’accentuer, le Liban risque de basculer dans un système où la force prime sur le droit, avec des conséquences désastreuses sur la stabilité du pays. L’État de droit s’effondrerait progressivement, laissant place à un morcellement sécuritaire où chaque région serait contrôlée par des acteurs non étatiques, accentuant la fragmentation du pays et rendant toute réforme judiciaire encore plus difficile à mettre en place.
Des solutions insuffisantes pour contrer la criminalité
Face à cette crise sécuritaire, le gouvernement a tenté de renforcer les patrouilles et d’augmenter la surveillance dans les quartiers les plus touchés. Mais ces mesures restent largement insuffisantes, en raison du sous-financement chronique des forces de l’ordre et du manque d’effectifs.
Face à l’inaction des autorités, plusieurs quartiers et localités ont pris l’initiative de s’auto-organiser afin de compenser l’absence de sécurité publique. Ces comités de sécurité de quartier, formés principalement par des résidents, des commerçants et d’anciens militaires ou policiers, ont mis en place des patrouilles nocturnes, installé des caméras de surveillance privées, et coordonné des alertes entre voisins en cas d’incident suspect. Dans certaines zones particulièrement touchées par la criminalité, comme la banlieue sud de Beyrouth, des quartiers de Tripoli et certaines localités de la Bekaa, ces groupes ont réduit le nombre de cambriolages et d’attaques contre les commerces grâce à une vigilance accrue et à une réponse plus rapide que celle des forces de l’ordre en sous-effectif.
Cependant, ces solutions communautaires restent précaires et limitées. Contrairement à une force de police structurée, ces comités n’ont ni formation spécifique, ni cadre légal clair pour exercer leurs actions. Leur autorité dépend du consentement des habitants, ce qui pose des problèmes dès lors qu’il s’agit d’arrêter un suspect ou d’intervenir face à des individus armés. Dans certains cas, ces comités ont été confrontés à des représailles de la part de gangs locaux, qui considèrent ces initiatives comme une menace à leur domination sur certains territoires. Certains membres de ces groupes de sécurité ont même été directement pris pour cible, ce qui dissuade d’autres volontaires de s’impliquer activement dans ces efforts.
Une autre limite majeure de ces initiatives réside dans le risque de dérive vers des milices privées. Sans supervision officielle, certains comités ont commencé à imposer leurs propres règles, allant jusqu’à restreindre la circulation dans certains quartiers, exiger des habitants qu’ils suivent certaines directives, voire appliquer des sanctions arbitraires. Dans certaines zones rurales et périurbaines, certains groupes d’autodéfense se sont transformés en véritables milices, contrôlant l’accès aux ressources locales et instaurant des formes de justice expéditive, qui échappent totalement aux institutions judiciaires officielles.
Ces comités ne peuvent donc être qu’une réponse temporaire à la crise sécuritaire actuelle. Sans une stratégie nationale cohérente, intégrant des réformes du secteur de la sécurité, un renforcement des forces de l’ordre et une amélioration de la gouvernance judiciaire, ces initiatives risquent à terme de fragiliser encore plus le rôle de l’État et d’enraciner une sécurité fragmentée, où chaque quartier ou région établit ses propres règles. Seule une réforme globale du système de sécurité publique, accompagnée d’un renforcement des moyens des forces de l’ordre, pourra garantir une véritable stabilisation de la situation.
Le Liban en route vers un chaos sécuritaire ?
Si aucune réforme n’est mise en place rapidement, la situation risque d’empirer. L’augmentation des crimes violents, combinée à l’affaiblissement des institutions sécuritaires, pourrait faire du Liban un territoire où l’État n’a plus aucun contrôle sur la sécurité publique.
Sans une réponse forte du gouvernement, les citoyens devront s’adapter à une insécurité croissante, où les solutions individuelles remplaceront progressivement les protections étatiques. Le pays pourrait alors basculer vers une société où la criminalité devient une norme, plutôt qu’une exception.