Liban: le VoIP, prochain cheval de bataille sur le front des Télécoms?

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Le Ministre des Télécoms par intérim, il faut désormais le rappeler, Nicolas Sehnaoui a révélé hier sur le réseau social Twitter qu’il comptait introduire au Liban avec de nombreuses années en retard par rapport aux autres pays y compris dans la région, la technologie VoIP, acronyme de « Voice over IP » ou voix à travers l’IP, c’est à dire à travers Internet. On l’aura compris, il s’agit de téléphonie via réseaux informatiques. Ce développement ferait cependant face à certains intérêts que Nicolas Sehnaoui ne nomme pas et qui s’y opposent sous le prétexte que cette introduction pourrait alors ruiner le secteur télécom au Liban et assécher les revenus de l’État.

Cela mérite donc réflexion et il serait intéressant d’étudier en détail le projet de loi du Ministre par intérim, chose pour le moment impossible. Cependant, on peut se baser sur les expériences de la légalisation du VoIP dans différents pays pour en étudier les différentes conséquences.

Qu’est ce que tout d’abord le VoIP? 

Il s’agit de la transmission de la voix via des réseaux internet ou privés, basée sur la technologie IP. La voix est donc compressée en signal digital et sa qualité, notamment sa latence, dépend de la vitesse de connexion. La communication, elle-même, peut se faire via du matériel dédié, comme en France ou des téléphones compatibles VoIP existent ou via des logiciels et intégrés à des smartphones, à l’exemple de FaceTime des Iphones de Marque Apple ou  encore téléchargeables comme Skype, MSN, voir même via des sites web comme aujourd’hui Facebook Messenger pour ne citer que les plus connus. L’un des intérêts les plus importants est de décroitre les coûts de communication mais cela au prix d’une bande passante parfois importante et ce détail ne sera pas anodin dans le cas qui nous concerne.

Au niveau des entreprises, l’intérêt principal, selon une étude conduite en France en 2011 par Bouygues Télécom est d’augmenter la compétitivité des entreprises. Ainsi 91% des personnes sondées soulignent l’efficacité des processus qui s’en trouve améliorée, 88% estiment que l’efficacité personnelle est augmentée, 87% que la qualité des projets est améliorée, etc… Il s’agit donc d’un gain opérationnel important au sein de telles organisations. En terme de consommation générale, selon une étude commanditée par l’entreprise Cisco, la téléphonie via IP a augmenté de 248% en Métropole, passant 18,6 milliards de minutes en 2006 à 64,8 milliards de minutes en 2010. On estime ainsi que le recours de plus en plus fréquent à la technologie VoIP a permis d’augmenter en France le PIB de 0,3% entre 2006 et 2010, son impact sur les finances de l’Etat devenant alors évident et bénéfique surtout dans un environnement économique peu favorable avec les différentes crises traversées depuis. Des chiffres similaires peuvent être donnés pour les différents pays occidentaux.

Concernant l’impact sur les revenus des entreprises télécoms, le VoIP entraine effectivement un impact sur les appels internationaux à l’exemple de différents pays, Ghana Telecom a vu ses revenus chuter de 42 millions USD en 1998 à 14,4 millions en 2002, FINTEL aux îles Fidji a vu ses recettes chuter de 41,27 millions en 2000 à 24,9 millions en 2004, lors du développement du VoIP sur les scènes locales respectives. Plus proche de chez nous, aux Emirats Arabes Unis, Etisalat a estimé que l’introduction du VoIP en 2008 amenait à la diversification des revenus pour compenser les pertes, comme le prouve le fait qu’à Bahrein, le VoIP occupait une part de marché de 60% des appels internationaux et 40% des recettes de la compagnie Batelco. (source: http://www.itu.int/net/itunews/issues/2009/07/21-fr.aspx)

Parmi les premières remarques qui s’imposent donc, le VoIP existe déjà au Liban depuis l’introduction d’Internet au Liban, c’est à dire depuis 1995, – il s’agit d’une conséquence naturelle d’Internet – tant au niveau individuel, par l’utilisation de logiciels et cela d’une manière illégale qu’au niveau matériel, dans certaines entreprises, établissements bancaires ou certaines organisations comme les universités disposant parfois de permis de l’état pour son utilisation. Il ne s’agit donc pas d’autoriser dans le cas libanais le VoIP mais de le légaliser en réalité, ce qui est important à souligner et qui amoindri les arguments officiels des personnes et des organisations s’y opposant sous le prétexte que cela amoindrira les revenus des sociétés de télécommunication ou les revenus de l’état. Il s’agit donc aujourd’hui pour les autorités publiques d’apporter un cadre législatif aux opérateurs actuels et/ou à venir dans les termes suivants:

  • Quality of Service (Qos),
  • de permettre son interconnexion au réseau public, et par conséquent:
    • de permettre de donner des numéros de téléphones tout comme les lignes fixes,
    • de réguler les prix de ces services actuellement gratuit faute de législation,
    • et de permettre son accès à tous.

Il s’agit donc plus de contraintes techniques et d’une mauvaise volonté à devoir diversifier ses sources de revenus dans une évolution non pas douce mais rapide, pour les sociétés de communication à l’heure actuelle qui expliquent leur résistance à cette légalisation.

Au niveau QoS pour la téléphonie d’abord, il s’agit de l’étude de certains aspects qualitatifs en terme de temps de latence, de perte de signal, d’écho, d’interruption etc… Comme déjà souligné, l’accessibilité accrue à l’ADSL et développement des vitesses de connexion au Liban permet le recours de plus en plus fréquent à la technologie VoIP. En effet, comme déjà précédemment souligné, la qualité et la latence du signal dépend de ce paramètre. De source officielle, on indique donc que les abonnements ADSL ont augmenté de 20% depuis octobre 2012, la vitesse de connexion théorique de 8 fois, passant de 128 kps à 1 mega/s et la vitesse réelle de 40 kps à 600 kps soit de 15 fois. La consommation moyenne s’est également accrue de 2,3 giga par mois à 6,7 giga, en raison notamment de l’utilisation de plus en plus fréquente des contenus multimédias.

En terme QoS qui constitue le principal obstacle technique aujourd’hui,

  • Les dernières pannes dont a eu à souffrir le Liban au niveau de l’interruption du câble IMEWE comme en juillet dernier démontrent  qu’un certain nombre d’efforts doivent être entrepris tant par les autorités publiques que par les opérateurs privés. Certaines de ces contraintes techniques sont en voie d’être résolues, notamment par l’achat de 24% du câble Alexandros par le Ministre actuel pour augmenter la bande passante du Liban vers l’étranger. Cette redondance externe était attendue depuis nombreuses années mais doit également être accompagnée par une redondance interne. Ce projet de redondance interne existe depuis de nombreuses années, j’ignore cependant s’il a été résolu.
  • D’autres sont en cours, comme le projet de l’installation – tant souhaitée – d’un réseau de fibres optiques d’ici quelques années.Il était prévu dans l’accord signé par l’ancien Ministre des Télécoms Charbel Nahhas que ce réseau soit opérationnel dès fin 2011, ce qui n’est toujours pas le cas début 2013. Nous avons donc plus d’un an de retard sur le planning initial dans ce domaine. Actuellement, il reste cependant à poursuivre cet effort, notamment parce que les installations ADSL restent limitées dans leur vitesse de connexion pour certaines régions, comme à Jounieh par exemple ou la connexion maximale offerte au public est toujours de 1 meg/s contre 6 meg/s ailleurs.
  • Enfin de gros efforts doivent être consentis en faveur de la libéralisation de la bande passante, actuellement limitée en fonction des forfaits et fortement payante au-delà, la technologie VoIP en étant justement fortement consommatrice. La montée en puissance de la bande passante allouée aux consommateurs libanais via l’achat de 24% des capacités du câble Alexandros soit 700 giga contre 200 giga pour le câble IMEWE doit logiquement faire baisser ces tarifs, encore faudrait-il que les parties prenantes qui bénéficient du prix élevés devraient montrer quelques réticences comme c’est actuellement le cas d’ailleurs. Les FAI libanais accusent notamment Ogero de leur revendre à prix fort la bande passante qu’ils commercialisent ensuite aux consommateurs. (NDLR: Il existait, il y a quelques années la grille de tarification de la bande passante pour les FAI sur le site du ministère des télécommunication. On apprenait alors que cela allait jusqu’à 8 000 USD/Mega, cette grille a aujourd’hui disparu de ce site public ou demeure introuvable. On ne peut donc connaitre ce qu’il en est aujourd’hui, mais à priori, ces tarifs auraient fortement baissés tout en demeurant malheureusement au dessus des moyennes régionales et internationales.)

Des projets sont en cours actuellement afin de l’améliorer. Il faut espérer que cet effort puisse se poursuivre et se concrétiser alors que le Liban doit prochainement constituer une nouvelle équipe ministérielle.

Quels sont les autres freins réels du développement VoIP?

Au niveau étatique, l’une des ressources traditionnelles des revenus de l’Etat est constituée par les télécoms et notamment les appels internationaux, véritables cash-cow du Trésor Public. Ainsi, en 2009, le secteur des télécommunication a rapporté à l’État 1,363 milliards USD pour un revenu total de 8,428 milliards USD et cela dans un environnement avec le ratio Dette/PIB qui s’est légèrement amélioré en raison non pas de la diminution des dettes publiques mais dans un contexte de croissance économique dans lequel le secteur des télécoms est très impliqué. (Source: http://www.blominvestbank.com/Library/Files/Uploaded%20Files/2010-09-Lebanese%20Government%20Revenues%202005%202009.pdf ). On peut donc constater que le secteur Télécom est un des éléments aujourd’hui essentiel au financement d’un état largement déficitaire avec un endettement de 132% par rapport au PIB, ce qui peut expliquer une certaine rigidité dans la gestion du risque de le développer tant au niveau des investissements publics nécessaires qu’au niveau du lancement de nouveaux services mettant à mal les sources de revenu existantes.

Le principal problème aujourd’hui quant à l’évolution de ce secteur est donc issu d’un manque de volonté de la part des parties prenantes quant aux changements structurels, pour faire évoluer le modèle économique actuellement en place et qui est désormais obsolète depuis de nombreuses années, le Liban ayant peut-être plus de 10 ans de retard aujourd’hui par rapport à ce qui se fait dans le secteur des télécommunications en Occident ou dans certains pays asiatiques. Si on observe les précédents qui ont eu lieu dans différents pays, la légalisation du VoIP marque donc la nécessité de faire bouger ces modèles d’affaires tant au niveau de l’état pour son mixe de ses sources que du coté des parties prenantes publics ou privés en raison de l’impact de sa généralisation tant sur le domaine du réseau fixe que sur le domaine du réseau mobile.

Les arguments que certains partis opposent à la légalisation du VoIP sont, par conséquent, erronés. La baisse des revenus sera compensée par le fait de devoir être toujours reliés et donc dépendantes des infrastructures existantes pour pouvoir l’utiliser. La légalisation du VoIP trouve ici donc son principal intérêt pour ces parties prenante, qui devront prendre toutefois conscience que  le principal coût qu’ils auront à assumer est son développement permanent, chose pour laquelle on peut et on doit toutefois s’inquiéter vu les nombreux précédents ou les efforts de modernisation ont été stoppés nets.

Ainsi, à coté d’un compte VoIP, le consommateur devra toujours avoir une ligne téléphonique fixe ou mobile qui reste payante par abonnement. Par conséquent, la même perte de revenus sera compensée par la nécessité de payer un nouvel abonnement pour bénéficier d’un numéro téléphonique. de même, le coût des télécommunication du réseau VoIP vers le réseau public peut se trouver payant ou gratuit, cela dépendra de l’arbitrage dans un sens ou dans autre des autorités publiques. Il existe donc différentes mesures et formules compensatoires.

De même, les prix des communications téléphoniques devront évoluer et ne seront plus en fonction de la distance, dans le cas des communications internationales notamment pour le Liban, ni en fonction de la durée de communication ou encore moins en fonction de l’heure d’appel, si on considère l’impact qu’a eu cette technologie sur entreprises de communications dans différents autres pays.

Les fournisseurs de ces services auront donc à réduire leur dépense vis-à-vis du cheminement des appels -c’est à dire du coût par minute pour nous consommateurs – pour vendre en réalité des services à valeur rajoutée. D’autres changements drastiques seront à effectuer sur le même thème, les fournisseurs devront se concentrer sur le prix des abonnements et des services disponibles, dont beaucoup pour le moment inexistant, et par conséquent trouver de nouvelles sources de revenus.

Le développement nécessaire  du VoIP devrait donc être accompagné par le lancement de nouveaux services afin de rentabiliser et de pérenniser l’installation et le développement des infrastructures , comme la téléconférence ou la télévision haut-débit, disponible par Internet comme c’est le cas dans de nombreux pays, donc en mettant à profit notamment la mise en place des réseaux à fibre optique et de la redondance au niveau interne du Liban ou de l’acquisition de nouvelles capacités en terme de bande passante au niveau des connexions avec l’international. Ces services peuvent constituer de nouvelles sources de financement de l’état et des opérateurs privés, chose que certains ont du mal à considérer peut-être en raison de l’absence d’expertise locale quant à ses services. D’ailleurs, l’ancien ministre des télécoms, Marwan Hamadé avait promis au lancement de l’ADSL en 2007 que ces services seraient rapidement disponibles. On peut donc s’interroger aujourd’hui sur les causes de cet échec.

Cependant, parmi les différents avantages pour le consommateur libanais, tant au niveau individuel qu’au niveau des entreprises, on peut citer d’un point de vue technique, que le VoIP apporte une sécurité supplémentaire quant à la protection des communications, celles-ci pouvant être cryptées. Outre le fait que l’efficacité économique s’en trouve être augmentée au niveau des entreprises, on peut également estimer que la baisse des coûts de communication favorisera le pouvoir d’achat de la population et par conséquent aussi indirectement la croissance économique comme déjà constaté dans l’exemple français sus-mentionné.

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François El Bacha
Expert économique, François el Bacha est l'un des membres fondateurs de Libnanews.com. Il a notamment travaillé pour des projets multiples, allant du secteur bancaire aux problèmes socio-économiques et plus spécifiquement en terme de diversité au sein des entreprises.

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